Benoist-Méchin : un destin hors-série

Comme le montre un ouvrage d’Éric Roussel lu par Nicolas Saudray
Mars 2025

On ne présente plus Éric Roussel, historien, membre de l’académie des Sciences Morales et Politiques, biographe du général de Gaulle, de Jean Monnet, de Mendès-France, de Pompidou, de Mitterrand…Cette fois, estimant qu’après trois quarts de siècle un regard objectif peut être porté sur les événements de la Seconde Guerre mondiale, il se consacre à un sire de moindre taille, mais d’une singulière originalité : Jacques Benoist-Méchin (1901-1983).

À première vue, rien ne destinait ce rejeton d’une famille honorable mais désargentée à la trajectoire qu’il a suivie. Il est le fils d’un père extravagant, faux baron d’Empire, qui à sa mort ne laisse que des dettes. Le jeune Jacques, bien qu’ayant remporté des mentions Très bien à ses deux bacs, doit abréger ses études et débuter petitement. Mais cette infortune a aiguisé son ambition, et va le conduit à des positions téméraires.

Éric Roussel insiste aussi sur la découverte, par l’enfant, d’un autre Jacques Benoist-Méchin, son frère aîné, mort tout jeune. D’où un doute, chez le cadet, sur son identité, et un mal-être qui l’accompagnera toute sa vie.

Quelques années en Angleterre lui ont permis de parler parfaitement l’anglais. Voilà qui le préparait mal à combattre ce pays, dont il avait gardé, semble-t-il, un assez bon souvenir.

Le Vendredi Saint de 1918, encore âgé de seize ans, il se trouve, au milieu d’une nombreuse assistance, en l’église Saint-Gervais, à Paris. Un obus de la Grosse Bertha crève la voûte. On ramasse une centaine de morts. Lui-même figure parmi les blessés. Voilà qui aurait pu le rendre anti-allemand pour le restant de ses jours. Eh bien non. Effectuant en 1923 son service militaire en une Allemagne encore déboussolée par la guerre, il se prend d’amour pour ce pays. Il rêve d’une réconciliation durable avec la France. Très bonne idée, mais qui va bientôt faire de lui un absurde admirateur de Hitler.

Il a failli se vouer à la musique. Formé par la Schola Cantorum, il joue de l’orgue dans les églises parisiennes, en remplacement des titulaires. En 1927, il donne à la salle Gaveau sa cantate Équateur,  pour piano, chœurs et orchestre, avec cent cinquante exécutants. Vif succès ! Il se persuade néanmoins que l’œuvre a été mal jouée, et se détourne de la musique. Un rendez-vous manqué.

De même, ses fréquentations littéraires se révèlent des voies sans issues. Il correspond avec Romain Rolland. Il admire Franz Werfel, écrivain juif bientôt converti à la religion catholique. Il a une liaison avec la fameuse libraire Adrienne Monnier. Il collabore quelque temps à un journal dirigé par la féministe Louise Weiss. Il rend visite à Proust, qui n’est plus qu’un reclus proche de sa fin, et en tire un livre, La Musique et l’Immortalité dans l’œuvre de Marcel Proust. Tout cela aurait dû le mener bien loin du national-socialisme.

Benoist-Méchin prend la direction du bureau parisien de l’agence de presse du célèbre et insupportable Randolph Hearst (Citizen Kane, pour le cinéma). Sa mission consiste non seulement à propager des informations qui ne sont pas toujours véridiques, mais aussi à acheter des reliques européennes pour orner le palais californien du maître. C’est ainsi qu’il acquiert une demi-cathédrale en Espagne. Il en conservera une horreur durable de l’Amérique.  On peut noter là une certaine logique dans son existence – bien que ses adversaires, plus tard, aient été la Grande-Bretagne et l’URSS plutôt que les États-Unis.

Après cet intermède, Benoist-Méchin vit pauvrement comme traducteur de l’anglais et de l’allemand. Son Histoire de l’Armée allemande, dont le premier volume paraît en 1936, le fait connaître. Il s’agit en vérité d’une relation bienveillante du rétablissement de l’Allemagne depuis 1918. C’est le succès. L’État-Major français en commande bon nombre d’exemplaires pour instruire ses officiers. Plus tard, même François Mitterrand dira avoir apprécié cet ouvrage.

Parallèlement, l’auteur  a noué une sorte d’amitié avec Otto Abetz. Cet ancien professeur de dessin, d’abord social-démocrate, se consacre à la réconciliation franco-allemande. Au début, il a eu des adhérents divers, tels que Bertrand de Jouvenel et le socialiste Pierre Brossolette. Puis il a adhéré au nazisme et néanmoins épousé une Française.

Benoist-Méchin fait la campagne de 1939-1940 comme simple soldat. Prisonnier, il parvient,  grâce à sa parfaite connaissance de la langue de Goethe,  à se libérer avant le transfert en Allemagne, et à faire libérer aussi nombre de ses camarades. Les bénéficiaires de cet exploit n’ont d’autre obligation que de pointer régulièrement à un bureau de l’occupant, pour attester qu’ils ne se sont pas rengagés dans l’Armée française. Benoist-Méchin revoit Abetz, qui a été nommé ambassadeur du Reich en France, et est chargé, grâce à lui, d’une vague mission d’organisation des prisonniers de guerre, à Berlin.

En février 1941, à Vichy, il devient secrétaire général adjoint à la présidence du Conseil (le président étant l’amiral Darlan). Un poste encore modeste. En juin, il est promu secrétaire d’État chargé des relations franco-allemandes. Et comme Abetz ne veut pas résider à Vichy,  Benoist-Méchin se réinstalle à Paris, pour être proche de lui.

La politique de collaboration qu’il mène est un donnant-donnant : en échange de concessions aux Allemands, il espère une libération massive de prisonniers et une baisse de la lourde indemnité d’occupation. C’est l’échec. Primo, des aérodromes syriens sont mis à la disposition de la Luftwaffe, pour qu’elle puisse aider une rébellion anti-britannique en Irak ; l’affaire tourne mal, et l’armée anglaise neutralise l’espace syrien. Secundo, le Reich ayant attaqué l’Union soviétique, Doriot et ses amis ont improvisé une Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme (LVF). Benoist-Méchin essaie de récupérer cette formation peu fiable, de la transformer en une Légion tricolore ; un ratage, là encore. Abetz est sans doute sincère dans son souhait d’un rapprochement franco-allemand, mais Hitler ne veut pas de la France comme partenaire.

Trahison ? Eric Roussel ne va pas jusqu’à prononcer ce terme, au sujet de Benoist-Méchin. La France avait, me semble-t-il,  deux fers au feu. Le premier, en cas de victoire des Alliés, c’était De Gaulle avec ses fidèles. Leur action a permis un rebond de la France à compter de 1944. Le second fer, c’était l’équipe de Vichy, malgré ses défauts et ses crimes. En cas d’un échec des Alliés – lequel ne pouvait être exclu avant le début de 1943 – cette équipe n’aurait certes pas permis de sursaut français, mais elle aurait limité la casse. Benoist-Méchin a été très clair : Un pays vaincu a le choix d’être soumis à son vainqueur ou d’être avec lui ; je choisis d’être avec lui.

Le successeur de Darlan, Pierre Laval, ne s’entend guère, malgré la ressemblance des positions politiques, avec le secrétaire d’État dont il at hérité. Comment l’ancien prolétaire auvergnat supporterait-il cet intellectuel artiste, dont les initiatives échouent ? En septembre 1942, le soi-disant baron est démis de ses fonctions. Il n’a été ministre que quinze mois. Il en passe vingt-trois autres cloîtré dans son modeste appartement parisien, sans faire grand-chose.

À la Libération, bien sûr, il est arrêté, mais a la chance de ne pas être jugé tout de suite. Ici se place l’épisode le plus surprenant de cette vie aventureuse. Éric Roussel nous explique que le 20 décembre 1941, à Berlin, le général Juin avait été reçu par Goering. En Libye, Rommel se trouvait en difficulté face aux Britanniques. Goering avait demandé à son hôte, commandant en chef des forces françaises d’Afrique du Nord, de se joindre à Rommel.  Considérant celui-ci comme « un très grand soldat », Juin avait accepté le principe de cette jonction. Les contreparties allemandes d’un tel geste n’avaient pas été examinées, Rommel s’était ressaisi sans aide, et on n’en n’avait plus parlé. Cependant Benoist-Méchin, en mission à Berlin le même jour que Juin, était informé ce cette tentative.

À la décharge de Juin, il faut dire que le 20 décembre 1941, l’attaque de Pearl Harbor venait d’avoir lieu, mais que depuis Paris et Berlin, on en mesurait mal les conséquences. De même, la Wehrmacht se trouvait définitivement arrêtée devant Moscou, mais on en était encore peu conscient. Bref, le général Juin, comme Benoist-Méchin et sans doute la majorité des Français, continuait de croire en une victoire de l’Allemagne.

Durant son procès, en 1948, l’ancien secrétaire d’État se défend avec dignité. Les autorités de la IVème République craignent qu’il ne déballe l’affaire Juin, ce qui ternirait inutilement la mémoire de ce beau militaire, et l’empêcherait d’être fait maréchal. Le président de la République Vincent Auriol fait savoir à l’accusé que s’il veut bien se taire, il sera gracié. Comme on pouvait s’y attendre, il est condamné à mort. Fidèle à sa promesse, Vincent Auriol le gracie.

Perpétuelle au départ, la détention se raccourcit progressivement. Benoist-Méchin déplore que la cour de l’établissement soit dans un état lamentable. Avec l’accord du directeur, et le concours de deux autres détenus, il la fait reverdir, la rend presque charmante. En 1954, René Coty, successeur de Vincent Auriol, lui remet le restant de sa peine, avec le contreseing de Pierre Mendès-France, alors président du Conseil. Il a passé  dix ans sous les verrous.

Cet homme de 53 ans s’offre alors une seconde vie. Dans sa geôle, il s’est intéressé au Proche-Orient, grâce à des livres apportés par sa mère. Il ne parle aucune des langues de cette région, mais peu importe. Il a rédigé l’essentiel de deux biographies, celle d’Ataturk et celle d’Ibn Séoud. Sitôt libre, il les achève et les publie. Sensation ! Je lui reprocherai quand même une légère tendance à romancer. Mais c’est ce que le public lui demande, et le voilà bien servi.

Les livres et les articles de Benoist-Méchin se succèdent. Au fond, il préfère l’Orient à un Occident trop terne. Personne ou presque ne songe à lui opposer son passé. Devenu expert, il noue des relations personnelles avec Nasser, Kadhafi, Boumédienne, et surtout Hassan II. Au cours d’une réception offerte par ce dernier, il manque même d’être tué par des rebelles, aux côtés du souverain. C’est son troisième miracle, après la Grosse Bertha et la grâce de Vincent Auriol. S’est-il vraiment plongé dans l’islam ? Il dit croire au dieu Soleil.

En tout cas, il ne parvient pas à jouer un rôle d’intercesseur dans les conflits qui opposent les deux rives de la Méditerranée, que ce soit avec l’Algérie (l’affaire de biens français) ou avec le Maroc (l’affaire Ben Barka).

L’ Homme et ses jardins (1975) surprend ceux des lecteurs de Benoist-Méchin qui ne connaissaient pas l’épisode de la cour de prison reverdie. La biographie de Frédéric II de Hohenstaufen (1980) est un événement de librairie, malgré, là encore, une tendance au roman. Le public s’enthousiasme encore plus pour les Soixante Jours qui ébranlèrent l’Occident (1981).

Sans complaisance mais sans haine, Éric Roussel nous conte tout cela d’une plume sûre, en faisant ressortir le pittoresque qui s’y trouve en abondance.

L’auteur meurt en 1983, à 81 ans. Dans une première partie de sa vie, cet homme follement doué a fait de mauvais paris et a eu le tort de persister, par orgueil. Dans une seconde partie, sa plume mise au service du public lui a apporté une sorte de gloire.

Le livre : Éric Roussel, de l’Institut,  Jusqu’au bout de la nuit – Les vies de Jacques Benoist-Méchin, 1901-1983. 408 pages, 24,90 €. 

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