Polytechnique toujours vaillante

Un livre de Christian Marbach lu par Patrice Cahart
Juillet 2024

L’École Polytechnique est depuis deux siècles l’un des piliers de la France.

Christian Marbach, né en 1937, raconte les débuts des membres de sa promotion, celle de 1956. À cette occasion,  il retrace les grandes lignes de l’histoire de l’École elle-même, et insère ses propres souvenirs, depuis sa naissance jusqu’à sa sortie de l’École des Mines, qui dans son cas a complété l’X. À maintes reprises, il compare ces itinéraires à ceux des X des deux siècles précédents.

Les profils des élèves sont bien plus variés qu’on ne croit. Christian lui-même a commencé de se distinguer en remportant au concours général des lycées et collèges, non seulement des prix et accessits en mathématiques et physique, mais aussi en géographie.  Un peu plus tard, il a réussi en même temps le concours de l’École Normale Supérieure et celui de l’X. Ayant choisi cette dernière, après mûre réflexion, il ne l’a pas regretté, car elle a facilité sa participation active à la vie économique et scientifique. L’École au bicorne et à l’épée (la tangente) a néanmoins produit des peintres, des compositeurs, un directeur de l’Opéra, un graveur (Claude Gondard, qui a contribué à l’illustration du livre), des auteurs littéraires (Édouard Estaunié, Antoine Compagnon, tous deux de l’Académie française).

Une diversité géographique s’y ajoute. Christian évoque son enfance alsacienne. Dans sa ville natale d’Altkirch (Haut-Rhin) occupée par les troupes du Reich, il subit cinq ans d’école allemande. Puis, son père professeur ayant été nommé à Longwy (Meurthe-et-Moselle), ville tout à fait francophone, le garçon de neuf ans passe au français, et y met suffisamment d’énergie pour parler, dès son adolescence, presque sans accent.

Les X des premières promotions étaient bonapartistes ou républicains. Ils ont largement contribué à la chute de Charles le Dixième. Mais après avoir participé activement à la Révolution de février 1848, ils ont en juin de cette même année soutenu le gouvernement républicain modéré contre les émeutiers. Marc Sangnier, fondateur du christianisme social, sortait lui aussi de l’Ecole. Et il est à peine besoin de rappeler la trajectoire de Valéry Giscard d’Estaing (qui se percevait, d’après mes propres souvenirs, bien plus comme un ancien de l’X que comme un ancien de l’ENA).

À la lecture du livre, je ne puis m’empêcher de comparer les destins de ces deux Écoles. L’ENA, comme on sait, a été supprimée, remplacée par l’Institut du Service Public.  C’est beaucoup plus qu’un changement de nom, car l’affectation des élèves ne sera plus déterminée par un rang de sortie : chaque ministre fera son marché parmi eux, selon des critères que l’on peut imaginer, et qui nous ramèneront au temps de Balzac. L’X, au contraire, conserve son classement de sortie, objet d’une dure compétition entre élèves, et déterminant pour leur éventuel accès à un grand corps.

Pourquoi cette différence ? D’abord, me semble-t-il, parce qu’une technicité supérieure protège l’X, tandis qu’aujourd’hui toute personne normalement constituée est censée pouvoir exercer des responsabilités administratives. Ensuite, parce que des anciens de l’ENA, plus nombreux en cela que ceux de l’X, ont participé à la politique. Bien que le nombre des intéressés soit faible par rapport à l’effectif total, il a suffi pour les défauts du système français soient reprochés à la totalité des condisciples de François Hollande ou d’Emmanuel Macron, alors que ces défauts sont bien antérieurs à la création de l’ENA.

Troisième cause, à mon sens, du meilleur sort réservé à l’X : la solidarité entre ses anciens, plus forte que dans le cas de l’ENA. Cette supériorité tient à un recrutement plus jeune, et au régime de l’internat. Avant 1976, quand l’X était encore installée sur la Montagne Sainte-Geneviève, chaque chambre hébergeait huit à dix garçons. Chef de chambrée deux années de suite (ce qui lui valait l’appellation de crotale), Christian Marbach a parfois souffert de  l’indiscipline de certains camarades, mais a pu nouer à l’X de nombreux liens d’amitié. Il a d’ailleurs épousé la sœur de l’un de ses « cocons ». Aujourd’hui, à Palaiseau, chaque élève dispose de sa chambre, mais les repas sont pris en commun, et de nombreuses possibilités de travail en équipe continuent à favorises les relations, d’une part entre les X, d’autre part avec les élèves des écoles proches, sur le « Plateau ».

Je pense qu’aucun ancien de l’X, une fois parvenu à un poste de pouvoir, n’aurait l’idée de bouleverser la maison dont il vient, alors que l’ENA a commencé d’être dénoncée par certains de ses anciens dès 1967, et que la réforme de 2021-2022 se situe dans cette même ligne.

Ce sont ces trois facteurs, la technicité, la faible politisation, la solidarité qui, à mon avis, ont évité à l’X d’être comme l’ENA la victime d’un mouvement de rejet des élites.

Cela dit, l’X a été critiquée, comme l’ENA, pour son recrutement trop bourgeois. Christian Marbach relativise ce grief en citant des cas de recrues issues de milieux très modestes, Faidherbe, Georges Besse. Lui-même avait pour père un professeur de collège, mais son grand-père était maraîcher, et à la mort de ses parents, il n’a hérité de rien. À vrai dire, le problème de l’origine sociale est commun à l’ensemble de grandes écoles, et se retrouve dans tous les pays : malgré les bourses, un jeune ressortissant des classes aisées ou même moyennes a plus de facilité pour entreprendre et de réussir des études supérieures qu’un jeune issu d’un milieu populaire. Si l’on veut mettre un terme à cela, c’est de l’enseignement primaire et secondaire assuré dans de nombreux établissements qu’il faut relever le niveau, plutôt que de changer les grandes écoles

Autre reproche adressé à l’X : un prétendu malthusianisme. Christian Marbach montre que ce grief ne tient pas. La promotion de 1901 comprenait 181 membres. Depuis cette date, la population française métropolitaine, dans les limites géographiques actuelles, s’est accrue de 70 %. En parallèle, les promotions actuelles de l’X devraient donc compter 308 élèves français. Or celle de 2023 en a réuni 430. Et si l’on met à part les X sortis dans l’Armée, beaucoup moins nombreux aujourd’hui qu’autrefois, la progression des autres est encore plus marquée. J’ajoute que nous bénéficions de nombreuses écoles scientifiques qui n’existaient pas il y a un siècle. L’insuffisance française se situe plutôt du côté de l’Université.

Le livre de Christian Marbach m’incite aussi à comparer le corps des Mines, dont l’auteur est l’une des figures, à l’inspection des Finances. Celle-ci a été supprimée en tant que corps. Elle subsiste en tant que service de Bercy, mais de façon telle qu’on y entrera assez tard, et qu’on en ressortira assez vite – ce qui ne pourra manquer d’affecter son efficacité et son rayonnement. De son côté, le corps des Mines continue d’être alimenté à la sortie de l’X, et ce sont presque toujours les mieux classés qui le choisissent. Le corps a dû absorber celui des Télécom, mais le flux des entrants reste presque le même qu’avant : une quinzaine par an au lieu d’une douzaine. La dilution et la dévalorisation ont donc été évitées.

À quoi tient cet écart entre les deux corps ? Sans doute aux mêmes causes que l’écart entre l’X et l’ENA : la technicité des finances est jugée moindre que celle des sciences dures, et un peu trop d’inspecteurs des finances ont fait de la politique.

À sa sortie de l’école des Mines, Christian Marbach était attiré par la prestigieuse direction des Carburants (le pétrole aujourd’hui honni se trouvant alors en pleine gloire). Elle n’offrait que deux places. On les a tirées au sort (le rang de classement n’ayant donc plus, à ce stade, la même importance qu’à la sortie de l’X). Christian a été l’un des heureux bénéficiaires. Il est devenu ensuite, à la direction générale de l’Industrie, directeur-adjoint chargé des études et des programmes. Puis, passant dans le secteur privé, il a fondé la Sofinnova, société pionnière chargée de financer l’innovation, et il a animé la Coflexip, dont l’objet consiste à poser et à gérer des câbles sous les océans. Ces deux sociétés sont aujourd’hui bien-portantes (après un rattachement à Technip, en ce qui concerne la seconde). Un bon exemple de la créativité des X.

Il serait dommage que l’audience de ce livre instructif et stimulant se limite aux anciens de Polytechnique. Absent des librairies, il peut être commandé à l’éditeur.

Le livre : Christian Marbach, X 56, Récit et réflexions. 142 pages. En vente par la SABIX au prix de 20 euros port compris. Utiliser le lien: https://bit.ly/x56-ax

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