Mme de Staël vue à travers ses romans, par Nicolas Saudray
Juin 2020
La plus parisienne des Genevoises, Germaine de Staël (1766-1817), est la fille bien-aimée de Necker. Durant l’été de 1783, alors qu’elle a dix-sept ans, et que son père a dû quitter son poste de ministre des Finances à Versailles, elle rejette un projet de mariage avec… William Pitt le Second, déjà connu, pas encore fameux. L’union paraissait pourtant tout à fait possible : le prétendant était protestant comme elle, il n’avait que sept ans de plus, et la France venait de faire la paix avec la Grande-Bretagne. Dès son entrée dans la vie, la jeune personne manifeste ainsi son caractère volontaire. Six mois plus tard, voilà notre Pitt premier ministre à Londres. Germaine éprouve-t-elle des regrets ? On ne sait.
En fin de compte, elle épouse le baron de Staël-Holstein, simple ambassadeur de Suède auprès de Louis XVI. Cette fois, l’écart d’âge n’est plus de sept ans, mais de dix-sept. Sans doute la pétulante personne se dit-elle que cela lui donnera toute liberté de choisir ses amants, ce qu’elle aurait difficilement pu faire en qualité d’épouse du premier ministre britannique.
Germaine tient l’un des salons les plus brillants de Paris, foyer d’intrigues politiques. Elle écrit des nouvelles et quelques brochures, dont l’une sur Jean-Jacques Rousseau, son maître à penser. Comme beaucoup d’autres, elle applaudit les débuts de la Révolution, avant de s’en détourner. Elle doit émigrer.
Lorsqu’elle achève son premier roman, la tourmente est passée. On se trouve sous le Consulat. Mme de Staël a rouvert son salon parisien, repris ses intrigues. Depuis six ans, elle vit avec son compatriote Benjamin Constant, qu’elle a fait nommer membre d’une des assemblées législatives, le Tribunat. Mais en janvier 1802, le penseur est exclu pour mauvais esprit. En mai, comme pour compenser cette déception, la mort débarrasse Germaine de son vieux mari. En décembre, publication de Delphine.
Delphine, c’est elle, et ce n’est pas elle. Cette femme jeune et riche a elle aussi perdu un vieil époux. Mais la romancière lui prête une douceur, une délicatesse assez éloignées de son propre caractère.
Il s’agit d’un roman par lettres, d’une forme assez classique, dans la tradition de la Nouvelle Héloïse et aussi des Liaisons dangereuses. La généreuse Delphine dote une cousine pauvre, Matilde de Vernon, pour lui permettre d’épouser un intéressant jeune homme, Léonce. Puis elle fait la connaissance dudit jeune homme et regrette de ne pas se l’être réservé pour elle-même. L’inclination est d’ailleurs réciproque. Pour y faire échec, Mme de Vernon, mère de Matilde, qui tient au mariage de sa fille avec Léonce pour des raisons d’ordre financier, calomnie Delphine auprès du garçon. Dégoûté, celui-ci épouse Matilde, au grand désespoir de la calomniée.
On a soutenu que Mme de Vernon était un avatar de Talleyrand, alors ministre, et bien connu de la romancière, qui l’a protégé quelque temps. Peut-être les deux personnages ont-ils une ressemblance superficielle. Au fond, Mme de Vernon évoque plutôt la Merteuil de Laclos. Elle feint d’être l’amie de Delphine, gagne sa confiance et la dessert. Un peu plus tard, gravement malade, elle confesse ses fautes et meurt. C’est à mon avis la figure la plus réussie du roman.
Léonce comprend qu’il a été induit en erreur. Il s’arrange, bien que marié, pour vivre une partie de sa vie avec Delphine. Il nourrit un projet de divorce, mais c’est trop tôt. On se trouve au début de la Révolution, et l’Assemblée ne s’est pas encore résolue à voter une loi autorisant les époux à rompre leurs liens.
Matilde, qu’on pouvait prendre pour une jolie jeune femme insignifiante, révèle alors une personnalité inattendue. Enceinte de Léonce, elle va trouver Delphine et lui demande de se retirer. Bonne et scrupuleuse, mais désespérée, l’héroïne se soumet. Au grand chagrin de Léonce, elle part pour la Suisse.
Sans doute Mme de Staël aurait-elle bien fait d’en rester là. Nous bénéficierions d’un roman de bonne facture, cousin de la Princesse de Clèves.
Les invraisemblances s’accumulent, et le récit classique vire au romantisme échevelé. En Suisse, Delphine entre dans un couvent, se laisse convaincre d’y prononcer des vœux. Ce qui s’accorde mal avec ses convictions, car elle n’a rien d’une catholique dévote : elle dit toujours l’Être Suprême, jamais Dieu. Pendant ce temps, Matilde est morte, pour avoir voulu nourrir son enfant au sein au lieu de prendre une nourrice. En mourant, elle a conseillé à Léonce de se remarier avec l’excellente Delphine. L’enfant meurt aussi. Totalement libre, Léonce se précipite en Suisse, y retrouve sa dulcinée.
Horreur, elle porte le voile ! Qu’à cela ne tienne. La Constituante a aboli les vœux monastiques. Il suffit de revenir en France. Le couple sera régi par la loi française, et un mariage pourra être célébré. Mais il est trop tard. La Révolution, jusque-là très discrète à l’arrière-plan du roman, y fait irruption. Louis XVI a été renversé et emprisonné. Les massacreurs se déchaînent au début de septembre 1792. Mme de Staël, qui avait conseillé au roi de fuir, met dans ces pages beaucoup de ce qu’elle a vécu.
Léonce ne veut plus, ne peut plus rentrer en France. Il rejoint l’armée des Princes et est fait prisonnier, en Lorraine, par les républicains. Delphine arrive sur ses traces, supplie qu’on le libère, n’y parvient pas et s’empoisonne. Léonce est fusillé.
À la parution, la presse parisienne, qui se trouve dans une large mesure aux ordres du premier consul, attaque le roman. C’est surtout l’éloge du suicide qui lui est reproché. Mais cet acte participe d’une solide tradition littéraire : Shakespeare à maintes reprises, Racine avec la mort d’Hermione… En réalité, ce n’est pas l’ouvrage qu’on veut atteindre, mais la romancière, trop libre, trop remuante, trop « femme supérieure ». De plus, maîtresse du factieux Benjamin Constant, et fille du vieux Necker, qui s’est permis de publier des réflexions financières peu amènes pour Bonaparte.
Mieux valait s’en prendre au vrai défaut du livre, sa longueur. Mon édition de poche compte un millier de pages, dont la moitié aurait aisément pu être sacrifiée. Je reconnais néanmoins, en maints endroits, des bonheurs d’expression. Les nouveaux devoirs que j’ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir, écrit Léonce, jeune marié. Cependant, ne me refusez pas de le connaître. À quoi celle qu’il aimait répond : Je vous forcerai, je l’espère, à me rendre toute l’estime que vous me devez.
Deux ans et demi plus tard, en juin 1805, Benjamin Constant demande Germaine de Staël en mariage. Elle refuse cette chaîne. Les rôles se trouvent donc inversés par rapport au roman : l’homme est évincé, alors que précédemment l’héroïne s’était effacée. Si l’on en croit le roman Adolphe, écrit par Constant durant cette même année et publié en 1816, Germaine lui reprochait sa sécheresse de cœur. Il avait, semble-t-il, hésité huit ou neuf ans avant de présenter sa demande. Aucune parenté avec le bouillant Léonce.
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Alors que Delphine était un ouvrage classique glissant vers le romantisme, Corinne ou l’Italie (1807) est un OVNI. Mme de Staël a voulu faire de ce second roman un reportage sur la péninsule italienne, annonçant son grand reportage sur l’Allemagne, non romancé, de 1810. C’est même un guide touristique, d’un intérêt inégal. De Rome, elle ne dit rien qui retienne l’attention. Mais elle nous montre l’éruption permanente du Vésuve (depuis, ce volcan s’est rendormi, ce qui ne présage rien de bon). Et surtout, en peu de pages, elle nous peint de la république de Venise (en 1795, peu avant l’intrusion de Bonaparte), l’un des tableaux les plus judicieux que je connaisse.
D’une manière générale, les Italiens apparaissent sympathiques, malgré les défauts que l’auteure leur reproche – leur paresse et leur catholicisme ostentatoire.
Le reste du livre est un roman d’amour, envahi par la personnalité de Corinne. Il s’agit d’une femme de lettres, célibataire, un peu actrice, qui vit de ses rentes à Rome. Son prénom, choisi par elle, évoque une poétesse grecque du VI e siècle avant notre ère. Corinne est belle (beaucoup plus que Mme de Staël). Corinne récite ses vers et est applaudie. Corinne cite à tour de bras du latin, de l’italien, de l’anglais, si bien que le lecteur finit par s’écrier : Ça suffit ! Manque l’allemand, de façon surprenante, car c’était le côté vers lequel l’auteure penchait le plus.
Le héros, Oswald, jeune lord, ou plutôt laird car écossais, est venu en Italie pour son grand tour. C’est un garçon très sérieux, serviable et même secourable. Son arrivée est l’occasion, pour Mme de Staël, de dire du bien de la Grande-Bretagne, qu’elle connaît un peu, car elle s’y est réfugiée quelques mois après la chute de Louis XVI. Et ces compliments équivalent à une critique de la France.
Naturellement, Oswald tombe sous le charme de Corinne, qui le lui rend bien. Les deux tourtereaux se promènent dans la belle Italie. Pourquoi ne la demande-t-il pas en mariage ? Parce que son père, en mourant, lui a recommandé d’épouser une certaine Lucile. Cet empêchement fait sourire le lecteur du XXIe siècle. Même pour celui de 1802, la ficelle paraît grosse. En vérité, le jeune homme est falot, comme plusieurs amants de Mme de Staël.
L’affaire se gâte encore plus quand Corinne raconte sa vie à Oswald. On tombe en plein mélodrame. Italienne de mère, elle est britannique de père, et c’est la demi-sœur de la fameuse Lucile, « promise » d’Oswald.
Mais voici que ce garçon est rappelé outre-Manche, car son régiment va partir pour les Antilles. Corinne le voit s’éloigner en pleurant. Elle commet l’erreur de ne pas lui écrire. Oswald, en Écosse, revoit la fameuse Lucile, qu’il avait connue toute jeune, et qui a embelli. N’ayant pas reçu de courrier de Corinne, il se croit oublié d’elle et décide d’épouser sa promise d’origine.
L’intrépide Corinne se doute de quelque chose. Elle est encore, affirme la romancière, la plus brillante personne d’Italie. Elle traverse l’Europe, pousse jusqu’en Écosse et assiste, cachée, aux préparatifs du mariage. Héroïque, elle fait rendre une bague à Oswald, avec un message : Vous êtes libre. Puis repart sans s’être découverte. Malgré ces outrances, Mme de Staël parvient à toucher le lecteur.
Après son mariage, Oswald part pour les îles avec sa troupe. Il en revient quelques années plus tard. Lucile lui a donné une charmante petite fille. Mais sa santé à lui s’est détériorée, et il continue de penser à Corinne. Le soleil, assure-t-il, lui ferait du bien. Pourquoi pas un voyage en Italie ? C’est tenter le diable. Lucile consent néanmoins. À Florence, naturellement, le ménage tombe sur Corinne. Émaciée, minée par le chagrin ! Elle trouve encore la force de réciter ses vers à l’académie de la ville, devant un amphithéâtre bondé, et meurt après cette mise en scène.
Moins bavard que le précédent, ce roman ne compte, dans mon édition de poche, que six cents pages. Mais la part de l’arbitraire y est beaucoup plus forte.
Dès sa parution, Corinne connaît un vif succès. C’est l’une des premières victoires du romantisme en France, et le public attendait une telle œuvre. Napoléon, qui avait tenté de couler Delphine au temps où il était encore premier consul, cette fois ne se donne pas la peine d’intervenir. Il devrait pourtant prendre ombrage de ce roman dont le héros est un sujet britannique. Broutilles ! Il se trouve au sommet de sa gloire, et peu lui importe l’écrivassière.
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Mme de Staël, une victime des mâles, qui lui demandaient des services sans reconnaître son génie ? La vérité apparaît plus nuancée. Delphine n’est pas victime des hommes, mais des machinations de Mme de Vernon, et de sa propre délicatesse. Corinne, en revanche, est bel et bien victime de la faiblesse de caractère d’Oswald. Elle a néanmoins commis quelques erreurs.
Dans la vie réelle, Germaine est victime de la froideur de Benjamin Constant. Cela dit, cet esprit supérieur pouvait difficilement accepter une tutelle. Germaine est également victime de Napoléon Bonaparte, qui l’a exilée à plusieurs reprises. À vrai dire, il lui a rendu service, en la forçant à bien connaître l’Italie et l’Allemagne. Grâce à lui, elle est l’un des écrivains francophones les plus ouverts sur l’extérieur.
Sa fille, Albertine de Staël, dont le vrai père est Benjamin Constant, épouse le duc Victor de Broglie, premier ministre libéral sous Louis-Philippe. L’alliance du vieux sang piémontais avec celui des Necker fait merveille. Il produit d’abord le duc Albert de Broglie, premier ministre conservateur sous la Troisième République. Albert est lui-même le grand-père du duc Maurice de Broglie, spécialiste des rayons X, membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences (à distinguer de son cadet Louis, encore plus célèbre). Âgé de huit ans, Maurice regarde les portraits exposés dans le château familial et s’exclame : Je n’aime pas ce vilain gros Turc. C’est sa trisaïeule, enturbannée comme le voulait la mode du début du siècle.
Je ne laisserai pas le lecteur sur cette note ironique. Mme de Staël a écrit une phrase souvent citée, dont je ne retrouve pas la référence, mais qui porte bien sa marque : La gloire est le deuil éclatant du bonheur. Aurait-elle délibérément sacrifié celui-ci à ses œuvres ? Non, le bonheur n’était pas pour elle, et elle le savait. Pas très jolie, bientôt corpulente, et surtout trop impétueuse, asservissant ses amants, les terrorisant par des chantages au suicide. Elle a cherché la gloire parce qu’elle ne pouvait rien avoir d’autre.
Laissons le dernier mot à l’auteur de René, avec qui elle s’entendait assez bien. Les corps des époux Necker baignent dans une cuve de marbre noir remplie d’esprit-de-vin, afin d’éviter leur décomposition. Ce tombeau se trouve toujours dans leur parc de Coppet, au bord du Léman. En 1817, Germaine rejoint ses parents. On l’enterre au pied de la cuve. Puis le mausolée est scellé à jamais. Quinze ans plus tard, Chateaubriand y vient en pèlerinage, accompagné de Mme Récamier, grande amie de la défunte. Elle est seule admise auprès du mausolée, et son compagnon l’attend.
Mme Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre, elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est d’être véritablement aimé.
Lui, Chateaubriand, a été chéri de plusieurs femmes. Elle, Germaine, a ébloui des hommes, mais sans amour. Sauf tout à la fin, comme un rayon du soleil du soir, un officier italien du nom de Rocca, bien plus jeune qu’elle, blessé dans l’armée de Napoléon. Elle finit par épouser cette recrue sincère. Mais en secret, car Mme de Staël ne saurait devenir Mme Rocca.
En 1964, le mausolée de la famille Necker est endommagé par un attentat à l’explosif. À qui en veut-on ? Au banquier trop habile, malgré tout fidèle à Louis XVI ? Ou à sa fille, cette femme un peu trop supérieure ?
Les livres : Delphine et Corinne sont toutes deux disponibles en Folio.