Par Nicolas Saudray
Avril 2020
En ce temps d’épidémie meurtrière, il est bon d’écouter un Requiem avant de se remettre au travail. J’aurais pu choisir ceux de Berlioz et de Verdi. Superbes, mais fracassants. Même celui de Mozart a des accents de révolte. Alors, celui de Fauré ? Grande beauté un peu suave (surtout dans les mauvaises interprétations). Celui de Maurice Duruflé ? Attachant, parfait . Trop modeste, peut-être, pour pleurer sur un fléau mondial. En fin de compte, j’ai choisi le message de Brahms
On attribuera ce goût des Requiems à mes soixante-dix-sept ans. Mais, que diable, j’ai encore l’âge de lire Tintin ! Et ces déplorations de l’homme devant sa fin dernière se situent hors du temps. Celle de Brahms m’accompagne depuis un bon demi-siècle.
C’est d’ailleurs l’œuvre d’un homme encore jeune. Quand il s’y met, en mars 1866, il n’a que trente-trois ans. Selon ses confidences, il y pensait depuis la disparition de son bienfaiteur Schumann, dix ans plus tôt, alors qu’il avait lui-même vingt-trois ans. Et en 1859, il avait écrit un Chant funèbre (opus 13) sur des paroles allemandes du XVIe siècle : une œuvre peu connue aujourd’hui mais bien reçue en son temps. La mort de sa mère, en février 1865, semble donc avoir simplement cristallisé un projet latent. Et ne l’a pas empêché de composer, dans le même temps, des valses à quatre mains.
Saluons au passage la vieille maman Brahms, à Hambourg, épouse d’un violoniste qui a dix-sept ans de moins et finira par se séparer d’elle. Nous avons un portrait : maigre, anguleuse, pénétrée du sérieux de l’existence. C’est elle qui a donné à son fils sa solide éducation luthérienne. Brahms est comme foudroyé par ce deuil. Il s’écrie : « Je n’ai plus de mère, il faut que je me marie ». Il ne se mariera pas, et il écrira le Requiem.
Curieusement, les lieux de cette composition sont sans influence sur elle. Hors du temps, elle est aussi hors de l’espace. Allemand du Nord, Brahms s’était établi à Vienne, capitale de la musique (plus que Paris, qui alors est plutôt la capitale du spectacle). Il quitte temporairement son domicile et s’installe à Karlsruhe – chef-lieu d’un grand-duché de Bade encore indépendant de la Prusse – chez son ami le photographe d’art Allgayer. Puis le voilà à Zurich, où il prend pension, se promène, fait la connaissance de Wagner qu’il admire (alors que la postérité opposera les deux œuvres). Il a emprunté à la Bibliothèque municipale une énorme Concordance biblique pour repérer les passages dont il a besoin pour son Requiem. Un soir, chez un ami, s’étant aventuré trop loin de sa base, il renonce à y rentrer, se couche sous le piano à queue et y dort du sommeil du juste.
Il passe un heureux été de 1866 près de Baden-Baden, alors la plus lancée des villes d’eaux. Une société cosmopolite, en grande partie française, s’y réunit tous les ans. Elle ne se laisse nullement troubler par la nouvelle de la victoire prussienne de Sadowa, si lourde de conséquences. Le premier jet du Requiem est à peu près achevé. Brahms compose aussi quelques lieder.
Il n’est jamais malade. Il ne consulte jamais de médecin. En Suisse, il a laissé pousser une barbe épaisse, mais les cris d’horreur de ses connaissances, à Baden-Baden, le forcent à la raser.
En novembre, il fait une incursion à Mulhouse, encore français, et y donne un concert, comme pianiste, avec le violoniste Joseph Joachim, ami de toute une vie. Ce sera son seul contact avec la France, alors qu’au cours des années suivantes, il se rendra plusieurs fois en Italie.
Brahms rentre à Vienne, dans son petit logement de la Poststrasse – au quatrième étage, ce qui révèle que sa situation matérielle n’a rien de florissant. En décembre 1867, les trois premières parties du Requiem sont jouées au Redoutensaal de la capitale impériale. Échec, à cause du jeu excessif d’un timbalier. Peut-être aussi la Vienne de Johann Strauss fils (un ami de Brahms, au demeurant) est-elle un peu trop frivole.
Qu’à cela ne tienne. Le vendredi saint de 1868, l’œuvre est donnée presque complète à la cathédrale de Brême (luthérienne, en une ville plutôt calviniste). Sont inclus des intermèdes de Bach, de Haendel et de Tartini, ce qu’on n’oserait plus faire aujourd’hui. Brahms prend à son bras Clara Schumann, la veuve de son bienfaiteur, et remonte l’allée centrale. Un triomphe ! Il est sacré grand compositeur, à trente-cinq ans.
Il ajoute encore une partie avec un air de soprano, et le Requiem, définitif cette fois, remporte le même succès à Leipzig, en février 1869. Vienne devra attendre 1871. Et Paris, 1874 (car l’auteur est un compatriote des maudits vainqueurs de Sedan). Entre temps, Londres a bénéficié d’une version réduite avec deux pianos remplaçant l’orchestre, écrite par Brahms lui-même ; on continue de la donner aujourd’hui.
Un Requiem allemand. Pourquoi ce titre ? Tout simplement parce que les paroles sont allemandes (celles de la traduction de Luther), et non latines. Mais Brahms n’aimait qu’à demi cet intitulé. Il avait voulu composer pour tous.
Le choix des textes mis en musique résulte manifestement d’une recherche attentive de sa part. Ils proviennent de onze livres différents de la Bible, dont seulement deux Évangiles. Ni effroi ni terreur. Après un rappel de la misère de l’homme vient la consolation. Aucune allusion à Jésus.
Rapprochons cela du Chant du Destin, belle œuvre pour chœur et orchestre commencée par Brahms en 1868, alors qu’il attendait le fameux concert de Brême, et exécutée en 1871. Elle a été surnommée le Petit Requiem, car le climat musical est le même. Poème d’Hölderlin, mort fou. Des immortels qu’on imagine peu nombreux vivent dans un lumineux paradis, sans Dieu. Le commun des hommes est laissé dans l’attente et l’incertitude. Rien d’explicitement chrétien.
On ne peut donc éviter de se poser la question de la foi de Brahms. Il a dit à son ami et biographe Rudolph von der Leyen qu’il lisait la Bible tous les jours. À l’inverse, il a confié à son disciple Anton Dvorák, vers la fin de sa vie, qu’il avait trop lu Schopenhauer pour être religieux (ce qui a choqué son pieux interlocuteur). Deux affirmations nullement incompatibles.
Tous les grands chefs se sont fait un devoir, ou plutôt une joie, malgré la tristesse du sujet, de donner le Requiem. Celui d’Otto Klemperer a été enregistré en 1961, avec Elisabeth Schwarzkopf, soprano, et Dietrich Fischer-Dieskau, baryton, ainsi que le chœur et l’orchestre Philharmonia (formations londoniennes). C’était la version de référence.
Celle de Karajan venait en deuxième position. Il y a une trentaine d’années, je me trouvais avec une amie égyptienne au bord de la piscine du club Méditerranée du Caire (un ancien palais entouré de palmiers). Le préposé s’occupait du fond sonore et changeait les disques. Soudain, il nous a régalés du Requiem de Brahms, dans la version de Karajan. Inconscience de sa part ? Provocation ? Ou croyance qu’une belle musique ne pouvait que faire du bien. En tout cas, cette évocation de la mort n’a nullement gêné les baigneurs.
En 2017, la Tribune des Critiques de Disques a détrôné Klemperer, jugé un peu trop chargé, au profit de Philippe Herreweghe, le chef flamand, assisté de bons chanteurs peu connus, de la Chapelle Royale (chœur français), du Collegium Vocale de Gand et de l’orchestre des Champs-Élysées (enregistrement de 1996). Son interprétation a été estimée plus égale, plus sereine. Karajan a été ravalé au sixième rang. Quant à moi, je tiens les disques de Klemperer et de Herreweghe pour deux versions d’excellence ; l’une ne dispense pas de l’autre.
Le Requiem débute par une lente montée des profondeurs. Les violons et les clarinettes se taisent, laissant la parole au chœur et aux contrebasses. Aucun soliste. Selig sind, die das Leid tragen… Heureux ceux qui portent leur douleur (Matthieu, V, 5).
La deuxième partie est une marche funèbre. J’ai commenté, pour le site Montesquieu, celle de Johann Ludwig Bach, presque allègre. Ici, un lent piétinement se déroule dans la pénombre. Ou plutôt un balancement mélancolique, sans fin. Le texte, proche de l’Ecclésiaste, provient de la première épître de Pierre (I, 24) : Car toute chair est comme de l’herbe, et toute la grandeur de l’homme est comme les fleurs de l’herbe. Puis l’air de marche s’enfle, prend une autorité un peu menaçante. Mais une citation d’Isaïe (XXXV,10) adoucit le futur : Ceux que le Seigneur a rachetés reviendront, ils entreront à Sion.
Dans la troisième partie, l’homme interpelle son créateur en ces termes : Herr, lehre doch mich, dass ein Ende mit mir haben muss… Seigneur, fais-moi connaître ma fin, et quelle est la mesure de mes jours (Psaume XXXIX, 5-8). Klemperer a confié cette interrogation existentielle à Fischer-Dieskau, suppliant, presque déchirant. Insurpassable ! Le chœur reprend ce thème en hochant longuement la tête.
Le soliste rentre dans l’ombre, et le chœur se permet un apaisement, sous l’invocation d’un autre psaume : Comme tes demeures sont aimables, Seigneur (quatrième partie).
La cinquième s’ouvre par un air de soprano, spécialement dédié à la mémoire de maman Brahms. En somme, c’est elle, redevenue jeune et belle, qui chante sous l’apparence d’Élisabeth Schwarzkopf. Je vous consolerai, comme une mère console (Isaïe, LXVI, 13). Cette aria a été comparée à celles de Haendel et de Gluck. Elle s’en distingue par une fragilité voulue.
Et voici la sixième partie, la dernière. Elle débute par une marche, elle aussi. Puis le chœur appelle les trompettes du jugement. Mais elles résonnent beaucoup moins que chez Berlioz et Verdi, le chœur conservant la prééminence. Un point d’orgue : l’auditeur croit que c’est fini. La mélodie repart en douceur et s’achève de manière affectueuse. Selig sind die Toten, die in im Herrn sterben … denn ihre Werke folgen ihnen nach. Heureux ceux qui sont morts dans le Seigneur, car leurs œuvres les suivent (Apocalypse, XI, 13).
Brahms prend ainsi parti, consciemment ou non, dans un différend qui remonte aux origines du christianisme. D’un côté, saint Paul, renforcé par Luther et Calvin : c’est la foi qui sauve ; ceux à qui le Seigneur a accordé cette grâce font d’eux-mêmes de bonnes œuvres, et n’ont pas à être récompensés pour cela. De l’autre, Jean de Patmos, ouvrant la voie aux catholiques : nos œuvres nous suivent. Normalement, Brahms, de par sa formation, devrait être du côté luthérien. Mais il n’a pas la foi. En revanche, son œuvre, chaque année plus importante, voire essentielle, il le sait, témoigne magnifiquement pour lui. Ce n’est donc pas un hasard s’il conclut son Requiem par le verset capital de la révélation johannique.
Au long de ce parcours, l’auditeur n’a pas quitté les cimes. Après cela, nul besoin d’inventorier les faiblesses du genre humain, ses erreurs, ses folies. Ayant produit une telle musique, l’humanité se trouve justifiée, en dépit de tout.
Brahms a pris l’habitude de boire un peu trop. Elle n’est pas étrangère au cancer du foie qui se déclare au début de 1897, vingt-huit ans après l’achèvement du Requiem. Le voilà sur son lit de mort. Il réclame un doigt de son vin du Rhin favori. On lui tend un verre. Il boit et déclare, non pas Das ist gut, « C’est bon » mais Das ist schön, « C’est beau ». Ce sont ses dernières paroles.