Par Patrice Vignial
Octobre 2020
En 1966, nous étions dans des années d’investissements, de défis technologiques et de grands projets d’État (nucléaire civil, Concorde, plan Calcul, etc ). Le paquebot France naviguait entre Le Havre et New-York, et la France rayonnait dans le monde.
Un ancien projet de tunnel sous la Manche est alors revenu à l’ordre du jour. On en parlait depuis le début du XIXe siècle (projet d’Albert Mathieu Favier en 1801). Un accord avait été conclu à ce sujet entre Napoléon III et la reine Victoria en 1867, et une première galerie expérimentale avait été creusée en 1883. Le projet fut ensuite abandonné, face à l’opposition des militaires britanniques…
Cependant, en 1957, il est créé un Groupement d’Études pour le Tunnel sous la Manche (GETM). Puis une étude commune franco-britannique est décidée en 1965, menée du côté français par le Ministère de l’Équipement, à la tête duquel se trouve Edgar Pisani. Ce grand commis de L’État, plus jeune préfet de France en 1944, s’était fait connaître au Ministère de l’Agriculture dans les années 1960 pour la manière dont il avait défendu les intérêts de notre pays au sein de l’Europe des Six.
A la sortie de l’École, en 1966, j’étais attiré par cette personnalité et j’avais appris qu’une petite structure était en cours de formation au Ministère de l’Équipement pour l’étude du projet de Tunnel sous la Manche. J’ai donc demandé mon affectation à ce ministère.
Je fus nommé responsable d’un service d’études économiques rattaché à la Direction des Transports Terrestre du Ministère. Ce service s’est vu confier la coordination de l’étude du Tunnel, en relation avec le Ministère des Transports britannique.
Le travail fut effectué sous le contrôle d’une mission Interministérielle dirigée par le Ministère de l’Équipement et composée de la manière suivante :
- Ministère de l’Équipement (Edgar Pisani)
- Direction des Transports Terrestres (Philippe Lacarrière)
- Ministère des finances (M. Dargenton, Inspecteur des Finances)
- Inspection Générale des Ponts et Chaussées
Dans l’équipe que je dirigeais figuraient quelques jeunes ingénieurs des Ponts-et-Chaussées.
Du côté britannique, nos interlocuteurs appartenaient au Ministère des Transports, sous l’autorité de Mme Barbara Castle, ministre.
La question posée au départ ne portait pas uniquement sur le tunnel. On parlait à cette époque d’un « lien fixe » entre la France et la Grande Bretagne, situé à l’endroit le plus favorable (Calais – Douvres)
Trois projets se trouvaient en compétition :
-un pont sur la Manche, défendu par quelques grandes entreprises de travaux publics
-un tunnel routier, du type Tunnel du Mont Blanc
– enfin un projet de tunnel ferroviaire.
Les deux premiers projets bénéficiaient à l’époque d’un certain avantage psychologique dans l’opinion publique et dans les milieux politiques : la route correspondait au XXe siècle et à l’automobile triomphante. Le chemin de fer était un retour au siècle précédent, selon les partisans du pont et du tunnel routier.
Le projet de pont a tout d’abord été écarté pour des raisons techniques :
-risque de perturbation de la circulation automobile du fait de conditions atmosphériques très changeantes sur la Manche (pluie, brouillard, tempêtes)
– risque important d’accidents avec les navires circulant sur une des zones les plus fréquentées du monde.
Il restait un choix à faire entre tunnel routier et tunnel ferroviaire. A la suite d’études que nous avons réalisées avec l’aide d’ingénieurs et experts en circulation routière et en trafic ferroviaire, nous sommes parvenus aux conclusions suivantes, portant sur un ouvrage similaire dans les deux cas, par ses dimensions et le coût de l’infrastructure :
-dans le cas du tunnel routier, la capacité d’écoulement du trafic devait tenir compte de lourdes contraintes de sécurité de circulation et de pollution par les gaz d’échappement (vitesse limitée, distance minimale entre véhicules)
-le tunnel ferroviaire permettait de transporter les véhicules sur des rames spécialement conçues à cet effet, circulant à une vitesse très supérieure à celle du trafic routier ( entre 120 et 160 km) et rapidement chargeables grâce à des terminaux équipés de nombreux quais d’accès des véhicules.
La comparaison de la capacité des deux projets fut très éclairante : la capacité maximale du tunnel routier se situait autour de 800 véhicules /heure dans chaque sens .Celle du tunnel ferroviaire s’élevait à plus de 2500 véhicules/heure.
Il s’agit ici de chiffres correspondant à des automobiles. Les chiffres sont naturellement différents pour les poids lourds, mais la différence de capacité reste la même.
Dernier avantage du tunnel ferroviaire : faire passer des trains tant de passagers que de marchandises, reliant ainsi l’Europe continentale et ses capitales avec la Grande- Bretagne. Seul le tunnel ferroviaire pouvait donc assurer un véritable lien entre la Grande Bretagne et le continent.
Ce choix effectué il restait à définir :
le projet du tunnel proprement dit
l’organisation de l’exploitation future
les modalités de son financement
Concernant le tunnel lui-même , nos ingénieurs ont travaillé, en liaison avec des entreprises de travaux publics, pour aboutir au projet tel qu’il a été réalisé, c’est-à-dire deux tubes parallèles entourant un tunnel de service central, pour l’entretien et les secours éventuels. Le tunnel d’une longueur de 38 km sous la Manche, creusé dans la craie bleue du Cénomanien, relierait Coquelles (près de Calais) et Folkestone (près de Douvres), à une profondeur d’environ 40 m au- dessous du fond de la mer. Un premier appel d’offres fut lancé en 1967.
L’exploitation serait assurée par une société ad hoc, en association à parts égales entre la SNCF et British Railways.
Le financement, quant à lui, faisait l’objet d’un débat entre la partie française qui estimait que le tunnel proprement dit devait être financé par les États, alors que les Britanniques optaient pour un financement privé de l’ensemble de l’ouvrage.
Le travail préparatoire s’est déroulé sur environ deux années, entre 1966 et 1968.Des réunions avaient lieu régulièrement soit à Paris soit à Londres entre les deux équipes.
J’ai le souvenir de mon premier voyage, en wagon-lit, avec embarquement du train en pleine nuit sur un ferry. Je percevais de ma couchette le balancement du train flottant sur l’eau… L’Angleterre était vraiment une île ! Les voyages suivants se firent en avion.
Le travail avec nos homologues anglais fut très coopératif et, je dirais, très amical. Les réunions à Christopher House, siège du ministère britannique des Transports, sur la rive droite de la Tamise, étaient extrêmement détendues, voire plus. S’il y avait un match de cricket ce jour-là, nos amis travaillaient fort peu et tout se terminait en soirées arrosées.
L’ambiance était très différente du côté français où les réunions Bd St Germain étaient toutes empreintes du sérieux de notre fonction publique. Cela dit, les représentants anglais étaient toujours prêts à temps et leurs dossiers bien préparés.
J’ai gardé aussi le souvenir d’une réunion au sommet à Paris entre Edgar Pisani, imposant par sa stature et son autorité naturelle, et Mme Barbara Castle, rousse incendiaire et pétulante. Ce fut le choc amical mais musclé entre deux fortes personnalités, comme on n’en voyait pas souvent dans les relations internationales.
Du côté britannique, l’opinion publique restait réservée sur le projet. Nos amis insulaires y voyaient parfois une menace pour leur indépendance. Certains parlaient même d’un risque d’invasion de rats venant du continent..
Arrivant un jour à Heathrow et répondant à la question habituelle des douaniers sur l’objet de mon séjour, à savoir « A meeting concerning the Channel Tunnel Project », mon interlocuteur répondit qu’on en parlait depuis l’époque de Napoléon et qu’il faudrait encore attendre…
Cependant, en 1971, le Groupe du Tunnel sous la Manche, formé par la Société Française du Tunnel sous la Manche et la British Channel Tunnel C°, fut désigné comme maître d’œuvre. Je quittai le Ministère cette année-là.
Mais bien sûr l’histoire n’était pas terminée :
- en 1975, les Anglais abandonnent à nouveau le projet
- en septembre 1981, le nouveau gouvernement français relance les pourparlers ; le projet Eurotunnel est entériné le 20 janvier 1986 par les deux gouvernements, à la suite d’une rencontre entre François Mitterrand et la reine d’Angleterre ; les travaux sont lancés en 1987 et se terminent en 1994.
Suite au financement privé voulu par les Britanniques, la société Eurotunnel se retrouve avec une dette écrasante qui menace de la mettre en faillite dans les années 2000. Le cours en Bourse s’effondre et la dette est renégociée en 2006 avec les actionnaires. La société Eurotunnel devient bénéficiaire en 2011.