« Voltaire homme de théâtre », par François Leblond

Un essai historique et littéraire lu par Nicolas Saudray
Février 2025

Demandez à un honnête homme ou à une honnête femme de notre superbe  XXIème siècle s’il connaît ou si elle connaît l’œuvre de Voltaire. Il ou elle évoquera Zadig, Candide. Plus la correspondance et le Siècle de Louis XIV, si c’est une personne vraiment cultivée. Pas un mot, je présume, du théâtre, que Voltaire lui-même et ses contemporains considéraient pourtant comme son apport le plus marquant. Lors de son ultime retour à Paris, peu avant sa mort, son avant-dernière tragédie, Irène, a remporté un immense succès. Puis elle a sombré.

François Leblond a réagi à cet oubli. Outre son souci d’équité, il avait un motif  familial, car deux de ses ancêtres, acteurs, directeurs de troupe et même auteurs, avaient joué des pièces de Voltaire, et noué des relations cordiales avec lui. Heureux possesseur des œuvres complètes du philosophe de Ferney en quarante-deux volumes, il avait déjà confié au site Montesquieu un Voltaire historien (rubrique « Histoire des XVIIème et XVIIIème siècles »). Cette fois, il a eu le courage de se plonger sans l’œuvre théâtrale, riche, d’après son décompte, de   27 tragédies et 3 comédies, qui s’échelonnent de 1718 à 1778, donc sur soixante ans.  Il n’a pas regretté sa plongée.

Voltaire était plus qu’un auteur. Il entretenait des relations amicales et suivies avec les interprètes de ses pièces, et les encourageait. Bien qu’éloigné de la Cour, il a eu la chance, toute sa vie, d’être joué par les Comédiens du Roi, devenus plus tard Comédie française. François Leblond les passe brièvement en revue. Le plus fameux d’entre eux, Le Kain (pseudonyme de Caïn), est un paradoxe, car il a réussi à se hisser au premier rang malgré sa petite taille et sa laideur. Cette prouesse est en partie due à l’appui de Voltaire. Les deux hommes ont correspondu pendant vingt-huit ans, et sont morts la même année (1778, quatrième du règne de Louis XVI).

François Leblond nous donne une analyse des pièces les plus marquantes. Je me limiterai ainsi à quatre d’entre elles.

Zaïre (1732) est la seule qui soit parfois rejouée de nos jours – par la Comédie française, justement. Il s’agit d’une princesse musulmane qui veut se convertir au christianisme, par amour pour un prisonnier chrétien venu d’Occident. Jaloux, le sultan (joué par Le Kain) la tue puis, désespéré, se poignarde en libérant tous les captifs chrétiens. Ce n’est donc pas une charge contre l’islam. Pour cela, il faut attendre quelques années. Voltaire a néanmoins présenté cette pièce comme une apologie du christianisme.

Alzire (1736) est particulièrement intéressante, vue de notre époque. Cette fois, la princesse est une Inca. Elle aime un prince de même origine. Un jeune conquérant espagnol, dépeint comme barbare (encore Le Kain), veut la prendre. L’affaire tourne mal pour lui : il est tué, mais en mourant, bénit l’union de Zaïre et de son rival. Clairement, une pièce anticolonialiste, qui rend hommage à la civilisation péruvienne. Le public français de l’époque ne se sent pas visé et applaudit. Il ne voir pas qu’on pourrait lui adresser des griefs du même type au sujet de l’Inde et du Canada.

Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète (1742) met en scène l’intéressé (toujours Le Kain) qui veut revenir à La Mecque et éliminer un rival. Pour plaire au public, Voltaire a compliqué l’affaire en y introduisant une rivalité amoureuse. Mais son titre est suffisamment clair, et dépasse le cas de l’islam, dont il n’avait qu’une connaissance livresque. Toutes les religions offensives sont visées. Le héros s’écrie :

Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.

Le public de l’époque ne s’y est point trompé, et cela ne l’a nullement empêché de faire un succès à la pièce. Pour essayer néanmoins de brouiller les pistes, Voltaire avait eu le culot de dédier cette œuvre au pape Benoît XIV, lequel lui avait adressé une réponse ironique.

L’Orphelin de la Chine (1755) est consacré à Gengis Khan (à nouveau Le Kain), tyran  mal dégrossi qui, au contact de la Chine, se civilise, et finit par adopter un enfant, le dernier héritier de ses prédécesseurs les empereurs chinois.

Ajoutons Nanine (1743), comédie contre les préjugés sociaux, très bien accueillie à l’époque, et citée uniquement aujourd’hui pour un vers aux assonances malheureuses :

Non, il n’est rien que Nanine n’honore…

On remarquera qu’aucune de ces cinq pièces n’exploite un sujet gréco-romain. D’une manière plus générale, l’Antiquité ainsi entendue est très minoritaire dans le théâtre de Voltaire, alors que c’était le terrain favori de ses devanciers. Les quatre tragédies sont consacrées à des civilisations différentes de la nôtre. Dans deux cas, ceux du Pérou et de la Chine, elles sont vues sous un jour favorable. Voltaire, comme Jonathan Swift, est un pionnier du relativisme.

De chacune des pièces qu’il nous présente, François Leblond extrait des passages  significatifs. Ils sont presque toujours bien tournés. On me pardonnera de dire qu’ils n’atteignent pas tout à fait le niveau de Corneille ou de Racine – les modèles de notre auteur.

Pour finir, une bonne nouvelle : la statue de Voltaire qui avait été maculée et retirée du petit square voisin de l’Institut y a été replacée. Le barbouilleur prétendait régler son compte à un esclavagiste. Mais Voltaire n’avait eu des esclaves que d’une manière très indirecte, en tant qu’actionnaire de la Compagnie des Indes. Et cette société, une maison de commerce et non un ensemble de plantations, ne recourait qu’assez peu à une main d’œuvre servile. Quoi qu’il en soit, Candide condamne l’esclavage sans équivoque.

Grâce au livre de François Leblond, tout un pan de l’histoire du théâtre sort de l’ombre.

Le livre : François Leblond, Voltaire, homme de théâtre. Librinova, 2025. 142 pages, 15,90 €. Peut être commandé sur www.librinova.com

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