Égypte : les expériences d’un secrétaire d’ambassade

Par Patrick Hénault
Juillet 2023

Le Caire, juin 1967, au lendemain de la Guerre des Six Jours : un peuple ébranlé par une défaite militaire majeure, une armée considérée comme puissante anéantie en quelques jours, les ambitions internationales du pays et de son Raïs, le président Gamal Abdel Nasser, subitement évanouies.

Que retenir de ce premier poste d’un tout jeune diplomate entré au Département depuis un an à peine ?

Plusieurs vignettes surgissent pêle-mêle dans la mémoire du deuxième secrétaire (Sicritir el thani…) que j’étais alors. Elles me paraissent dessiner en creux les contours des mouvements qui vont, dans les années qui suivent, bouleverser les équilibres au Proche-Orient.

Les trois années de cette première affectation apparaissent, avec le recul, comme suspendues dans le temps. Alors que les plans de paix se suivent, du plan Jarring au plan Rogers, l’affrontement  avec Israël continue sous la forme d’une guerre d’usure perceptible du Caire entre survols à basse altitude de chasseurs-bombardiers soviétiques Sukhoi, à l’étoile rouge bien visible sur les ailes  (pour rassurer la population et signifier un avertissement à Israël) et bombardements israéliens à proximité de la capitale, y compris sur l’aérodrome militaire du Caire (dont ma femme et moi avons été témoins un jour en sortant d’une visite dans le quartier de Mataria), avec leur lot de dégâts collatéraux (de nombreux morts dans deux attaques sur une usine et une école). On assiste à l’emploi des premiers missiles sol-air dont les traces jaunâtres strient le ciel après le passage éclair des Mirages israéliens que l’on entend sans les voir.

Représentant l’ambassadeur à la consécration de la cathédrale copte de Saint Marc, dans le quartier populaire d’Abbasia, je me trouve avec le corps diplomatique tout près du président Nasser, situation exceptionnelle pour un diplomate junior dans un pays où le chef de l’État, compte tenu des circonstances, voit fort peu les chefs de mission. Taille et gabarit impressionnants, teint cuivré des fellahine (paysans de la vallée et du delta du Nil), nuque verticale dégageant une aura palpable de puissance absolue. Cette longue cérémonie, rythmée par les profondes mélopées de la liturgie orientale, sert à montrer l’unité du pays et la protection que les plus hautes autorités accordent à la minorité copte.

 Deux ans après, le chef de la révolution des officiers libres disparait alors qu’il tente de réconcilier l’OLP de Yasser Arafat et la Jordanie du roi Hussein lors du Septembre noir.

Quelques mois plus tard, à l’occasion d’un voyage à Akhmîm en Moyenne Égypte, près de Minya (où une mosquée recouvre l’ancien temple du dieu Min), nous passons une journée dans un village copte, très pauvre comme tous les villages de la région, difficile à distinguer des agglomérations à majorité musulmane, si ce n’est les croix qui surmontent le double clocher de la modeste église et, chez les habitants, un discret tatouage cruciforme au poignet. Conversation avec une paysanne dans sa maison, un abri au sol en terre battue où elle tient à nous servir le café, le plus coûteux de ses approvisionnements.

On l’appelle, selon l’usage, du nom de son fils ainé, Um El Dib (la mère du Loup). Paraissant très âgée mais ayant en réalité une quarantaine d’années seulement, elle est entourée d’une ribambelle d’enfants et nous parle à sa manière de la guerre. Elle prie pour qu’Israël « ne nous lance pas des pierres » : son fils vient d’être mobilisé sur le front du canal de Suez. J’ai rarement rencontré autant de majesté et de dignité.

L’Égypte ayant fermé le canal de Suez dès le début des hostilités en juin 1967, plusieurs navires marchands s’y trouvent bloqués, dont un navire des Messageries Maritimes, le Sindh. Il est ancré dans le Grand Lac Amer, près d’Ismaïlia, avec treize autres cargos. L’ambassade, après s’être heurtée à la réticence des autorités, peu désireuses de voir des étrangers se rendre sur le front, finit par obtenir que soit respecté son droit d’accéder régulièrement au cargo sous pavillon français.

La mission, assurée par deux diplomates de la Chancellerie dont parfois l’ambassadeur, François Puaux, commence à l’aube dans la banlieue sur la route d’Ismaïlia (normalement interdite) où un officier des renseignements militaires (Mukhabarat Al Harbiya Wal Istitla) nous prend en charge. Parcours en convoi d’une centaine de kilomètres dans la tiédeur matinale sur une route où la faible circulation est fréquemment perturbée, comme partout dans les riches terres agricoles du Delta, par d’imprévisibles traversées de bêtes, de paysans et d’enfants.

À l’approche du canal, présence militaire de plus en plus visible, avec une organisation du terrain à la soviétique, les emplacements de batteries et autres concentrations de forces masqués par d’immenses dunes artificielles dressées face au Sinaï que l’on finit par apercevoir dans le lointain une fois ces obstacles franchis. Nous sommes pris en charge par le shipchandler des Messageries et transférés par vedette sur le Sindh. Accueil chaleureux par l’équipage. Le commandant reçoit ce jour-là, pour ce qu’ils appellent leur grand’messe, les commandants des treize autres navires qui se sont organisés en Great Bitter Lake Association (GBLA). Cette petite communauté, à l’initiative naturellement du commandant de l’un des navires britanniques, s’est constituée en véritable club, avec rituels et cravate de rigueur…  Du navire immobilisé entre les deux armées, on peut examiner aux jumelles de marine les casemates de la Ligne Bar Lev créée par Tsahal. Les marins de la GBLA nous disent être témoins d’affrontements réguliers : échanges d’artillerie au-dessus du lac Amer, combats aériens. Au retour d’une de ces visites, à bord de la vedette de liaison, un tir israélien passe juste au-dessus de nos têtes pour éclater droit devant nous dans un remblai de protection. Fort heureusement, il ne s’agit pas du début de ce que les artilleurs appellent un tir de réglage, mais d’un coup isolé parti on ne sait pourquoi de l’autre rive.

Ces navires sont restés bloqués pendant huit ans. Ils ne devaient sortir du Canal de Suez qu’en 1975, après la guerre du Kippour au cours de laquelle, même si elle fut repoussée après avoir surpris Tsahal et infligé de lourdes pertes à l’adversaire, l’armée égyptienne sauvait l’honneur du pays et créait les conditions d’une négociation qui a abouti en 1977 à la spectaculaire visite en Israël du président Anouar el Sadate, successeur de Nasser.

Janvier 1968, six mois à peine après la guerre des Six Jours : une rencontre des plus marquantes, celle de René Dumont. Alors professeur à l’Agro, le futur candidat écologiste s’est rendu en Égypte, à la demande du président Nasser. Invité par le numéro deux de l’ambassade, Pierre Susini, à un déjeuner sous la tente à l’orée du désert près de Pyramides de Guizeh, il nous a résumé le rapport qu’il prépare pour le Raïs : l’Égypte mène deux guerres, une pour le développement du pays, l’autre contre Israël. Elle a les moyens de gagner l’une d’entre elles mais pas les deux. Il lui faut choisir. L’avenir lui donnera raison.

Je ne suis jamais revenu au Caire si ce n’est à l’occasion d’escales nocturnes lors de voyages vers l’Asie en Falcon de l’Armée de l’Air, pour y respirer, chaque fois avec la même intense émotion, son inoubliable parfum de terre, mélange hors du temps de la boue du Nil et des épices du Khan Khalil.