Mise en scène du siècle et de ses métamorphoses – 1

Par André Le Gall
Mai 2021

  I

    JUIN 40

      Septembre 1939. La guerre. Mon père, sous-officier au 48ème régiment d’infanterie (48ème RI), en garnison à Guingamp, Côtes du Nord, à présent Côtes d’Armor, a dû quitter la caserne en même temps que son régiment. Je n’en ai aucun souvenir. Je n’avais pas encore trois ans. Me demeurent cependant en mémoire une image et une sonnerie. L’image est celle d’une troupe gravissant je ne sais quelle colline par je ne sais quel chemin. La sonnerie est celle d’un clairon retentissant au-dessus des champs. Tout cela, incertain, flou, et cependant, insistant, persistant. Je suis donc resté avec ma mère dans la maison que nous avions en location à Loch-Ménard, hameau situé sur la commune de Grâces, à deux ou trois kilomètres à l’ouest de Guingamp. Aucun souvenir de l’hiver 1939-1940, sauf peut-être un nom : Narvik.

      La première image qui s’est implantée en moi, et qui s’y est établie durablement, définitivement, durement, c’est celle de camions qui roulent à toute allure en direction de Brest. Les camions doivent transporter des soldats.  Peut-il s’agir de l’armée française battant en retraite ? Je tiens, à la vitesse de leurs moteurs, qu’il s’agit des Allemands qui foncent vers la pointe de la Bretagne. Dans mon souvenir, y a-t-il des side-cars, engins motorisés qui permettraient d’identifier l’armée allemande ? Je ne saurais l’affirmer. Ce qui s’est imprimé dans ma mémoire, c’est la puissance du mouvement qui anime le convoi, c’est l’allure précipitée de sa progression. Apparemment, les unités qui le composent sont assurées de ne rencontrer aucun obstacle. Elles vont vers l’ouest sans aucune précaution militaire. Peut-être l’armistice est-il déjà en vue. Le maréchal Pétain l’a proposé dans son discours du 17 juin 1940. Le 22 juin, la convention sera signée à Rethondes dans le wagon où les plénipotentiaires alliés avaient imposé leurs conditions aux délégués allemands en novembre 1918.

LA BATAILLE DE FRANCE

      Promenade militaire de la Wehrmacht en mai-juin 1940 ? C’est bien ce que suggèrent les camions qui passent devant moi à Loch-Ménard. Que ce soient les Français qui fuient ou les Allemands qui arrivent, la rapidité du mouvement impose l’image d’une conquête foudroyante du territoire par l’ennemi. D’où le thème indéfiniment ressassé par les commentateurs, les historiens, les journalistes, français et étrangers, de la débâcle de 1940, de la déroute de l’armée française, de la fuite des régiments, officiers en tête, eux en voiture, la troupe à pied. Que le spectacle de désastre militaire que dépeint âprement Lucien Rebatet dans ses déplorables Décombres soit exact, il n’y a aucune raison d’en douter. Mais ce que Rebatet a vu au cours de la retraite de son unité depuis la région parisienne jusque dans le sud-ouest n’est qu’une partie de ce qu’il y avait à voir en France au cours de ces quarante jours. Il y a des choses qu’il n’a pas vues. Dans le procès que font à nos pères de petits plumitifs, bien calés devant leurs écrans d’ordinateurs, cette image d’une lâcheté collective des soldats de 1940 devant l’ennemi est l’une des plus perverses. Le réquisitoire contre la France de 1940 aura été inlassablement repris par des héros de plume et d’images qui ont pu diffuser leurs tendancieuses approximations en toute quiétude au fil des décennies.

      Il est vrai qu’en un peu plus d’un mois la bataille de France de mai-juin 1940 aura été perdue. Cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas été livrée. L’armée française s’est battue avec détermination. Pour s’en convaincre, il faut commencer par lire ce qu’en ont dit les généraux allemands. Le maréchal Rommel : « Sur les flancs de la Meuse, dans les fortifications de campagne et dans les maisons fortifiées, les soldats français ont combattu avec une extraordinaire habileté et opiniâtrement, et ils ont causé des pertes élevées à nos troupes. » Le général Guderian : « En dépit d’énormes erreurs tactiques du commandement allié, les soldats français de 1940 ont opposé une résistance extrêmement coriace, avec un esprit de sacrifice extraordinaire, digne des poilus de Verdun en 1916. »

      Le même Guderian assure que la campagne de mai-juin 1940 « a été marquée par une suite ininterrompue de combats particulièrement sanglants. » L’historien Dominique Lormier met en lumière une statistique qui, pour être sinistre, n’en exprime pas moins cet esprit de résistance du soldat de 1940 : « L’hécatombe de mai-juin 1940 est proportionnellement supérieure » à celles que les batailles de Verdun (1916) et de Stalingrad (1942-1943) ont provoquées. Le même historien expose que l’armée allemande a eu 49 000 morts et 163 000 blessés, les chiffres correspondants étant, pour l’armée française, respectivement, de 92 000 et 250 000. Le nombre de chars et d’avions ennemis détruits ou endommagés, soit respectivement 1800 et 1559, parle de lui-même. Ces chiffres sont bien la preuve que les fantassins, les tankistes, les artilleurs, les aviateurs se sont durement battus. L’Allemagne n’a gagné la bataille de France que par la supériorité de ses stratèges et de ses armements.

      A ce premier constat, s’en ajoute un second : la ligne Maginot, dont les vainqueurs rétrospectifs du combat perdu de l’an 40 ont dit tout le mal qu’il fallait penser, s’est révélée beaucoup plus efficace qu’on ne l’a dit. Si les chars allemands sont passés dans les Ardennes, c’est parce que les responsables français de la défense avaient décidé une bonne fois pour toutes que les Ardennes étaient infranchissables, et qu’il n’y avait pas lieu de s’attarder à y implanter les fortifications propres à la ligne Maginot. Les différents tronçons de cette ligne étaient eux-mêmes inégalement dotés en ouvrages de défense. Reste que, là où elle avait été édifiée avec la plénitude de ses équipements, la très discréditée ligne Maginot s’est révélée très difficile à franchir pour l’ennemi. Jusqu’à la date d’entrée en vigueur de l’armistice, le 25 juin, on s’est battu dans les différents secteurs fortifiés de la ligne Maginot. Les Allemands ne sont parvenus que très exceptionnellement à s’emparer des nombreuses positions défendues avec acharnement par des troupes qui, souvent, ne se sont rendues que sur injonction formelle du commandement français. Le 29 juin encore, celui-ci est obligé de donner un ordre exprès de reddition immédiate pour que toutes les unités de la ligne Maginot mettent fin à la lutte. La vérité, que les opérations de mai-juin 1940 auront révélée, c’est que la principale faiblesse de cette ligne était sa discontinuité, ses intermittences. Les malheureuses statistiques de la mort que livrent les archives de ce tragique printemps à ceux qui veulent bien les consulter suffisent à disqualifier le ton de condescendance accablée des commentaires dont on accompagne volontiers aujourd’hui les bandes d’actualités de l’époque.

      Quant aux chiffres relatifs aux prisonniers capturés par les Allemands, il faut les considérer à la lumière de la chronologie. Le maréchal Pétain, dans son discours radiodiffusé du 17 juin 1940, prononce la phrase fatidique : « C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat ». Sur les             1 5000 000 soldats français faits prisonniers en mai-juin 1940, 1 100 000 l’ont été entre le18 et le 25 juin, c’est-à-dire entre la date du discours et l’entrée en vigueur de l’Armistice. Comment continuer à se battre lorsqu’un maréchal de France, chef du gouvernement, vous invite à mettre fin à la lutte ? L’étonnant est que, même après cette annonce, de nombreuses unités aient continué le combat. L’incompréhensible est que cet ordre n’ait pas été précédé d’une consigne de repli général qui eût peut-être épargné la captivité à des centaines de milliers de militaires français.

      Quoi qu’il en soit, la défaite de 1940 ne fut pas une débandade, et l’honneur des combattants de mai-juin 1940, s’il n’est pas à l’abri des calomnieuses assertions dictées par l’ignorance ou la mauvaise foi, finira, au vu des faits et des statistiques, par se rétablir dans sa plénitude.

LE 48ème REGIMENT D’INFANTERIE

      Quant au 48ème RI, la consultation des sources permet d’en suivre les pérégrinations. Le régiment, en 1939, est placé sous les ordres du lieutenant-colonel de Rosmorduc. En manœuvre à Coëtquidan au moment de la déclaration de guerre, il est rappelé à Guingamp. Il constitue avec le 65ème et le 137ème RI, la 21ème division d’infanterie. La division, aussitôt la guerre déclarée, rejoint la frontière dans la région de Sarreguemines.  L’état-major français avait conçu un plan d’invasion de la Sarre dont l’objet était de fixer à l’ouest une partie des forces de la Wehrmacht afin de soulager d’autant l’armée polonaise sur laquelle on comptait pour tenir au moins pendant trois ou quatre mois. Le 9 septembre, la 21ème DI franchit la Blies et s’avance au nord de Bliesbruck. La résistance est faible. Mais les Allemands ont truffé la zone de mines qui font de nombreuses victimes en quelques jours. La pénétration s’opère sur environ 5 à 8 km.

      Le 13 septembre la 21ème DI reçoit l’ordre de s’arrêter sur place. C’est que l’armée polonaise est déjà pratiquement vaincue. Pour achever le désastre, le 17 septembre, l’Armée rouge entre en Pologne en vue de faire sa jonction avec la Wehrmacht selon les termes du pacte germano-soviétique conclu le 23 août précédent à Moscou. Du coup, l’état-major français juge que le soutien à la Pologne n’a plus d’objet. Le retrait des troupes françaises du territoire allemand est programmé. La 21ème DI est placée en réserve. Les déplacements se font à pied. C’est la rage au cœur que les soldats bretons se replient. L’opération a déjà fait de nombreuses victimes du fait des mines et des bombardements. L’abandon du terrain conquis est vécu comme une sanglante incohérence imputable au commandement.

      Le regroupement de la 21ème DI se fait au sud-ouest de Lunéville au terme d’une marche harassante sous la pluie. La division est ensuite dirigée sur le Pas-de Calais. C’est là, après l’hiver de la drôle de guerre, que la guerre rattrape les régiments de la 21ème DI. Le 10 mai 1940, date de la grande offensive allemande, le 48ème RI est envoyé en Belgique. On le retrouve en France dans la dernière décade du mois de mai, livrant bataille aux unités allemandes qui foncent vers la mer. Le 23 mai, le 48ème RI combat à Lumbres. Les pertes sont lourdes. Affaiblis par ces affrontements sanglants, les hommes du 48ème RI sont capturés à Witterness. Les prisonniers sont conduits en Allemagne dans des conditions de marche et de ravitaillement dramatiques. La mort saisit bon nombre d’entre eux, épuisés de fatigue et de faim. Puis les prisonniers seront transportés, cette fois en wagons à bestiaux, en Prusse-Orientale, aussi loin qu’il est possible de la France. Et c’est pourquoi les mots de Poméranie et de Mecklembourg, inclus dans l’adresse de l’adjudant Jean-Marie Le Gall, s’engouffreront dans ma mémoire d’enfance.

      Prisonniers oui. Mais après des combats dont l’acharnement se grave dans la pierre des monuments aux morts.

      En septembre 1939, le cimetière du hameau de Weidesheim, commune de Kalhausen, en Moselle, a abrité pendant un temps la sépulture de 39 soldats français. Bon nombre d’entre eux avaient des noms à consonance bretonne. Au total, dans ses opérations en Sarre, la 21ème DI a eu 115 tués. En mai 1940, ont été inhumés au cimetière de Blessy 78 soldats appartenant au 48ème RI. Dans l’église, un calvaire breton voisine avec une plaque où sont inscrits les noms des 78 fantassins morts pour la France. A l’entrée du cimetière de la commune de Witterness, on peut voir une plaque portant l’épitaphe suivante : « La commune de Witterness et le Souvenir français à la mémoire des 13 soldats bretons morts pour la France aux combats du 23 mai 1940. »

      Morts pour la France. Ces faits d’armes qui n’empêchent pas que la bataille de France n’ait été perdue suffisent à protéger la mémoire des soldats de 1940 du discrédit dont on ne cesse de les accabler.

                                                                                                                                                     LOCH-MENARD

      Jours de défaite : à Loch-Ménard, en ce jour de juin 1940, c’est bien un déferlement de la Wehrmacht qui s’opère ou qui s’annonce. Submersion de la France par l’armée allemande. Cette image-là se grave au plus profond de nos mémoires d’enfance, sans que, sur le moment, aucune compréhension de l’événement ne vienne éclairer l’impression brute. Ce n’est que bien des années plus tard que l’image revêtira sa pleine, son écrasante signification, celle de l’ennemi vainqueur foulant le sol de la patrie vaincue. Cette conscience de l’intolérable humiliation que constitue l’intrusion d’une armée victorieuse sur son propre sol, vécue par les jeunes gens et les enfants de 1940, gouvernera longtemps leur comportement. Leur révulsion à l’égard de toute forme d’asservissement imposé par la force surplombera les années de la Guerre froide.

      Refus sans condition de la domination étrangère, certitude que tout vaut mieux que la soumission au vainqueur, conviction que l’ordre imposé par la contrainte est un attentat à la dignité de chacun et à l’honneur de tous, d’où cette persévérance acharnée dans la défense de la libre disposition de soi : ce fut pendant un temps l’héritage moral de la défaite de 1940, et c’est pourquoi l’on vit, un jour de 1994, la puissante, la menaçante Armée rouge dont, quatre décennies durant, on avait craint l’irrésistible déferlement en direction de l’Ouest, c’est pourquoi un jour de 1994 on la vit s’ébranler, mais c’était en direction de l’Est.

Le Mur était tombé en novembre 1989. La paix avait été signée avec l’Allemagne en septembre 1990. Quatre décennies et demie de face-à-face, et l’ombre du communisme soviétique cessait de planer sur l’Europe avant de se dissiper en 1991 au-dessus de la Russie elle-même. Les peuples du milieu du siècle avaient engrangé pour jamais la vision de l’Europe asservie à l’Allemagne par la victoire de la Wehrmacht. Ces camions qui roulaient sur nos routes en ces jours de juin 1940, c’était sur nous qu’ils roulaient. Ces soldats qu’ils transportaient, c’était nous qu’ils piétinaient. Cela ne devrait plus se reproduire. Jamais.

MERS EL-KEBIR

     Juillet 1940. Kérivin ar chas est le nom de la ferme située sur la commune de Plougonvelin, à l’ouest de Brest, que tenaient mon grand-père et ma grand-mère maternels. La commune de Plougonvelin, dont les limites sont distantes d’une quinzaine de kilomètres de celles de Brest, comprend les dernières terres de la Bretagne avant la mer, englobant la pointe Saint-Mathieu : un phare, une abbaye en ruines depuis des siècles, une chapelle, des murs, le vent. C’est là qu’est né mon grand-père, en 1881, à Kérautret, l’une des ultimes fermes avant d’arriver à la mer. La défaite consommée, mon père prisonnier en Allemagne, ma mère avait jugé que le mieux pour elle et pour moi était de revenir vivre chez ses parents, dans la ferme où elle était née et où elle avait grandi, à Kérivin. Par rapport à Kérautret, Kérivin se situe à l’autre extrémité de la commune. La distance entre les deux fermes est d’une dizaine de kilomètres. Ma mère avait vingt-six ans. Cela se passe quand ? J’ai deux repères. D’une part, les camions qui roulent dans ma vidéo d’enfance vont en direction de Brest : c’est donc que je me trouve encore à Loch-Ménard près de Guingamp. D’autre part, lorsque le nom de Mers el-Kébir investit ma mémoire, je pense que je suis déjà à Kérivin ou que je suis en train d’y arriver. C’est donc fin juin début juillet 1940 que nous avons dû quitter Guingamp pour nous transporter à Plougonvelin.

      Le canton de Saint-Renan où se trouve Plougonvelin fournissait à la marine de guerre un grand nombre de marins et d’officiers mariniers. Les épouses, les mères, les pères, les frères restés au pays suivaient avec avidité les événements maritimes. Le port de Brest était au centre de l’activité de l’arrondissement. Or, le 3 juillet 1940, s’accomplit à Mers el-Kébir, port d’Oran, un événement militaire au retentissement incalculable. L’amiral commandant la flotte française ayant refusé l’ultimatum anglais, la marine britannique envoie par le fond le cuirassé Bretagne et touche les cuirassés Dunkerque et Provence. Quatre morts pour la seule commune de Plougonvelin. Au total près de mille trois cents marins tués, noyés ou portés disparus, trois cent soixante-dix blessés, brûlés, estropiés. Les marins de Mers el-Kébir envahissent la conscience de la France. Tandis que l’ennemi établit sa domination sur le territoire métropolitain, l’allié détruit notre flotte dans le port d’Oran.

         « Agression délibérée des forces navales anglaises contre notre escadre d’Oran » s’indigne L’Ouest-Eclair. Dans l’arrondissement de Brest, les quatre syllabes qui forment le nom funèbre retentissent avec une puissance, une force, une violence qui en font comme une sonnerie aux morts. Succédant aux médiocres agitations politiciennes de l’entre-deux-guerres, la Grande Histoire, avec la défaite militaire en juin et Mers el-Kébir en juillet, ravage le champ de vision des Français. Deuil, colère, stupeur, l’indignation est totale. Ces morts de Mers el-Kébir sont un attentat contre une France que les Allemands viennent de mettre à terre. L’on tient que les Anglais, nos alliés il y a encore quelques jours, viennent de donner libre cours à leur hostilité viscérale à l’égard de la marine française, la flotte rivale, plus puissante qu’elle ne l’a jamais été et qu’elle ne le sera jamais, la plus belle flotte que nous ayons jamais eue. On ne doute pas que l’atavique malveillance britannique n’ait trouvé ici à s’exprimer. Que la préoccupation de Churchill ait été de prévenir la mainmise allemande sur les navires français (mais l’Armistice excluait formellement une telle mainmise), rien de tout cela ne comptait. Ce qui comptait, c’étaient ces marins morts, ces blessés et ces brûlés, ces bateaux engloutis, éventrés, et que tout cela fût le fait de l’allié anglais.

         Alors Mers el-Kébir était une rumeur qui enveloppait l’arrondissement de Brest, c’était une véhémence qui, pour l’enfant de trois ans et demi, réfugié sur la terre maternelle, grondait comme un roulement de tonnerre sans autre signification que le roulement lui-même. Les quatre syllabes envahissaient l’âme, se gravaient pour jamais dans la mémoire, mobilisant toutes les émotions de la tragédie historique. Quelque chose pénétra dans la conscience de l’enfant qui ne s’effacerait pas, qui confèrerait aux années de guerre à venir leur puissance dramatique, leur dimension épique, un caractère de grandeur unique à quoi rien dans les décennies qui suivront ne se pourra comparer. Mers el-Kébir, c’était la soudaine projection des malheurs héroïques au cœur de l’enfance.

ARRIERE-GRAND-PERE, GRANDS-PARENTS, ONCLES, TANTES, COUSINE,
MERE ET FILS

      Kérivin 1940. La maison datait de 1843. La date inscrite dans la pierre a été, au moins pendant un temps, occultée par l’effet d’un coup de truelle mal inspiré. Mais elle demeure, gravée au-dessus de la porte. Jouxtant l’étable, il y avait une maison dite Ty Coz, la vieille maison, qui avait dû servir d’habitation jusqu’à l’édification du nouveau bâtiment en 1843. La maison de Kérivin est toujours là. Tout le reste a été changé dans la décennie qui a suivi la guerre. Les routes d’accès ont été élargies, et leurs revêtements adaptés à la circulation des tracteurs et des automobiles. Les chemins creux et pierreux de 1940 ont disparu. Les terres ont été remembrées. En 1940, le sol de la maison était en terre battue. Les dalles en ciment ne sont venues qu’en 1945 en même temps qu’était réorganisé le rez-de-chaussée : évacuation des lits clos, élargissement de la salle commune, aménagement d’une petite salle à manger. Mais durant la guerre, les lits clos encadraient la salle commune où les repas réunissaient la très nombreuse famille des Lannuzel, des Lars et des Gouriou.

      Il y avait là mon grand-père, Yves Lannuzel, âgé de 59 ans, originaire de la ferme de Kérautret qu’il avait quittée pour épouser ma grand-mère, une demoiselle Gouriou, née en 1890. Il y avait leurs huit enfants, rassemblés par la guerre.

      Ma tante Marie, épouse de Jean-Marie Lars, fermière à Kérivin jusque vers 1975, était l’aînée. Personne haute en couleurs, le verbe ferme, la réplique vive, adoptant volontiers un ton d’autorité qui n’en faisait pas une autoritaire, notre tante Marie, elle-même sans enfants, a laissé à ses innombrables neveux et nièces une image de générosité, de présence affectueuse, le souvenir aussi de singularités de comportement qui font la joie des remémorations familiales. 

      A Kérivin, en 1940, il y avait aussi ma tante Germaine dont le mari, frère de mon père, était officier-marinier sur le Tourville, l’un des bateaux de l’escadre commandée par l’amiral Godefroy, retenue par les Anglais dans la rade d’Alexandrie. Il y avait leur fille, Jeanine, ma cousine, de trois ans ma cadette. Il y avait mes deux autres tantes, Simone et Louise, couturières de métier. Il y avait mes oncles, Joseph, René et Jean, ce dernier encore pensionnaire au début de l’Occupation à l’école Saint-Pierre de Plougastel-Daoulas. Il y avait aussi mon arrière-grand-père, le père de ma grand-mère, qui était né sous le Second Empire, et qui devait mourir pendant la guerre. Il y avait ma mère, et, accroché à elle, lié à elle par toutes les fibres de l’être, il y avait moi. En tout quatorze personnes vivant sur une ferme d’une vingtaine d’hectares, avec des champs de blé, d’orge, d’avoine, des prairies, des garennes, une quinzaine de vaches, une grosse demi-douzaine de chevaux, des génisses, des veaux, des poulains.

LES CHAMPS ET LES BETES

      Le temps était rythmé par les fenaisons, les moissons, les semailles et les récoltes. Pour travailler la terre, il y avait des charrues, des herses, une machine à arracher les pommes de terre, auxquelles on attelait des chevaux. Il n’y avait dans la ferme qu’un seul moteur, un moteur Bernard qui, à chaque moisson, mettait en mouvement une batteuse plantée au milieu de l’aire. Tout le travail se faisait par la main humaine et la traction animale, selon des pratiques et des traditions très antiques sur lesquelles veillait mon grand-père. L’économie était fondée sur l’autoconsommation. Le fumier provenant de l’écurie, de l’étable et de la porcherie fournissait l’engrais. Chaque jour, on ramassait les déjections naturelles et les litières souillées des animaux, et on les mettait en tas pour qu’elles fermentent. A cet engrais d’origine animale, on en ajoutait un autre d’origine maritime. Une ou deux fois par an, on allait récolter du goémon sur les rochers bordant la mer et découverts à marée basse. C’était l’occasion d’atteler une charrette et de se rendre à la plage de Porsmilin distante de la ferme d’à peu près deux kilomètres. Bien entendu je participais à cette festivité. A Porsmilin, mes activités ludiques ne se limitaient pas à la seule exploration de la mer, du sable et des rochers. Il y avait sur la plage une carcasse de bateau, abandonnée à la rouille et aux marées. Il s’agissait d’un grand navire doté de hautes structures métalliques, dont je n’ai jamais connu l’histoire : vaisseau de guerre coulé par une torpille ennemie, bateau de commerce venu s’échouer là entre les deux guerres ? Ce qui est sûr, c’est que la carcasse était à l’abandon, et qu’elle offrait à un petit garçon curieux et actif des ressources en recoins à explorer particulièrement appréciées. Longtemps après la guerre ce navire a occupé la plage. Puis il a disparu.

      Fumier et goémon suffisaient à fertiliser les terres labourées. Cette autosuffisance faisait qu’à Kérivin il n’y avait que peu d’argent à circuler, seulement celui qui provenait de la vente des bêtes et des grains. L’argent n’était pas le principal régulateur de l’activité.

      Ce monde que j’ai connu de 1940 à 1944  est un monde entièrement disparu, et qui ne subsiste que dans ma mémoire. Ni électricité, ni radio, ni automobile. Pour s’éclairer, des bougies montées sur des bougeoirs, une grande lampe à huile dans la salle commune. Pour aller et venir les dimanches et les jours de foire, une voiture entretenue avec soin, tirée par un cheval revêtu de harnais bien lustrés, de beaux harnais pour jours de fête. Et, pour la jeune génération, des vélos.

RYTHMES ET TRAVAUX

      Un monde soumis à l’alternance des saisons, dépendant de la pluie et du beau temps, un monde ordonné, moralement structuré par le catholicisme, gouverné par le principe d’autorité, autorité du père et de la mère sur les filles et les fils, mon grand-père exerçant la sienne de manière assez ferme, ma grand-mère selon les intuitions de sa bonté naturelle qui était grande, tout un groupe humain discipliné par des rythmes fixes, quatre repas par jour, le matin, le midi, au milieu de l’après-midi, le soir. Entre les repas, travail dans les champs pour les hommes, autour de la maison pour ma tante Marie qui, avec son mari, avait vocation à reprendre l’exploitation quand mon grand-père et ma grand-mère passeraient la main. Quant aux quatre autres filles, leur activité s’accomplissait à l’étage de la maison. Là se rassemblait un sous-groupe féminin exempté d’activités agricoles, et particulièrement attaché à cette exemption. Deux des participantes, ma mère et ma tante Germaine, vivaient des délégations de solde que leur allouait l’Etat pour leurs maris militaires, mon père prisonnier des Allemands en Poméranie, mon oncle Jean-René retenu par les Anglais à Alexandrie.

        De celui-ci, on disait qu’il était prisonnier des Anglais, et qu’il était sur le Tourville. Tout au long de la guerre, cette formulation m’a posé un insoluble problème intellectuel. Je savais que le Tourville était un bateau. Des bateaux, j’avais pu en voir ancrés le long de la plage du Trez-Hir, mais c’étaient des barques de pêcheurs avec un mât d’un mètre ou deux. J’imaginais donc mon oncle sur le Tourville, c’est-à dire perché au sommet d’un tel mât, dans une position nécessairement inconfortable et, à vrai dire, difficilement praticable. Je suppose que personne ne s’était avisé de me dire que le Tourville était un croiseur lourd de près de 200 mètres de long, aux structures sans rapport avec celles des bateaux de pêche que je voyais allant et venant dans la rade, ayant plutôt l’allure des navires allemands, omniprésents eux aussi dans les eaux brestoises. Les deux sœurs étaient des dames Le Gall, ayant épousé deux frères issus d’une autre ferme de Plougonvelin, située au lieudit Lesvinizi (Lesminily).

      Les deux autres sœurs, Simone et Louise, plus jeunes et célibataires, s’adonnaient à des activités de couture. Il s’agissait de vraies professionnelles. Leur savoir-faire s’étendait à la confection non seulement de robes et de manteaux, mais encore de costumes masculins. Leur habileté au travail était tout à fait remarquable. La complicité entre les quatre sœurs réunies à l’étage entretenait une atmosphère chaleureuse dont je profitais volontiers lorsque j’avais épuisé les inépuisables divertissements de la ferme.

      Les travaux des hommes dans les champs, le talent de ma mère pour le tricot, la qualification de mes tantes pour la confection, l’activité de ma tante Marie autour de la maison et dans les étables, la tenue du foyer et la préparation des repas par ma grand-mère, tout ce concours d’activités complémentaires faisait de Kérivin une unité économique à peu près autonome.

LE TEMPS INFINIMENT LONG DE L’ENFANCE

      C’est dans ce monde que l’enfant de 1940 s’est trouvé  immergé pendant plus de quatre années, intégré à une communauté paysanne tributaire des rythmes contraignants de la nature. C’est là, dans ce monde disparu, qu’il a jeté l’ancre pour la vie, là que sa mémoire a commencé d’engranger les mots et les images qui composent ses souvenirs, au fil d’un temps infiniment long, le temps toujours recommencé de l’enfance, là que sa conscience s’est éveillée, s’est immobilisée, en sorte que, trois quarts de siècle plus tard, c’est encore là qu’est sa vraie terre de naissance encore que le hasard  des affectations militaires l’ait fait naître à cent kilomètres plus à l’est, à Guingamp. Les troupeaux de vaches à conduire dans les garennes ou sur les parcelles de trèfles, les chevaux dételés de la charrue, revenant à l’écurie pour le foin et pour l’avoine, les porcs se ruant en grognant hors de leurs crèches pour fouiller de leur grouin l’enclos affecté à leurs ébats boueux, les veaux et les poulains s’exerçant à tenir sur leurs jambes incertaines, et bientôt excités par leurs propres cabrioles, eux aussi unis à leur mère par un lien vital, cinquante mois durant, ces allées et venues quotidiennes des hommes et des bêtes, ce retour des saisons, les moissons succédant aux fenaisons, le relâchement des activités hivernales aidant à reprendre souffle après les ensemencements de l’automne, le renouvellement des troupeaux s’opérant par l’incorporation des génisses et des pouliches nées quelques mois plus tôt, les prairies verdoyantes du printemps, les blés mûrs de l’été , toutes ces réalités multiples et identiques d’année en année s’imbriquèrent pour former les grands fonds d’immersion au sein desquels l’enfant de 1940 établit sa demeure. Ce mouvement continu et répétitif qui l’enveloppait lui fournissait un constant divertissement au cœur du temps sans fin de l’enfance.

      Tout ce qui touchait aux reproductions animales lui était soigneusement caché, et quand on tuait le cochon, le spectacle de la mise à mort lui était non moins soigneusement épargné, mais non les cris de l’animal immolé qui finissaient par s’affaiblir puis par cesser tout à fait.

      Il y avait la baratte pour fabriquer le beurre, les seaux de lait que la traite des vaches emplissait deux fois par jour, il y avait l’âtre où brûlait le feu qui réchauffait le rez-de-chaussée de la maison en même temps qu’il chauffait la marmite où se préparaient les repas. Il y avait ces grosses bêtes, attachées à la routine qui présidait à leur existence, vaches cheminant d’un pas tranquille dans les chemins creux, chevaux de trait sur lesquels des oncles complaisants me hissaient parfois, pour ma plus grande satisfaction. Cela me valut une ou deux chutes qui, apparemment, ne laissèrent aucune trace.

      Ce qui, en revanche, aurait pu laisser une trace définitive, c’est l’accident auquel la vigilance de ma mère et des grandes personnes me donna d’échapper. C’était au temps des moissons. La faucheuse venait de s’immobiliser dans le champ. La coupe des blés avait pris fin. Mon oncle Jean-Marie Lars, mari de ma tante Marie, s’apprêtait à conduire l’attelage pour rentrer à la ferme. Le siège à côté du sien étant libre, je me portais véhémentement candidat à l’occuper. Ayant essuyé un refus raisonné, je dus me résigner à suivre le commun des moissonneurs, c’est-à-dire à rentrer à pied derrière la faucheuse. Au détour d’un chemin, les deux chevaux, subitement pris d’une peur irrépressible pour une raison totalement inconnue, furent emportés dans un emballement si violent que, dans leur élan, ils parvinrent à rompre leurs harnais, laissant sur place la faucheuse bloquée par une énorme pierre à l’entrée d’une garenne. Mon oncle fut précipité de son siège à terre, son alliance brisée par l’une des dents du couteau. On retrouva les chevaux paissant tranquillement à trois ou quatre cents mètres de là. Je suppose que ce jour-là je l’ai échappé belle.

       Il y avait d’autres bêtes à Kérivin, de taille plus modeste mais dont la présence ne se laissait pas oublier. Les chiens de garde qui se sont succédé à l’entrée de la cour se dépensaient sans compter en aboiements rageurs lorsqu’un inconnu se présentait au seuil de la ferme ou lorsque certains animaux leur passaient sous le museau à l’occasion des déplacements quotidiens du bétail domestique. Les allées et venues des porcs, en particulier, déclenchaient chez eux une colère frénétique. 

       Il y avait aussi des chats qui, si méfiants qu’ils fussent à l’égard des humains, n’oubliaient cependant pas de paraître à l’heure des traites pour laper goulument le lait auquel ma tante Marie leur permettait d’accéder. Je me souviens du nom de deux d’entre eux, Boulgris et Bouldu. Le premier était de couleur grise, le second de couleur noire – du en breton.

      Mon arrière-grand-père évoquait, comme une terreur disparue, un loup dont il avait entendu parler dans son enfance. Ou que, peut-être, il avait aperçu. Parmi les animaux dont la nature imposait le voisinage importun, il y avait la vipère dont les reptations me figeaient d’effroi. Le prédateur qui semait la panique chez les poules, c’était le renard dont les visites se trahissaient par le caquetage terrorisé de tout le poulailler. Son forfait commis, le renard avait un intérêt vital à disparaître car sa capture figurait en bonne place au nombre des priorités paysannes.

      Au milieu du quotidien, il y avait les grands jours, ceux du mois de juin où l’on coupait le foin dans les prairies, ceux de l’été où la faucheuse allait de champ en champ pour faucher les blés (orge, avoine, froment). Avec de grandes fourches, les hommes entassaient le foin dans des charrettes tirées par deux, trois ou quatre chevaux. Arrivées à la ferme, les charrettes étaient délestées de leur charge, et le foin était disposé pour former une grande meule bien ordonnée d’où l’on tirerait, l’année durant, le fourrage nécessaire chaque jour aux bêtes. Quant aux tiges de blé couchées sur le sol par le couteau de la faucheuse, on en faisait des gerbes, rassemblées en faisceaux en attendant que les charrettes viennent les prendre pour les disposer en tas sur l’aire de la ferme.

      Pour le battage, on sortait le moteur Bernard, on reliait sa roue arrière à une poulie qui entraînait la batteuse. Mon grand-père enfournait les gerbes dans la gueule de la batteuse. D’un côté sortait le grain, de l’autre la paille. Les femmes recueillaient le grain au moyen de sortes de râteaux et le mettaient en tas. Les hommes saisissaient la paille s’écoulant à l’arrière de la batteuse. Ils en faisaient de grandes fourchées qu’ils transportaient trente ou quarante mètres plus loin, les entassant les unes sur les autres, pour constituer une grande meule. L’un de mes oncles, debout sur la meule, les répartissait de manière à assurer la stabilité du tas de paille. Le bruit du moteur dominait les conversations et enveloppait toute l’activité.

      C’étaient des jours d’intense mobilisation. Pour le coup, les dames et les demoiselles réfugiées d’ordinaire dans leur thébaïde du premier étage étaient priées de s’activer aux travaux agricoles et de participer à la moisson. Les hommes, au lieu de leurs sabots quotidiens, se chaussaient de brodequins cloutés gardés en réserve pour cet usage d’année en année, vestiges vraisemblables des dotations militaires de la Grande Guerre. Non seulement tous les bras disponibles à la ferme étaient requis, mais on en recrutait quelques autres dans les fermes avoisinantes, à charge de revanche. Ces journées de labeur ardu se déroulaient au milieu d’un grand concours de peuple, et rassemblaient à table un grand nombre de convives dans une ambiance festive de conversations et d’interjections sonores, le tout en langue bretonne.

 (Suite sous la rubrique « Souvenirs » du site Montesquieu : Le Gall II)

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