Antony

Par Jacques Darmon
Mai 2024

O tempora o mores
Cicéron

Je crains que la nature ne soit
qu’une première coutume
Pascal

Les évènements récents (mais devenus habituels) ont attiré une nouvelle fois l’attention sur le sort des femmes violentées.

Je ne sais pourquoi ces histoires, plus glauques les unes que les autres, m’ont fait souvenir d’une réplique de théâtre. C’est la phrase finale d’un drame d’Alexandre Dumas, « Antony » représenté, avec un immense succès, en 1831. Les anciens manuels de littérature française (eh oui ! il en existait !) le décrivaient comme un « drame romantique », nouveau genre théâtral inauguré par l’Hernani de Victor Hugo un an plus tôt.

 L’intrigue tourne autour d’Adèle d’Hervey, qui retrouve Antony, l’homme qu’elle a toujours aimé mais ne pouvait épouser. Malgré son mariage et sa vie de famille, Adèle ne peut résister longtemps à ses sentiments. Elle est surprise par son mari dans une chambre. Le déshonneur la menace. Elle demande à son amant de la tuer. Ce qu’il fait. Puis il ouvre la porte au mari en lui lançant : « Elle me résistait ; je l’ai assassinée ! » (cf. infra le texte exact de la dernière scène).

On notera d’abord l’élégance du personnage qui s’exprime en alexandrins ! Don José, 44 ans plus tard, se contentera du trivial : « C’est moi qui l’ai tuée ! ».

Ce qui m’intéresse ici, c’est le changement de sens des mots.

Celui qui prononcerait une telle phrase aujourd’hui voudrait simplement dire qu’il n’est pas arrivé à ses fins et que, devant la résistance de la femme, de rage ou de dépit, il l’a assassinée. Ce serait l’aveu d’un féminicide ordinaire.

En 1831, Antony a le cœur plus haut : il monte à l’échafaud (car il sait que le meurtre qu’il avoue est puni de la peine de mort) pour sauver « l’honneur » de la femme qu’il aime et qu’il innocente par son crime.

Mais quels que soient le courage et le « dévouement » d’Antony, pour un spectateur moderne, la mort d’Adèle n’a aucun sens.

Tout a changé. En Occident, l’adultère ne constitue plus un crime.

Adèle d’Hervey appelle la mort et remercie son bourreau. Mais, déjà, quelques années plus tard, Emma Bovary (1857) et Anna Karénine (1877) meurent non de déshonneur mais de désespoir. La critique s’adresse désormais à l’amant volage : Vronsky ou Rodolphe.

De toute façon, dans la société d’aujourd’hui, pour une femme comme pour un homme, le déshonneur (comme d’ailleurs le ridicule) ne tue plus ! La notion d’honneur est dépassée.

En 1917, Pirandello encore pouvait s’interroger sur « la volupté de l’honneur ». Aujourd’hui, les ressorts dramatiques de cette pièce de théâtre sont incompréhensibles pour un spectateur moderne. En tous cas, en Occident, l’honneur n’est plus lié à la pureté (ou la virginité) de la femme.

La liberté des mœurs a enlevé tout caractère dramatique aux scènes d’adultère. Le mari jaloux est un sujet de comédie. Le mari volage aussi.

Les dernières années du XIX° siècle ont vu se multiplier les comédies sur ce thème de l’adultère. L’homme perdait fréquemment son pantalon (mais gardait son caleçon !) d’où le terme de « pantalonnades » donné à ce genre de spectacle. Mais l’image de la femme bourgeoise restait préservée grâce à l’intervention d’un personnage nouveau : la « cocotte » ou la « demi-mondaine » (la Traviata). Le mari s’amusait hors du foyer familial, mais la femme y restait. Solution intermédiaire ?

Aujourd’hui, les derniers obstacles ont disparu : homme ou femme, les vêtements volent : les corps nus s’exposent . Le meurtre d’Adèle n’a plus aucun sens.

En Orient, cependant, il en est très différemment : la femme adultère a peu de chances de survivre : elle sera probablement tuée par son mari, ou son frère ou son père. Dans le drame romantique français, l’enjeu est l’honneur de la femme. Dans le « crime d’honneur » oriental, c’est au mieux la défense de l’honneur de la famille, au pire la vengeance du cocu. L’Occident déifie la femme ; l’Orient la réifie .

Autre changement important : la dissymétrie des rôles de l’homme et de la femme est remise en cause. S’il fallait pour sauver les apparences qu’il y ait un mort, pourquoi la femme ? Certains aujourd’hui, malgré le dévouement de l’amant, s’indignent du destin de la femme et souhaiteraient renverser l’action finale : c’est Adèle qui devrait tuer Antony et dire à son mari et aux juges : « Je l’ai tué car il voulait abuser de moi !». D’ailleurs, un metteur en scène à la Scala de Milan a prévu qu’à la fin de Carmen, celle-ci tuait Don José !

Même retournement des mœurs du côté des hommes. Car les hommes s’enfuient plus souvent qu’ils n’assassinent (on serait tenté de dire : heureusement !). Conséquence : les familles monoparentales n’ont jamais été aussi nombreuses. !

Ces transformations de la vie sociale affectent non seulement l’adultère mais aussi le viol. Alors que Lucrèce ne se sent plus capable d’affronter le monde extérieur et se suicide seule dans son palais, les femmes aujourd’hui agissent très différemment

En Occident, le déshonneur est pour le violeur et non pour la violée. Les femmes violentées sont des victimes qu’il faut entourer et soutenir. On analyse l’agression comme un traumatisme physique ou moral. Il n’est plus question d’honneur perdu.

Beaucoup se sentent assez fortes psychologiquement pour parler ouvertement de leur agression : elles paraissent à la télévision ; elles la racontent dans un livre. D’ailleurs, les mouvements féministes les incitent à parler et à dénoncer leur agresseur, sans hésiter à fournir au public des détails les plus intimes sur leur supplice

Alors que Lucrèce est indifférente au sort de Tarquin, les femmes violentées aujourd’hui sont déterminées à punir et à faire punir le coupable. Pour une part par vengeance ordinaire. Pour une autre part par prophylaxie : empêcher un malfaisant de faire d’autres victimes.

Les violeurs, en revanche, n’ont pas modifié leur comportement : ils s’enfuient s’ils sont sûrs de ne pas être reconnus. Dans le cas contraire, souvent, ils tuent leur victime pour éliminer un témoin gênant.

En fait, c’est tout le théâtre classique qui a perdu, du fait de l’évolution des mœurs, son ressort dramatique.

Chimène n’hésiterait pas à épouser Rodrigue . Peut-être publierait-elle un livre pour décrire l’atmosphère oppressante de son enfance. ?

Les Titus modernes ont tous gardé leur Bérénice.

Andromaque n’écarterait certainement pas le puissant Pyrrhus.

Cyrano épouserait Roxane peu de temps après la mort de Christian (ou même avant ?).

  1. Jourdain pourrait être candidat aux élections présidentielles (américaines ?).

Le laboureur, « sentant sa mort prochaine », inviterait ses enfants à prendre une année sabbatique et à voyager.

Il faut plaindre les professeurs de lettres face aux adolescents d’aujourd’hui !

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