Ceux qui m’ont influencé au cours de ma vie

Par François Leblond
Juin 2024

François Leblond, préfet de région honoraire, est déjà connu des lecteurs du site Montesquieu par les souvenirs pittoresques  qu’il leur a livrés au sujet de la guerre d’Algérie. Il recense aujourd’hui les influences formatrices dont il a bénéficié.
Leur diversité, leur richesse sont celles de notre pays. .  

La profession un haut fonctionnaire est spécifique. Il s’engage, probablement pour la vie, à servir un État qui change régulièrement d’orientation politique. Il a donc besoin de convictions fortes pour rester lui-même. Dès l’enfance, il est marqué pour la vie par ceux qui l’entourent. Mais chaque étape de sa carrière enrichit son expérience sans remettre en cause les principes qui lui ont été appris dans sa  jeunesse. J’ai toujours beaucoup écouté les conseils qui m’ont été donnés par des hommes et des femmes dont j’appréciais la valeur.

I/ Mon enfance et ma jeunesse à Lyon

Ayant perdu mon père à l’âge de dix-huit mois, mon oncle Arloing quand j’avais 7 ans, mon grand-père Boutmy à 9 ans, j’ai été élevé par des femmes, maman d’abord, les deux sœurs de ma grand-mère Boutmy, Alice et Renée, ensuite. Toutes les trois vivaient dans le souvenir de mon oncle Fernand Arloing, professeur à la faculté de médecine de Lyon, qui avait laissé une place exceptionnelle dans leur cœur.

Mon oncle Fernand Arloing

Il était le fils de Saturnin Arloing, directeur de l’école vétérinaire de Lyon et professeur à la faculté de médecine. Ce dernier était un savant reconnu, Il avait eu une place mondiale dans la lutte antituberculeuse, s’étant opposé victorieusement à Koch sur la transmissibilité du mal de l’animal à l’homme. Veuf, Il était décédé au travail à 63 ans, son fils Fernand, lui-même professeur à la faculté de médecine, en ayant alors 35. Tante Lili, épouse de ce dernier, mariée depuis dix ans, avait vécu ses premières années de couple à l’école vétérinaire de Lyon, entre son mari et son beau-père, et avait assisté à leurs discussions scientifiques. Elle avait gardé de Saturnin Arloing un souvenir ému : « Je n’ai jamais trouvé de défaut à mon beau-père ! »

Oncle Fernand était titulaire de deux chaires à la faculté, ce qui était exceptionnel : médecine expérimentale et bactériologie. Il avait fait de la clientèle mais était, toujours comme son père, passionné par la recherche, notamment contre le cancer dont, malheureusement, il est mort. Il avait eu le temps, avant de mourir, de mettre au point un médicament, l’oxyferiscorbone, qui eut un succès commercial. D’où des moyens financiers substantiels pour les femmes de la famille et, pour maman, la possibilité d’acheter sa maison de Marcy, près de Villefranche-sur-Saône.

Il n’était pas un homme d’argent. Chrétien, il avait des activités sociales nombreuses qui le rapprochèrent du cardinal Gerlier. Il aimait faire passer des messages à cet égard à maman, qui garda toute sa vie un souvenir ému de son extrême générosité. Un jour, il avait dit de son épouse et de sa belle-sœur, lors d’une rencontre personnelle : « Elles n’ont pas l’esprit évangélique ». C’était sans doute un peu vrai à l’époque. Il n’était pas seulement un grand médecin ;  il avait développé, pendant ses loisirs, une activité de photographe, produisant un patrimoine énorme de plaques, que maman a donné à la bibliothèque municipale de Lyon. Il voyageait en Italie avec son épouse et sa belle-sœur pour y retrouver les richesses artistiques des différents siècles. Chaque voyage était précédé d’une étude minutieuse de ce qu’ils allaient voir. Tous les trois avaient ainsi une connaissance exceptionnelle des beautés de ce pays.

Il lisait beaucoup sur tous les sujets, défendant par exemple, Freud, et disant que son œuvre avait été déformée par ceux qui l’ont suivi. Il était parfois moqueur vis-à-vis de ses collègues, traitant l’un d’eux, gynécologue, de sage- femme en culotte.

Très gai, taquin, il était, probablement la personnalité la plus forte de la faculté. On l’appelait « le plus parisien des Lyonnais ».  Il n’avait pas voulu être doyen, pour éviter de faire, disait-il, des discours aux obsèques de ses collègues. J’ai entendu le professeur Dufour, un de ses amis, dire à ma tante : « Depuis qu’il est parti, la faculté dort !»

Il avait été réformé à la suite d’une opération du ventre qui avait laissé des traces et qui a été à la base de son cancer, trente ans plus tard. En 1914, il n’est donc pas parti au front. C’était le moment où son beau-père, Lucien Picard, âgé, eut, avec l’Etat, des problèmes à cause de son entreprise de produits chimiques. Il avait dû, quelques années avant, la vendre à une société allemande concurrente qui l’avait partiellement ruiné. Avec la guerre, l’entreprise risquait d’être mise sous séquestre. C’est Fernand Arloing qui a géré le dossier auprès des autorités et s’est fait, lui médecin, directeur de l’usine sans en avoir la formation.

Pour toute la famille, proche et éloignée, Fernand Arloing passait pour le grand homme, sans le chercher le moins du monde. Je ne l’ai connu que jusqu’à l’âge de sept ans mais j’ai eu le temps, enfant, de l’admirer. Maman avait voulu qu’il soit mon parrain, et après le décès de mon père, il a failli m’adopter. J’étais l’enfant qu’il n’avait pas eu.

Mes deux tantes et maman ont entretenu, en moi, son culte. La tristesse de tante Lili a été que je ne pense pas m’orienter vers la médecine. Elle a donné tous les dossiers de travail de son mari à la faculté ; ce pourrait être un sujet d’étude

Il avait examiné mon père cardiaque quelques temps avant sa mort et avait dit à tante Lili : « il est foutu ! ». Elle n’avait pas rapporté à ces mots à maman.

Quand on demandait à sa femme de chambre, Jeanne Cathenod, pourquoi elle ne s’était pas mariée, elle répondait : « je n’ai jamais trouvé un homme comme monsieur ! »  Elle supportait toutes ses exigences parce qu’il l’avait en haute estime. Elle aussi m’a élevé dans son souvenir. C’est elle qui m’a conduit à l’église d’Ainay pour ses obsèques, me faisant m’incliner devant son cercueil : « Tu vois comme il était grand » ! Elle faisait allusion à sa grande taille, mais c’était plus que cela.

Encore après sa mort, on menait la grande vie au 16 de la rue du Plat, en face de la cathédrale de Lyon : de somptueux dîners avec des convives triés sur le volet. Tante Lili détestait les gens ennuyeux et les faiseurs. On y donnait des concerts, dont l’un avec le Polonais Séverin Turel que tante Lili voulait contribuer à lancer.  L’appartement était vaste, rempli de belles choses. On disait que Louis XIII avait dormi dans la chambre de mon oncle ! Un contraste avec la vie difficile de maman et la mienne, mais que nous acceptions l’un et l’autre sans la moindre jalousie.

Lors de mes fiançailles avec Florence, tante Lili a offert une réception pour nos amis lyonnais. Elle a fait, à cette occasion, connaissance de mon beau-père dont elle a apprécié la personnalité mais a considéré qu’il était « plein de lui-même », ce qui n’était pas, dans sa bouche, vraiment un compliment. Quant à Malo, tante et marraine de ma mère, elle observait que les questions sociales ne semblaient pas beaucoup préoccuper ma belle-famille. Toutes deux avaient été influencées par la multiplicité des activités sociales de maman, elles avaient, désormais, davantage l’esprit évangélique qui leur manquait, sans doute, un peu plus tôt, comme l’avait dit oncle Fernand.

Mon grand-père, Lucien Boutmy, bon-papa

Ma grand-mère Boutmy était décédée au Corbet, sa propriété du Beaujolais, en 1932 à l’âge de 51 ans. Lui-même en avait 56. Il était inconsolable. Maman a voulu que nous portions, Florence et moi, leurs alliances, considérant que c’était un modèle d’union.

Maman était mariée depuis deux ans à la mort de sa mère et son père s’est imposé très largement dans la vie du ménage : ce qui n’était pas bon et que mon père supportait difficilement.

 Je ne suis né qu’au bout de sept ans de mariage et mon grand-père a retrouvé un peu de gaieté à cette occasion. Il écrivait chaque jour, des vers sur un carnet que nous avons, hélas, perdu dans nos déménagements. Il s’est arrêté d’écrire le jour de ma naissance.

Il avait eu d’importantes responsabilités dans la sidérurgie, étant le directeur à Paris des aciéries de l’Arbed, propriété de la grande duchesse du Luxembourg. Dès la mort de sa femme, il a pensé à quitter son emploi et à voyager sans se soucier de ses finances, au grand désespoir de la famille Arloing qui lui était très proche. Après la mort de mon père, il a proposé à maman de venir s’installer avec lui à Cogny-en-Beaujolais, pour être proche à la fois de la maison de famille du Corbet et de Lyon. J’ai donc été élevé par mon grand-père et maman en ce village, attendant l’âge de six ans pour aller en classe. Bon papa se chargeant de mes premiers débuts.

Il avait une maladie de cœur et pesait lourdement sur sa fille, l’empêchant de se remarier. C’était néanmoins un homme d’une grande gentillesse. Lorsque j’étais à Sciences Po, une amie me disait : « Qui n’a pas connu votre grand père ne sait pas ce que c’est qu’un homme aimable avec une femme.  »

Nous sommes installés à Lyon en 1943, en sous-location. La population avait beaucoup augmenté avec la guerre, et n’avons trouvé une location 16 rue du Plat que quelques mois avant la mort de ce grand-père. J’ai été impressionné par le petit discours qu’il a prononcé quand il a pendu la crémaillère : « J’ai trouvé un logement pour y mourir ». Maman y est restée vingt-deux ans.

Pour moi, bon papa, c’était la rigueur morale et l’indulgence à l’égard de ceux qui ne partageaient pas ses idées. Il avait été marqué, à cet égard, par son oncle Émile Boutmy. Il était l’aîné des neveux de ce dernier et son exécuteur testamentaire. Son fils Charles, mort sur le front en 1940, avait épousé Maddy Gainsbourg, une femme insupportable qui a empêché pendant onze ans le règlement de la succession de son beau-père, jusqu’à la majorité de son fils Henri Philippe, dit Poucet, mettant sa belle-sœur, maman, durant de longues années, en grandes difficultés financières.

 À la fin de sa vie, bon papa était très religieux et avait été reçu dans la Confrérie du Saint-Sacrement. Il siégeait dans les stalles de la primatiale Saint-Jean, où j’ai été plus tard enfant de chœur et où se sont tenues les obsèques de maman.

Ma grand-mère Leblond

Elle avait perdu son mari, Louis Leblond, l’année de ma naissance. Elle habitait le château du Vau au sud d’Angers et maman m’y emmenait chaque année au mois d’août pour que je reste un Leblond et que j’y retrouve mes cousins. C’était le reste d’un château féodal brûlé sous la Révolution. Je me suis toujours demandé pourquoi cette famille parisienne avait voulu acheter en 1921 un tel édifice.

Pour cela, il faut faire un peu d’histoire. Louis Leblond, mon grand- père, était un homme, de l’avis de tous, très intelligent. Il avait dirigé très jeune le plus grand hôtel du Havre, le Frascati. Après son mariage, il y associa son épouse, née Piguet, de la famille des horlogers de Genève. Ma grand-mère parlait de cette époque avec émotion. J’ai entendu de nombreuses fois dans sa bouche le mot Frascati. C’était, manifestement, sa marque de fabrique.

Ils avaient, quelques années plus tard, acheté l’hôtel Monsigny à Paris, un hôtel pour voyageurs que mon père dirigea quand son propre père tomba malade. Cet établissement existe toujours.  Louis Leblond était devenu juge au tribunal de commerce de la Seine, ce qui montrait l’image positive qui était la sienne. Malheureusement la maladie de Parkinson a cassé sa vie professionnelle. Cela été très néfaste pour la famille.

L’achat du Vau correspondait, je pense, à la volonté de ce royaliste militant de devenir châtelain et seigneur d’un village. Il laissait entendre qu’il ne s’appelait pas Leblond mais Prévost de Noirfond, nom que ses ancêtres auraient eu quand ils avaient accompagné Louis XVI à l’échafaud, et qu’ils avaient abandonné pour ne pas être, à leur tour, guillotinés. C’est invérifiable mais cela explique la volonté de toute la famille de se comporter en aristocrates, d’aimer les belles voitures et de ne pas lésiner sur les dépenses. Les Leblond étaient flambeurs !  Mes deux tantes Villeminot et Piercy de Vomécourt, deux superbes femmes au caractère trempé, étaient l’une et l’autre, à Paris, arbitres des élégances et le sont restées jusqu’à leur mort.

Ma grand-mère, assez terrible, avait partagé les idées monarchiques de son mari. Elle présidait la table dans la grande salle à manger du Vau, dont les murs étaient couverts d’armures moyenâgeuses qui me faisaient peur. Les Leblond avaient tous de la personnalité et les repas étaient explosifs. Seule maman gardait son calme et en riait.

Je n’ai pas un bon souvenir du Vau où je m’ennuyais, mais ces voyages annuels ont constitué une part de mon expérience d’enfant et de jeune homme. J’étais au premier rang à dix-neuf ans dans le cortège du deuil de ma grand’mère. Tout le village était présent : une procession de deux cents mètres de long conduite par mon oncle, l’abbé Jean Leblond, depuis le château, à travers les vignes « Coteaux du Layon » que nous possédions, jusqu’à l’église. Cela m’a montré la bonne image de la famille et j’en suis encore fier. Je suis, malgré la mort prématurée de mon père, un Leblond. Le Vau a été vendu à ma majorité à la suite de querelles de famille, c’est quand même  dommage.

Les tantes : Lili et Malo

Tante Lili m’a appris à aimer les personnalités exceptionnelles. C’est par elle que j’ai fait vraiment connaissance de son mari Fernand. Celui-ci travaillait jusqu’à minuit presque tous les soirs et elle restait en face de lui, lisant de l’autre côté de la table. Excellente pianiste, elle jouait six heures par jour. A quatre-vingt-cinq ans, elle parlait toujours d’étudier son piano. Elle ne savait pas faire cuire un œuf mais savait imposer le respect, mouchant les fausses valeurs. On la craignait.

Malo, un diminutif du nom de la marraine de maman, a eu sur moi encore plus d’influence que sa sœur. Elle connaissait par cœur l’histoire de sa famille et savait valoriser les personnalités qui s’étaient distinguées.

Les militaires d’abord : son arrière-grand père qui avait suivi Napoléon dans toutes ses batailles de Iéna en 1806  à Waterloo en 1815 en passant par la Russie, son grand-père qui avait eu les mêmes grades d’officier sous Napoléon III et qui n’avait pas supporté les trahisons comme celle de Bazaine en 1870. La carrière d’officier était pour elle la plus méritante et c’est elle qui m’a fait penser durant plusieurs années à entrer à Saint Cyr.

Mais ce fut aussi Malo qui m’initia à la connaissance d’un de nos ancêtres, le comédien du roi Brizard dont elle gardait précieusement les archives. Elle rappelait qu’il était mort en janvier 1791, de chagrin de voir la façon dont on traitait Louis XVI qu’il aimait profondément, tout en souhaitant les changements que son maître Voltaire avait appelés de ses vœux. À sa mort, Brizard était capitaine de la garde nationale sous l’autorité de Lafayette, ce qui montrait son ouverture d’esprit.

Maman (pour mes enfants : grand-mère Marthe)

Elle a connu de grandes difficultés financières, de la mort de son mari pratiquement jusqu’à mon mariage. Cela lui a donné un comportement à part dans la bourgeoisie dont elle faisait partie.

Elle était, en réalité, plus aristocrate que bourgeoise. Elle portait une chevalière aux armes des Boutmy et m’en avait fait faire une que je me suis fait voler. Sa distinction était naturelle et était appréciée de toutes les classes de la société. Elle déroutait un peu mes beaux-parents qui la traitaient de gauchiste, alors qu’elle a toujours voté à droite et que, fondamentalement, ils l’appréciaient.

Elle avait, à la mort de son mari et ne disposant d’aucune pension de réversion, créé une entreprise de tissage à la main. Elle avait vu faire des Africaines à l’exposition coloniale de 1937. Pendant la guerre, elle eut du succès parce que les vêtements étaient rares, elle a employé jusqu’à quinze personnes. Mais au moment de la mort de son père, qui l’aidait beaucoup à vivre, en 1946, il n’y avait presque plus de clients pour une telle activité. Dès 1947, elle chercha un emploi stable. L’entreprise Mérieux lui proposa de la recruter à un bon niveau de salaire, mais elle préféra l’enseignement- elle avait les diplômes voulus- pour avoir les mêmes vacances que moi, tout en sachant que la rémunération des professeurs dans l’enseignement catholique était, avant les lois Debré, très faible et qu’il lui faudrait trouver d’autres ressources. Elle transforma alors son appartement en une pension pour élèves venant de la campagne. J’ai eu ainsi des amis qui le sont restés.

Plus le temps passait, plus elle s’engageait dans toutes sortes d’associations venant au secours des plus pauvres, et aussi en politique, dans le sillage du MRP. Autant mes tantes m’influençaient en rappelant le passé de la famille, autant elle me faisait pénétrer dans un univers de gens modestes que je ne connaissais pas. Elle créa une « maison familiale de vacances » aux Praz de Chamonix où elle recevait des familles catholiques de Lyon chargées d’enfants et aimant la montagne ; les hommes avaient fait leur service dans les chasseurs alpins et atteignaient sans guide les sommets connus. C’est comme cela que j‘ai connu la montagne.

La maladie qui a alors atteinte ma mère, le Basedow – un dérèglement de la glande thyroïde – l’a obligée à quitter toute activité pendant deux ans. J’étais en math-élem, terminale scientifique de l’époque, et mes études en ont souffert. J’allais la voir à l’hôpital et dans les maisons de repos où elle était reçue, elle souffrait de mon absence.  Mon regard sur ceux qui sont en difficulté s’est élargi et cela m’a aidé plus tard dans ma carrière.

On l’a guérie et elle a pu reprendra toutes ses activités jusqu’à un âge avancé. C’est cette période de sa vie qu’ont connue mes enfants avec l’acquisition de la maison de Marcy où elle a été très heureuse. Elle était encore fidèle à ses engagements antérieurs. Elle a même voulu se présenter aux élections municipales mais elle a été battue car elle n’était pas encore depuis assez longtemps dans un village où tout le monde se connaît. Une fois par an, Villefranche-sur-Saône fêtait les conscrits dans la rue Nationale. En avant se situaient les hommes de vingt ans, ensuite ceux de trente, puis de quarante et ainsi de suite jusqu’à soixante-dix ans. Une année, on vit ma mère dans un landau tiré par un cheval, assise derrière le cortège, à côté du vétéran avec un grand chapeau et riant à gorge déployée. Elle ne manquait pas le voyage annuel des pompiers de Marcy, épuisant par sa longueur. À soixante –treize ans, elle partit à Paris avec un pliant pour assister à la grande manifestation de défense de l’école libre ; elle passa quatorze heures dans les rues et me dit le soir qu’elle n’était pas fatiguée parce que c’était formidable.

Après notre mariage, elle vint pendant deux ans à Paris, en train de nuit, pour suivre les cours de madame Borel Maisonny et créer à Lyon un enseignement pour enfants atteints de diverses infirmités les empêchant de progresser dans leurs études, notamment la dyslexie. Elle ne s’arrêta qu’à soixante-quinze ans. Je n’étais pas toujours en phase avec elle mais elle m’a beaucoup influencé.

Le père Bertrand, préfet des études du collège des Maristes de Lyon

Maman avait fait sa connaissance quand il m’a accepté en 9 ème, aujourd’hui CE2, alors qu’il n’y avait plus de place. C’était un homme d’une grande intelligence venant d’un milieu modeste. Dès l’abord elle a été en admiration devant lui, et il a été le confident de ses soucis, même après qu’il fut muté au collège de Vichy. S’il était resté à Lyon, j’aurais, sans doute, poursuivi mes études chez les maristes, bien que devenues trop chères pour elle : il aurait fait quelque chose pour l’aider et je n’aurais pas connu les affres d’écoles nulles pendant deux ans avant d’entrer au Lycée du Parc.

Il était très engagé dans le MRP d’alors, et a fait connaître à maman des députés connus à Lyon à l’époque, notamment Pierre Bernard Cousté, une des figures du mouvement, avec qui elle se lia pendant des décennies, organisant chez elle, pour lui, avenue Berthelot, des réunions, lors de chaque législative.

 Le père Bertrand, était, quand il était encore à Lyon, aumônier de la prison Saint-Paul où étaient détenus les prisonniers politiques qui avaient été emprisonnés après la Libération. Il m’a emmené au moins une fois au parloir de la prison, je devais avoir dix ans. Il se rendait beaucoup à Paris et s’est lié avec mon oncle abbé Jean Leblond, devenu professeur d’anglais à Stanislas. C’était aussi un habitué des Semaines Sociales de France, créées à Lyon au début du XX° siècle et rassemblant des hommes et des femmes se recommandant du catholicisme social. J’y suis venu pendant toutes mes années d’études à Sciences Po.

Il nous a mariés à la cathédrale de Senlis. Ma belle- mère n’a pas apprécié son homélie pourtant très gentille. Je n’ai pas compris ce qu’elle lui reprochait. Il est décédé quelques années après. Maman l’avait perdu de vue.

2/  Mon arrivée à Paris

Mon passage par Sciences Po. Jacques Chapsal, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris

Pour moi, quitter Lyon pour Paris, c’était un peu une aventure. Maman venait d’être bien malade. Elle avait désormais heureusement un peu d’argent, la succession de son père venant d’être réglée, mais c’était dur pour elle de me voir partir. Les tantes, elles, étaient très favorables malgré la distance qui les séparerait désormais de moi, et avaient trouvé pour moi une chambre près de l’école chez une de leurs relations.

Quand j’ai passé la porte de Sciences Po et que j’ai vu le nom d’Emile Boutmy à la porte de l’amphithéâtre qui lui fait face, j’étais un peu ému.

Le jour même, j’ai croisé Jacques Chapsal dans le hall qui se dirigeait, à 13 heures, vers le Solex qu’il garait dans la  rue face à l’entrée pour aller déjeuner en famille. C’était un homme d’apparence austère qui rappelait ce qu’avait dû être Emile Boutmy : une vie entière consacrée à la formation des élèves, vivant de son salaire sans recherche de profits. Il était impressionnant de dignité. J’eus, deux ans après, l’occasion de lui parler quelques instants et pus lui dire mon lien avec le fondateur. Il me dit : « Vous entrerez à l’ENA si vous êtes digne de lui, c’est le seul de mes prédécesseurs dont je m’inspire. » Toute ma vie, j’ai eu présente à l’esprit cette parole qui m’engageait.

C’est un homme comme lui qu’il faudrait mettre à la tête de l’école aujourd’hui.

L’historien Devisse

Nous étions, dès la première année, répartis en groupes de vingt-cinq, en des conférences dites de méthode. L’histoire était la première des disciplines. J’avais entendu dire que Devisse était l’un des meilleurs maîtres de conférence et je m’étais inscrit dans son groupe. Bien m’en a pris : cet homme exceptionnel nous a passionnés toute l’année. Nicole Mialaret en était aussi et nous en parlons encore.

Il était très exigeant. Il nous proposait d’oublier un peu ce que nous avions appris dans nos études secondaires et d’entreprendre avec lui une étude originale des faits marquants de l’histoire depuis la Renaissance. Il nous interrogeait sans cesse sur tel ou tel événement qui lui paraissait fondamental pour la compréhension de l’histoire. Il nous donnait beaucoup de travail. Une forte ambiance régnait dans la conférence. Sciences Po vivait intensément grâce à lui. Il n’avait aucun a priori idéologique.

Alain Trapenard, Olivier Chevrillon, Bernard Gournay, Michel Crozier

Trois d’entre eux étaient sortis de l’ENA quelques années plus tôt. L’un était au Conseil d’État, deux autres à la Cour des Comptes, le quatrième était un sociologue déjà très connu. Ils avaient une vision critique de l’administration de l’époque, considérant qu’elle était beaucoup trop rigide dans son fonctionnement, qu’elle donnait trop de place au contentieux juridique aux dépens d’une réflexion sur la façon dont elle doit correspondre aux besoins du public. Ils avaient trente ans d’avance. Ils sont tous aujourd’hui décédés. S’ils étaient vivants, ils se trouveraient à la pointe du combat. Ce sont eux qui m’ont conforté dans mon désir d’entrer à l’ENA par l’image vigoureuse qu’ils donnaient et la passion qu’ils avaient pour la chose publique. Je me rendais souvent à la Cour des Comptes, où Trapenard et Gournay, jeunes auditeurs, ne disposaient pas de bureaux individuels et se parlaient beaucoup.

3/ Le temps de l’ENA

Le père Godart en Algérie

Après le concours de 1961, je suis parti faire mon service militaire, d’abord à Maisons-Laffitte puis en Algérie. Florence et moi, nous nous sommes mariés en septembre 1962 et elle a pu me rejoindre  pour y enseigner dans le collège des Pères Blancs de Constantine. Le directeur du collège était le père Godart, un Belge qui avait été attiré par la vie des successeurs du Père de Foucauld. C’était un grand seigneur. L’Algérie était désormais indépendante, mais il pensait que la France avait toujours sa place dans l’enseignement.

Il manquait de professeurs et se mit à les recruter dans toutes sortes de pays : Libanais, Égyptiens, Mauriciens. Florence, détentrice d’une licence de physique et chimie, prenait désormais place dans cette communauté internationale qui n’avait pas été la sienne jusque-là. Le père Godart accepta de me convier à tous les repas qui étaient pris ensemble. C’était ma première expérience internationale. Rien de petit dans le comportement du Père. Une vue sur l’Algérie qui, malheureusement n’a guère été suivie par ceux qui, ensuite, eurent à conduire ce pays. Plusieurs Pères blancs furent assassinés. Le Père Godart est rentré en France et nous avons continué à le voir jusqu’à son décès. C’est lui qui a baptisé Olivier.

Comme je l’ai écrit, il eut aussi une influence majeure sur Florence, qui s’est vue dans une situation inédite pour elle. Les postes de préfet étant alors exclusivement confiés à des hommes, les épouses jouaient un rôle majeur auprès de leur mari. L’expérience algérienne a aidé Florence à s’ouvrir aux diverses populations et à ne pas s’en tenir aux publics privilégiés.

4/ Ma carrière 

Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur,

Je n’avais rien fait pour entrer à son cabinet. Il avait appris à me connaître par les rapports que je faisais, quotidiennement, des points de vue des préfets sur l’actualité au lendemain des événements de 1968. Il avait demandé qui écrivait ces textes et avait voulu m’avoir auprès de lui. Ainsi je fus en contact permanent avec un homme, exceptionnel par beaucoup de côtés, et trop mal connu. Il ne battait pas l’estrade pour se fait apprécier, et allait au cinéma sans garde du corps, pensant que son physique de Français moyen ne le faisait pas reconnaître.

Aujourd’hui, un gros livre a paru à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Pompidou. Il ne parle guère de lui et c’est dommage. C’était sans doute un de ses plus proches conseillers et un ami fidèle jusqu’à la fin.

Marcellin, résistant dans le sillage de Marie-Madeleine Fourcade, avait commencé une carrière politique dès le début de la Quatrième République sans autre étiquette que la modération. Il avait été  secrétaire d’État de Jules Moch, ministre de l’Intérieur, un homme qui, socialiste, avait joué un rôle majeur en 1948, dans la lutte contre le communisme, en organisant la police de manière à ce qu’elle soit en mesure de résister et en créant à cet effet les compagnies républicaines de sécurité. Jules Moch et Marcellin œuvraient ensemble. Marcellin s’en est souvenu quand il reçut, à son tour, la responsabilité de ce grand ministère. Pour lui, l’ordre public était une priorité, quelle que fût la sensibilité politique du pouvoir. Les hommes politiques des partis de la majorité  n’avaient pas  lui dire ce qu’il devait faire. Il considérait comme une priorité de faire face au danger communiste au niveau international et s’insurgeait contre « les gentils », comme il les appelait.

Il avait prouvé son énergie dès qu’il avait accédé au pouvoir en juin 1968 après les événements de mai, et le général de Gaulle avait approuvé la volonté sans faille de son ministre. Pendant les six ans passés au ministère, il n’a pas pris de vacances, résistant, par sa connaissance exemplaire des dossiers, à l’UNR qui voulait sa place.

Il avait pour principe de défendre les personnels placés sous ses ordres contre les attaques injustes. Il voulait des policiers suffisamment nombreux dans les manifestations, considérant que les bavures venaient le plus souvent de l’infériorité numérique.

 Les discours que je préparais avec lui pour la séance budgétaire relative au budget de l’Intérieur dans un hémicycle très plein étaient marqués par cette volonté sans faille. Pendant que ses collègues étaient en vacances, il assumait sa responsabilité. Je me suis inspiré de lui dans mon métier de préfet : j’ai toujours été là quand la situation le demandait et j’ai, comme lui, hiérarchisé l’urgence des sujets à traiter. « Quand la maison brûle, on n’appelle pas le décorateur ! »

 J’ai appris qu’en matière d’ordre public, un préfet est seul et qu’on ne peut compter sur des administrations centrales. Il faut ne leur demander que le minimum et ne compter que sur soi pour le meilleur et pour le pire.

C’est grâce à Marcellin qu’il n’y a pas eu d’attentat sous Pompidou, le ministère s’étant organisé pour les déjouer.  Il a subi une décision négative du Conseil Constitutionnel qui a annulé son désir d’empêcher la reconstitution des ligues dissoutes. J’ai assisté à sa colère téléphonique avec Alain Poher qui se préparait à saisir ce Conseil et qui l’a fait malgré tout. Ce fut le début de l’entrée du Conseil Constitutionnel dans l’arène politique.

Marcellin n’était pas un homme aimé mais respecté, qui parlait librement avec Pompidou une fois par semaine. Celui-ci l’a conservé, envers et contre tout, pendant six ans parce qu’il avait confiance en lui. Il l’a remplacé un mois avant sa mort, et j’ai compris alors que sa mort était imminente parce qu’il avait cessé de résister à son entourage.

Giscard n’a pas compris suffisamment qu’il pourrait être de bon conseil et a laissé, c’est dommage, se développer des campagnes injustes contre lui.

Jean-Pierre Fourcade

Il ressemblait, d’une certaine manière, à Marcellin parce qu’il montrait la même fermeté à défendre les finances que celui-ci avait exprimée pour l’ordre public.

J’avais auprès de Fourcade une fonction plus large que celle qui était la mienne au cabinet de l’Intérieur, puisque je m’occupais à la fois de la presse et du Parlement. Marcellin avait eu à traiter les lendemains de mai 68, Fourcade, la première grande crise pétrolière. Les deux hommes ont montré les mêmes qualités d’énergie.

L’inflation était alors à deux chiffres et il fallait chercher tous les moyens de la combattre, le premier d’entre eux étant de défendre l’équilibre budgétaire. C’était une question difficile parce que la conscience du danger n’était pas suffisamment partagée, notamment par le premier ministre, Jacques Chirac. Fourcade n’eut pas comme Marcellin des opposants venant de l’extérieur, mais il en eut dans le gouvernement dont il faisait partie. Marcellin tint six ans avec l’appui du président de République. Fourcade seulement deux ans, Giscard l’ayant laissé tomber après l’avoir choisi. Plusieurs fois, sans doute pris de remord par la suite, il a failli lui proposer de revenir, mais cela ne s’est pas fait.

Marcellin comme Fourcade m’ont montré que la rigueur dans les affaires de l’État est une nécessité, quels que soient les obstacles. C’est une leçon que j’ai gardée pendant toute ma carrière et dont on serait bien inspiré de se souvenir aujourd’hui.

Maurice Faure, président du Conseil général du Lot

J’arrivai dans le Lot en 1987 après avoir passé des moments très durs comme préfet de police en Corse Le département qui m’était confié m’avait été décrit comme très beau mais je ne le connaissais pas.

Naturellement, ma première visite a été pour le président du Conseil Général, Maurice Faure. Celui-ci m’accueillit avec méfiance, car nous étions sous la première cohabitation et il était dans l’opposition. Mais il avait bien connu Marcellin pendant de longues années et savait quel homme il était. Cela a immédiatement détendu l’atmosphère.

Quand je suis arrivé dans ce département, je n’avais, à part la Corse, qu’une connaissance limitée de la vie de province et je restais trop administratif malgré mon séjour à Meaux. Maurice Faure, apprécié de toutes les populations du Lot pour son savoir vivre et sa simplicité – il n’avait pas de voiture de fonctions – m’a appris ce qu’un préfet doit savoir pour exercer sa fonction avec une bienveillance qui n’exclut pas la fermeté.

Il me trouvait parfois trop pressé : « Monsieur le préfet, on ne part pas après les discours, on reste avec les gens, c’est cela qu’ils aiment ». La session du Conseil général à laquelle j’étais, par la  volonté de Maurice Faure, le seul préfet qui continuât à assister après la décentralisation de 1982, se terminait par un déjeuner où assistaient, en plus des parlementaires et des conseillers généraux, le préfet et les sous-préfets, les directeurs et les chauffeurs dans une salle étroite et surchauffée. La boisson était, probablement, un peu trop abondante, mais droite et gauche se retrouvaient et, pour un temps, rangeaient leurs armes.

Maurice Faure passait pour proche de François Mitterrand. C’était vrai sous l’angle intellectuel mais des nuances existaient entre les points de vue des deux hommes en des matières fondamentales. Faure a nuancé ma vision de cet homme complexe.

Le samedi matin, Faure traversait la cour de la préfecture pour parler avec moi. Ainsi, un dialogue facile s’établissait sur des dossiers sur lesquels nous n’étions pas toujours d’accord mais qui progressaient grâce à ce dialogue.

Au moment des élections présidentielles de 1988, Maurice Faure me dit : « Dans deux cas sur trois, je suis ministre. Si c’est Barre, il aura besoin d’un homme de gauche comme moi. Si c’est Mitterrand, il aura besoin d’un modéré comme moi. Il n’y a qu’avec Chirac que je ne le serai pas car je ne le considère pas comme un homme d’État.» Mon souvenir du cabinet Fourcade me faisait adhérer à cette dernière observation, même si elle était, à certains égards, exagérée.

 Maurice Faure m’a laissé un grand souvenir. Dans tous les postes que j’ai occupés après le Lot, je me suis efforcé de m’inspirer de son comportement et, plus tard, le dialogue entre nous s’est poursuivi :  je suis venu régulièrement le voir dans son appartement de Paris et  son décès m’a peiné.

Valéry Giscard d’Estaing, président du Conseil Régional d’Auvergne

Dès ma sortie de l’ENA en 1966, j’ai été sensible à la personnalité de Giscard qui venait de quitter le ministère des Finances, poste au cours duquel il avait séduit le Parlement par ses discours budgétaires sans notes. Lorsque j’étais membre du cabinet de Raymond Marcellin qui avait lui aussi l’étiquette « Républicains Indépendants », j’assistais aux réunions du groupe à l’Assemblée Nationale. Giscard venait régulièrement et je l’écoutais avec intérêt. J’avais été présenté à lui mais comme beaucoup d’autres. Lorsque j’ai été nommé préfet de la région d’Auvergne, Giscard, consulté, s’est contenté de dire qu’il ne me connaissait pas. On ne lui avait pas dit, à l’époque des présidentielles de 1974, que son parti m’avait désigné comme son délégué dans l’Oise.

 Lorsque j’ai été nommé en Auvergne, il était un homme différent de celui que j’avais connu vingt-deux ans plus tôt. L’échec de 1981 l’avait profondément marqué et il avait, depuis, accompli une nouvelle carrière qui l’avait rendu plus près des gens. Ceux-ci le reconnaissaient toujours comme l’ancien président de la République mais lui parlaient plus volontiers et continuaient à apprécier sa valeur. Pendant longtemps, il avait cru pouvoir retourner au pouvoir. Quand je suis arrivé, cette perspective n’était plus d’actualité.

Il aimait passionnément sa région d’Auvergne, rappelant que ses quatre grands-parents y étaient enterrés. Il voulait contribuer à la relever, considérant qu’elle était malade. Il tendait la main au préfet pour cela. Cette main, je l’ai saisie.

Il cherchait à faire voter par son assemblé les investissements de nature à favoriser un renouveau économique. L’État et l’Europe étaient concernés. Le premier d’entre eux était le projet de Vulcania contre lequel les écologistes étaient vent debout. C’est un parc pédagogique et touristique mettant en valeur les phénomènes volcaniques d’Auvergne. J’ai moi-même très vite constaté que Giscard avait raison de se battre pour un investissement qui attirerait les visites de la région. La dissolution de 1997 ayant vu l’arrivée des écologistes au pouvoir, on me demanda à Paris de m’opposer au projet. Je n’ai pas obéi et j’ai signé le permis de construire. Ce fut un tollé contre moi et, sans l’appui de Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, j’aurais immédiatement perdu mon poste.

J’ai tenu en Auvergne encore deux ans et demi pendant lesquels j’ai contribué à lever tous les obstacles juridiques au projet, sans être le moins du monde aidé par les administrations centrales, Convaincu que Giscard avait raison, j’ai travaillé seul avec l’avocat du Conseil Régional et nous avons gagné au Conseil d’État.  J’ai été invité à l’inauguration quelques temps après avoir quitté la région et Giscard m’a dit ce jour-là : « Nous vous devons beaucoup ! » Pour cela, j’ai dû renoncer à recevoir une région plus importante, mais j’en suis fier.

Giscard, en Auvergne, m’a beaucoup apporté, lors des rendez-vous qu’il me donnait dans son modeste bureau. Il avait gardé un réseau international qui rendait sa conversation passionnante. Grâce à lui, nous avons dîné, Florence et moi, avec Kissinger, avec Helmut Schmidt et bien d’autres. D’ordinaire, un préfet reste trop hexagonal. Je me suis ouvert aux questions extérieures et je m’appuie encore sur les observations de Giscard pour l’analyse de l’actualité.

Michel Charasse 

Lorsque je suis arrivé en Auvergne, il était sénateur du Puy-de-Dôme. Je n’avais pas une opinion positive de lui. Je pensais qu’il avait été de ceux qui m’avaient empêché d’être préfet en 1981, et Giscard m’avait fait un portrait négatif de l’homme quand je lui avais rendu visite à ma nomination.

Une fois sur place, j’ai changé un peu d’opinion. Quand en 1997, la gauche fut à nouveau au pouvoir à la suite d’une dissolution malheureuse, je ne pouvais être persona grata. Charasse a été le seul, à gauche, qui m’ait défendu. Il considérait que je faisais bien mon travail comme représentant de l’État et que je devais être soutenu dans les dossiers difficiles que j’avais à traiter. Il n’a jamais dit de mal de Vulcania, et quand madame Voynet déclara qu’elle ne signerait plus de déclaration d’utilité publique d’autoroutes, il est venu à mon secours.

La question était majeure. La déclaration d’utilité publique (DUP) avait été émise pour toute l’autoroute Clermont-Bordeaux, sauf dans le Puy-de-Dôme. Si la décision n’était pas prise avant le 31 décembre 1997, toute la procédure était à reprendre, avec pour conséquence plusieurs années de retard. Je me déchaînai pour obtenir cette décision en dépit de l’opposition de la ministre, et j’ai gagné. Charasse a été pour moi, un soutien majeur à Paris où il avait un réseau innombrable, et où il était entendu, même si Mitterrand n’était plus là. On le disait franc-maçon. C’était peut-être vrai mais il était d’abord lui-même.

Il me parlait souvent de Mitterrand qui venait de mourir. C’était une passion. Il avait été un des collaborateurs privilégiés, et me montrait des aspects méconnus de ce personnage complexe. Mon point de vue sur Mitterrand étant à l’origine lié aux combats auxquels j’avais été associé, Charasse m’a fait évoluer sensiblement. Je persistais à lui reprocher son alliance en 1981 avec les communistes mais j’étais davantage sensible à ses qualités intellectuelles. Giscard, aussi, qui l’avait combattu, le prenait pour un homme de valeur, à l’inverse de Chirac qu’il méprisait. Mitterrand, malgré tous ses défauts, a quand même été un des présidents qui ont compté, comme De Gaulle, Pompidou et Giscard. On ne reste pas quatorze ans au pouvoir sans en avoir les qualités.

Charasse est décédé. S’il était de ce monde, je continuerais à le rencontrer.

De cette énumération des influences qui m’ont marqué toute ma vie, je retiens que je suis toujours fidèle en politique à ce que j’étais à quatorze ans. Je ne suis pas passé, comme beaucoup, de la gauche à la droite en vieillissant. J’ai toujours eu un comportement de modéré. Les personnalités que j’ai rencontrées au cours de ma vie m’ont conforté dans cette attitude et m’ont enrichi dans ma perception des sujets.

Souvenirs d’enfance

Par Jacques Darmon
Décembre 2023

Du plus loin que je me souvienne, je fus un enfant heureux.

Ma petite enfance s’est déroulée à Alger – El Djazaïr, les Îles – entre les deux extrémités de l’avenue de la Bouzaréah, au cœur de Bâb-el-Oued, le quartier populaire de la ville.

Je suis né le 12 août 1940, à 23 heures m’a-t-on dit.

Mon père était absent à ma naissance. Affecté d’abord à Marseille, revenu à Alger à la  fin de 1940, il fut mobilisé à nouveau en mars 1943 et ne revint qu’en juillet 1945. Ma mère, seule avec un, puis deux enfants (mon frère Claude naquit en août 1942), habitait dans l’appartement de sa belle-mère au 14 de l’avenue de la Bouzaréah, mais vivait le plus souvent possible chez sa mère, au 44 de la même rue, à trois cent mètres de là.

L’appartement de ma grand-mère maternelle que nous appelions Mamy (et que mes enfants plus tard appelleront la Grande Mamy) me paraissait immense. Destiné à abriter une famille de cinq enfants, il était pratiquement vide quand ma grand’mère y vivait seule (avec ma cousine Françoise à partir de 1946). Les deux pièces du fond étaient inhabitées. Très sombres, emplies de vieux meubles et de vieux livres, elles me paraissaient mystérieuses, je n’y entrais qu’avec crainte.

Mon plus ancien souvenir est sans doute un rêve : je me vois dans les bras de ma grand’mère descendant à la cave de l’immeuble du 44 de l’avenue de la Bouzaréah. Ma mère tient Claude dans ses bras. On entend le bruit des sirènes. Tout est sombre.  J’ai longtemps cru que le seul moment où les bruits de guerre sont parvenus à Alger était le débarquement américain de novembre 1942. J’avais alors à peine plus de deux ans. Est-il possible que j’aie gardé un souvenir si fort ? Je ne sais, Mais j’ai appris récemment que des bombardements allemands sur Alger se sont poursuivis jusqu’à la défaite de Rommel, début 1944 ! Le souvenir de cette anecdote à quatre ans serait plus vraisemblable

En revanche, j’ai un souvenir précis du 8 mai 1945 : je suis debout, chez ma grand-mère, au balcon de son appartement. Je regarde l’avenue de la Bouzaréah, noire de monde, des Français, des indigènes, tous mélangés. On crie, on chante : la Carmagnole, la Marseillaise, partout des drapeaux bleu, blanc, rouge. La guerre est finie, toute la ville est en fête : la paix est revenue.

Par la suite, quand nous retournions chez ma grand-mère, je passais de longues heures sur ce balcon : situé au deuxième étage, il donnait directement sur la « place des Trois Horloges », ainsi dénommée parce qu’une horloge publique y montrait trois cadrans.

Cette place était au cœur de Bâb-el-oued. Une grande majorité de musulmans, les « indigènes », arabes ou kabyles (ne pas confondre !), qui tenaient tous les magasins d’alimentation, mais aussi une forte minorité juive, en général des commerçants (pharmaciens, droguistes, magasins d’habillement ou de tissus,..) ou des professions libérales (avocats, médecins,…). Les rues étaient grouillantes de monde.

Un tram y faisait un virage délicat (en langage pataouète, on disait : « là où le tram y se tord ») ; les rails crissaient bruyamment ; souvent, la perche déraillait et quittait le caténaire. Le tram s’arrêtait alors et le receveur descendait pour s’efforcer, en tirant sur une corde, de remettre son patin sur le fil électrifié. C’était un spectacle fascinant. Dès que le tram redémarrait, des petits « yaouleds », pieds nus, se précipitaient pour grimper sur les pare-chocs arrière en poussant de grands cris. Je les enviais de se livrer à un sport qui ne m’était pas permis !

La circulation automobile me paraissait considérable : en fait, il passait à peine une vingtaine de voitures toutes les minutes. Un de nos jeux consistait à noter la marque de ces automobiles et à nous livrer à des calculs statistiques aussi compliqués qu’inutiles. Que d’après-midi à compter les « Celtaquatre » et les « Citroën » !

Mon père avait été appelé, en mars 1943, au sein de l’armée d’Afrique. D’abord en opérations au Maroc, il débarqua en septembre 1943 en Corse, puis en avril 1944 en Italie, où il participa à la bataille du Monte Cassino. Il atteignit, avec l’armée du futur maréchal Juin, Saint Tropez le 4 septembre 1944 ; il participa à la libération de Colmar et poursuivit la guerre jusqu’en Allemagne dont il ne revint qu’en juillet 1945.

La légende bien-pensante veut que ce soient les indigènes qui aient constitué l’essentiel de ces recrues algériennes. En fait, il y eut sous les drapeaux exactement le même nombre de musulmans et de pieds noirs : 150 000. Et il y eut le même nombre de pertes dans ces deux communautés : environ 15 000 (un pourcentage énorme !). Mais, dans la population algérienne, les pieds noirs étaient dix fois moins nombreux que ceux qu’on appelait les indigènes.

Dans l’attente du retour de papa, ma grand’mère paternelle nous accueillait dans son appartement au 14 avenue de la Bouzaréah. Enfants, le trajet du 14 au 44 de cette avenue que nous faisions si souvent, Claude et moi, représentera toujours un grand voyage.

Situé sur le même palier que l’appartement de mon oncle Aïzer, son fils ainé, le logement de ma grand-mère paternelle, Meriem qu’on appelait Marie, donnait sur une petite cour intérieure. Il se composait de deux pièces séparées par un couloir qui me paraissait immense (mais quand je le reverrai en 1962, je constaterai qu’il n’avait pas plus que trois mètres !). Ma grand’mère habitait l’une de ces pièces, nous vivions dans l’autre. Cette chambre unique nous servait de chambre à coucher, de salle à manger et surtout de salle de jeu.

J’ai gardé l’image de longues journées passées assis sur le carrelage, entouré de quelques jouets assez frustres : une chaise d’enfant en bois et une grande boite à biscuits en fer blanc qui contenait tous mes jouets : essentiellement une locomotive et un avion en fer. Cet avion a traversé le temps et l’espace : ma mère l’avait encore dans son placard à Paris en 1980 ! La chaise en bois est toujours là. Il y avait aussi un petit chien en peluche (que j’ai gardé précieusement jusqu’à l’âge de quatre ans, quand mon frère m’en a privé pour en faire à son tour son doudou.

De ce souvenir, j’ai gardé la conviction que les enfants s’amusent avec des objets sans importance et qu’il est absurde, et peut-être dangereux pour eux, de leur offrir des cadeaux sophistiqués et coûteux. Je n’ai jamais pu offrir de tels cadeaux et j’ai ressenti une joie profonde à voir mon petit-fils Benjamin, à quatorze mois, s’amuser à pousser un balai ou une petite chaise en plastique blanc.

J’ai commencé l’école à cinq ans, à « l’école des demoiselles Alberti ». L’école, au bout de l’avenue de la Bouzaréah, se trouvait près d’un grand square où nous allions jouer en sortant l’après-midi. C’était une école de filles (nous étions quatre garçons perdus parmi vingt filles !) à classe unique, dirigée par ces deux vieilles demoiselles, près du lycée Bugeaud. C’est là que j’ai appris à lire et à compter. J’ai gardé l’image d’une grande salle où les petites tables de bois étaient alignées en trois ou quatre rangées : chaque rang correspondait à un niveau scolaire. Si un élève progressait en cours d’année, il changeait de rang ; en cas d’échec, aussi ! J’ai gardé le souvenir que cet ordre avait un sens : il n’était pas indifférent d’être dans la rangée de droite ou dans celle de gauche, ou encore au premier ou au dernier rang.

En 1945, mon père est revenu.

J’ai un souvenir étrange de ce retour : je me vois dans une gare de chemin de fer, couché sur le quai pour regarder sous le châssis de la locomotive, tandis que ma mère se précipite dans les bras d’un homme en uniforme que je ne connais pas. Très probablement, c’est un rêve ou une confusion avec une autre scène : comment mon père aurait-il pu revenir en train de la guerre en Europe ! Néanmoins, Claude a le même souvenir : papa aurait-il débarqué à Oran ?

Reste que j’ai toujours été fasciné par les trains : au jardin Laferrière, je passais de longues heures, accroché aux grilles qui donnaient en contrebas sur les voies ferrées. Je répétais sans cesse : « je veux être mécanicien des Rrains ». Plus tard, je me suis passionné pour les trains électriques. Il y avait en face du petit lycée Condorcet, une boutique spécialisée dans la vente de modèles réduits. Sur la vitrine, une plaque de papier d’argent : lorsqu’on appuyait avec la paume de la main, un train se mettait en route. Chaque jour, à la sortie, je passais quelques minutes à voir s’animer tout un paysage avec locomotives, wagons, chefs de gare, passages à niveaux… L’ironie du destin a voulu que je n’aie jamais eu l’opportunité professionnelle de m’approcher de l’industrie ferroviaire, tandis que mon frère Claude a présidé la principale société du secteur !

Après le retour de mon père, nous avons quitté l’avenue de la Bouzaréah. Nous habitions une villa à Hydra. Il y avait là, en hauteur au-dessus d’Alger, quelques petites maisons dans un environnement de bois et de prés (le quartier a bien changé : il est devenu aujourd’hui le lieu de résidence des privilégiés du régime !). J’avais six ans, mes souvenirs sont plus précis. La villa me semblait grande. Ma mère me dit plus tard qu’elle était construite sur pilotis ! Dans le petit jardin, il y avait un figuier aux branches très basses. Claude et moi avons passé des heures dans cet arbre : refuge, cachette, île au trésor…Aujourd’hui encore, je suis toujours heureux de retrouver l’odeur familière du figuier.

L’école, un grand groupe scolaire assez récent, était à quelques centaines de mètres. Pour s’y rendre, il fallait traverser un bois, pour nous une forêt. J’ai toujours associé le départ pour l’école aux fortes senteurs de pin et de mimosas du chemin forestier. Nous traversions seuls cet espace immense et j’étais très fier à six ans de tenir la main de mon petit frère (encore plus fier aujourd’hui, quand je remarque que mes petits enfants ne vont pas seuls à leur école située à quelques centaines de mètres !).

Bien entendu, dans les écoles publiques d’Algérie, l’éducation était calquée sur les cours que l’on enseignait en métropole. Le « Lavisse », manuel d’histoire, expliquait, à nous autres Berbères judaïsés, que « nos ancêtres, les Gaulois, étaient grands et blonds ». Les exercices de grammaire nous faisaient conjuguer : « le fermier sème son blé ». C’était le beau temps de l’intégration !

Curieusement, j’ai beaucoup moins de souvenirs de cette école que de l’école Alberti. Claude me rappelle que l’école était surtout fréquentée par les Arabes du quartier et que les Français y étaient peu nombreux. Une image cependant : un jour, sur le chemin de l’école, jouant avec mes camarades, je tombe au sol ; je me relève et je continue à courir jusque dans la cour. A mon arrivée dans l’établissement, je suis accueilli par les cris de mes camarades, la maîtresse se précipite sur moi et m’entraîne rapidement dans la salle principale- la classe des Grands- celle où se trouve l’armoire à pharmacie. Elle me fait asseoir et se penche sur mon genou gauche. Dans ma chute, j’avais heurté un tesson de bouteille dont un morceau était resté fiché dans mon genou, lequel saignait abondamment. Je ne sentais rien et je ne m’en étais pas aperçu. Il m’en est resté une cicatrice profonde au genou droit qui se voit encore aujourd’hui. J’ai eu beaucoup de chance de ne pas avoir sectionné une veine ou un tendon plus gravement.

Le quartier n’était pas un lieu tranquille : un soir, mes parents étaient partis dîner à Alger, chez mon oncle Aïzer. Nous étions restés seuls, Claude et moi, gardés par notre femme de ménage arabe. Vers onze heures du soir, une bande de gamins (ou jeunes adolescents, je ne sais) se sont mis à jeter des pierres sur les volets de la maison. Terrorisée, la jeune femme s’est précipitée sous le lit et nous a pris auprès d’elle. Le caillassage s’est poursuivi avec des cris pendant de longues minutes. Je me suis souvenu que mon père m’avait laissé un numéro de téléphone en cas de problème. Courageusement, je suis sorti de notre cachette et je l’ai appelé. Une demi-heure plus tard, mes parents affolés étaient de retour, accompagnés des sirènes hurlantes de deux motards de la police bottés et casqués. Bien entendu, les gamins avaient disparu. Pour remercier les policiers de leur intervention, mon père leur offrit à boire : je garde cette image des deux hommes en uniforme, en pleine nuit, un verre à la main, dans notre salle à manger. J’ai longtemps été très fier de cet acte de lucidité à six ans et demi.

J’ai également le souvenir d’un voyage qu’à la fin de l’année 1946, nous avions fait en Algérie. Je ne sais quel était l’itinéraire. Papa conduisait une Citroën bleue ; nous étions, Claude et moi, assis à l’arrière dans un spider découvert ; les normes de sécurité d’aujourd’hui interdiraient ce genre de véhicule. Pour nous cependant, c’était un jeu fantastique : rouler en plein vent, voir le paysage défiler…

Ma mère et ma tante Marcelle m’emmenaient souvent pour de longues promenades « en ville », c’est-à-dire dans les beaux quartiers de la rue Michelet ou de la rue d’Isly. Toutes deux, encore jeunes, étaient attirées par ces magasins brillants où s’étalait la mode de la métropole. Fascinées par ces vitrines, un jour, ma mère et ma tante m’ont perdu. Je me suis retrouvé seul dans la rue. Probablement en pleurs, Toujours est-il qu’une dame m’a recueilli et, je ne sais comment, elle a pu trouver mon adresse (aurais-je été capable de la lui donner ?) et me ramener chez ma grand-mère au 44 de l’avenue de la Bouzaréah.  A mon arrivée, toute la famille était réunie dans le plus total affolement : ma mère bien sûr qui s’est jetée sur moi en pleurs ; ma tante Marcelle, ma grand-mère, mais aussi mes oncles Raoul et William qu’on avait appelé de toute urgence.

J’étais, parait-il, un enfant très agité. Ma mère me raconta plus tard qu’elle m’avait sorti trois fois, la même après-midi, du bassin dans le jardin du square Laferrière ! On me dit aussi qu’en visite chez la tante Céleste (en fait, ma grande tante, la sœur de ma grand-mère), j’avais lancé un lourd pilon de cuivre par-dessus le balcon. Un passant aurait pu y perdre la vie. Bien heureusement, je ratais mon coup !

Mon oncle Raoul était médecin, mais dans la famille, on continuait d’utiliser des remèdes traditionnels : les rhumes étaient soignés par des inhalations, les angines par des cataplasmes. J’ai souffert de ces linges très chauds emplis de graines de moutarde fumantes que l’on posait sur le thorax. Plus désagréables encore étaient « les ventouses » : des petits pots de verre dans lesquels on enflammait des bouts de papier et qu’on appliquait rapidement sur le dos du malade. L’air chaud provoquait une aspiration, le pot collait à la peau. Quelques minutes plus tard, on décollait la ventouse avec un claquement sec et apparaissait une boule de chair rouge. Je n’ai jamais compris comment cette pratique barbare pouvait chasser les microbes !

En 1941, les lois raciales de Vichy, rapidement mises en vigueur en Algérie, interdisaient la fonction publique aux juifs. Mon père, qui venait d’être démobilisé, fut expulsé de l’administration des PTT (et ma cousine Viviane fut exclue du lycée Bugeaud). Il prit en charge une marbrerie située au pied de l’immeuble, au 12 de l’avenue de la Bouzaréah. Comment cette marbrerie est-elle entrée dans la famille ? On me dit que mon grand-père Jacob l’aurait acquise pour aider son frère, « l’oncle Emile » !

A son retour en 1945, Papa avait repris son métier d’ingénieur des télécommunications, on disait alors des PTT. Mais, pour une raison que je n’ai jamais comprise, il continuait également de gérer la marbrerie avec son oncle Emile.

J’ai toujours trouvé assez cocasse que le jeune polytechnicien s’occupât désormais de stèles et de pierres tombales. J’ai passé, vers cinq-six ans, beaucoup de temps dans cette marbrerie. Je regardais longuement les ouvriers (arabes) polir le marbre avec des machines extraordinaires. Pendant toute l’opération, l’eau ruisselait sur la pierre pour la refroidir. On ne voyait que le disque de polissage. Puis, lorsque l’écoulement s’arrêtait, du bloc informe jaillissait une plaque parfaitement lisse et brillante, de couleur vive. Commençait alors la gravure des inscriptions. Les ouvriers arabes avaient pris sous leur garde cet enfant de six ans. Très vite, ils me donnèrent un marteau et un ciseau et m’ont appris à graver dans le marbre des lettres qu’ils avaient tracées au crayon. Plus jeune encore, Claude a suivi le même apprentissage amical.

 A l’heure du déjeuner, les adultes se rendaient au bar voisin pour déguster l’anisette traditionnelle ; je n’avais droit qu’à la limonade. Mais je pouvais goûter la « kémia » : sur le comptoir du bar, des dizaines de petites soucoupes contenaient des choses délicieuses, des olives, des escargots à la sauce piquante, des anchois, des tramousses (qu’on appelle lupins en France), des pois chiches, des fèves… Tous parlaient forts, riaient, c’était une fête.

Je n’ai connu aucun de mes deux grands-pères, décédés tous deux avant ma naissance, la même année, en 1936.

Isaac Akoun, mon grand-père maternel, appartenait à une famille installée à Alger depuis de nombreuses années. Ma grand-mère en conservait une photographie sépia, accrochée au-dessus du piano dans une grande chambre de son appartement. On y voyait un homme déjà âgé, la figure sympathique et souriante, le visage rond, les yeux vifs, le cheveu rare, qui dégageait une impression de bonté et de simplicité. Il était habillé à l’occidentale, une allure qui aurait pu être celle d’un petit-bourgeois français. Il avait été appelé à la guerre en 1914. En juillet 1918, à la naissance de ma mère, son cinquième enfant, il fut renvoyé dans ses foyers en tant que père de famille nombreuse (à partir de cinq enfants, à l’époque !).

Son acte de mariage le dit peintre, mais, en fait, il tenait dans la rue de la Lyre un magasin de tissus. L’histoire de ce magasin est étrange. En 1865, un officier de l’armée française, âgé de vingt-quatre ans, tomba amoureux d’une jeune juive d’Alger. Raoul-Marie de Donop était le petit-fils d’un général de Napoléon, Frédéric-Guillaume, mort à Waterloo, dont le nom est gravé sur un des piliers de l’Arc de Triomphe à Paris. La jeune fille, Messaouda Akoun, était la sœur de mon arrière-grand-père. Pour se marier, DONOP demanda, comme le prescrit le règlement militaire, l’accord de son colonel. Celui-ci refusa sèchement : un officier français ne se marie pas avec une indigène ! Le lieutenant Donop fit appel devant le ministre. Napoléon III était alors favorable à la montée des élites locales, tout à son idée de créer un royaume arabe d’Algérie. Le ministre donna son autorisation (sous réserve que le lieutenant Donop change de corps d’affectation). Les amoureux se marièrent en novembre 1866 (Messaouda prit le prénom de Marie-Félicité et très probablement se convertit à la religion chrétienne). On dit que la nouvelle épouse en costume traditionnel fit une entrée remarquée à la cour de l’Empereur !

Toujours est-il que Donop devenu général (et même inspecteur général de l’artillerie en 1905 !) se soucia de l’avenir des frères de sa femme, Abraham et Charles : il acheta pour eux ce petit magasin de la rue de la Lyre. Abraham (que l’on appelait « degauche », dit ma mère !) à son tour épousa une « française », Jeanne Anus, et quitta l’Algérie ; Charles, mon arrière-grand-père, resta seul propriétaire de l’échoppe.

La rue de la Lyre, une des plus commerçantes d’Alger, traversait la casbah. Grouillante de monde, elle était fréquentée quasi-uniquement par les arabes. Le « magasin », comme on disait dans la famille, était une étroite pièce, large d’à peine plus de deux mètres et longue de cinq mètres. Dans toute la profondeur, des étagères étaient remplies de coupons de tissus : du coton, mais aussi de la soie, toujours en couleurs vives. Sous leur voile blanc, les femmes arabes portaient toutes des vêtements de couleur (robes ou sarouels,..). « Des goûts d’arabe », disait ma grand-mère. Peut-être est-ce là que j’ai formé ma préférence pour les teintes vives (que ce soit pour les vêtements ou pour les gâteaux !) et ma détestation du noir ! Un seul meuble : un long comptoir, parallèle aux étagères chargées de tissus, le long duquel se pressait une clientèle bruyante et agitée. Un mètre en bois permettait de mesurer le tissu vendu. Il fallait une dextérité exceptionnelle pour faire tourner les coupons, dérouler des longueurs de tissus et les mesurer dans le même mouvement. A la mort de mon grand-père, en 1936, il fallut organiser son remplacement dans l’urgence, le « magasin » étant la principale source de revenus de la famille. Les deux ainés, Charles et Raoul, terminaient leurs études supérieures d’avocat pour l’un, de médecin pour l’autre. Ce fut ma grand-mère qui, courageusement, assura seule la gestion du magasin jusqu’à la fin de la guerre. A son retour de captivité, mon oncle William, le plus jeune, la remplaça et prit la responsabilité de faire vivre toute la famille. J’ai toujours eu une admiration très grande pour l’abnégation de cet homme exceptionnel, qui ne s’est jamais plaint et qui a toujours assumé avec discrétion et efficacité les charges lourdes qui lui étaient confiées à un âge où beaucoup ne songent qu’à s’amuser. Son exemple m’est resté à l’esprit et m’a beaucoup servi dans la vie.

La famille Akoun, très occidentalisée, habitant Alger la capitale depuis de nombreuses années, avait des convictions religieuses qui relevaient plus de la tradition que d’une foi profonde. On (les hommes, bien entendu !) n’allait à la synagogue que pour les grands évènements (naissance, bar mitsvah- il n’y avait aucune cérémonie pour les filles !-, mariage, décès) et les grandes fêtes (kippour, pessah, pourim,..). Le shabbat était faiblement respecté : on ne travaillait pas, mais, pour le reste, chacun faisait ce qu’il voulait. Mes oncles Charles et Raoul, qui se disaient libre-penseur, affichaient leur dédain pour des manifestations trop traditionnelles.

A la veille de ces jours de fête, ma grand-mère et ses deux filles passaient des heures dans la cuisine à préparer des plats délicieux, des plats dont je garde aujourd’hui encore la nostalgie : loubia, t’fina, marsah, chorba, chtetrah et tchoutchouka…

Le plat principal était bien sûr un couscous géant accompagné d’une dizaine de plats complémentaires : bouillon aux légumes, des boulettes, des pois chiches, des merguez, de la viande de bœuf… ou encore le couscous d’Alger au beurre et aux fèves, accompagné de petit lait.

La partie la plus savoureuse de cette cuisine était la pâtisserie et les sucreries ; dans ce domaine, l’imagination des pieds-noirs était sans limite. Ces fêtes étaient l’occasion de délices gastronomiques : les galettes couvertes de sucre glacé blanc pour pourim, les sphériès, sorte de beignets confectionnés à partir de miettes de galettes azymes arrosées de miel, à Pessah mais aussi les knedlet , les remshet, les dattes tous fourrés à la pâte d’amandes, les mokrod,…

Mamy, ma grand-mère maternelle, Esther née Milloul, était une grande dame. Restée veuve encore jeune avec 5 enfants, elle était le vrai chef de la famille. Elle n’avait fait que des études très élémentaires mais, lorsqu’elle parlait, ses fils adultes obéissaient, parfois de mauvais gré mais acceptant toujours ses décisions. Tant qu’elle a vécu à Alger, la vie familiale était centrée autour d’elle. Chaque samedi, à midi, la famille se rassemblait.

J’ai gardé un souvenir émerveillé de ces repas qui réunissaient une douzaine d’adultes et d’enfants. C’était joyeux, animé, affectueux… Dans la famille de ma mère, on avait le sang chaud et le ton montait vite, comme souvent chez les méditerranéens. Je me souviens de discussions bruyantes et animées. Des controverses auxquelles je ne comprenais rien éclataient et, soudain, un de mes oncles quittait la table, furieux ! Entre ces hommes foncièrement bons et généreux, ces querelles ne duraient jamais longtemps. Le samedi suivant, tout recommençait. Ils avaient une joie profonde à vivre ensemble, si proches.

C’est ainsi que nous avons transmis à nos enfants cette tradition de nous réunir le plus souvent possible en famille, au moins une fois par semaine. Et je suis particulièrement heureux quand mes enfants, en l’absence de leurs parents, reprennent à leur compte cette coutume ancienne et recréent ainsi à la génération suivante un rite dont la valeur symbolique me parait très importante.

Le départ d’Algérie de toute la famille en juillet 1962 a brisé cet équilibre. Il a brisé Mamy également. Elle a survécu quelques années, pendant lesquelles elle a habité, un peu perdue, dans un appartement à Sceaux. Elle est morte en octobre 1979, à 92 ans, inconsolée.

Ma tante Marcelle était la troisième des enfants, l’ainée des deux filles. Cette femme n’était que bonté. Très jeune, elle fut mariée par ses parents. Beaucoup plus tard, maman m’en a dit la raison, bien surprenante au regard des mœurs d’aujourd’hui. Au moment de la crise de 1930, mon grand-père Isaac connaissait de grandes difficultés dans son magasin de la rue de la Lyre. Craignant pour l’avenir de sa fille ainée, il confia à une marieuse le soin de rechercher un parti qui la mette à l’abri du besoin. C’est ainsi qu’elle épousa à 15 ans un homme de 17 ans plus âgé qu’elle, un commerçant de Blida. Ce mariage arrangé fut un mariage heureux. Pendant plus de 50 ans, ils formèrent un couple inséparable. Mon oncle, Sauveur Bensaïd, adorait sa femme. C’était un homme simple, d’une grande bonté ; il avait participé à la guerre de 1914 et je me souviens que, sur les photos sépia, il avait fière allure dans son uniforme. Quand je l’ai connu, c’était déjà un homme âgé. Extrêmement scrupuleux, il était perpétuellement inquiet, poussant la prudence jusqu’à la pusillanimité. Je me souviens de l’avoir un peu bousculé autrefois, énervé par sa lenteur quand je le voyais fermer les portes de son appartement ou du magasin avec trois ou quatre verrous superposés, mais je reconnais aujourd’hui qu’il avait raison : je mesurais mal les dangers d’une Algérie que je ne connaissais pas.

Marcelle et Sauveur n’eurent pas d’enfants ; ce fut un grand malheur, car ils auraient été de merveilleux parents. Aussi nous ont-ils adoptés, Claude et moi, comme leurs propres enfants. J’ai passé des moments extraordinaires avec eux.

Ils habitaient Blida, à 50 km au sud d’Alger.

Blida était un très ancien village arabe. Comme dans beaucoup de villes d’Algérie, l’administration coloniale avait organisé l’agglomération nouvelle autour d’une grande place, appelée la place d’armes, au centre de laquelle se trouvait un kiosque à musique : il servait de terrain de jeu aux enfants dans la semaine et abritait le dimanche quelques concerts de l’harmonie municipale ou de la fanfare militaire de la base aérienne toute proche. Sur le pourtour de cette place, plantée d’orangers à la forte odeur, un cinéma, quelques terrasses de café et des arcades sous lesquelles vivotaient de petits commerces. On s’y promenait lentement avant d’aller déguster une glace à la vanille ou un créponnet.

Marcelle et Sauveur habitait dans la rue principale, la rue d’Alger. Cette rue était toujours très animée ; y passaient quelques voitures, mais surtout des centaines de piétons, des charrettes tirées par des ânes, des marchands ambulants les épaules chargées de toute sorte de matériels : tapis, casseroles, bonbonnes d’eau, … Comme dans toutes les villes d’Algérie, au pied de chaque porte, des dizaines d’hommes assis regardaient passer la foule. En fin de journée, ma tante avait l’habitude de s’accouder à la fenêtre et d’échanger, par-dessus le flux de la circulation, à voix très haute, de longues conversations avec ses voisines qui habitaient de l’autre côté de la rue.

Leur appartement était situé au premier étage, auquel on accédait directement de la rue par un petit escalier intérieur. La porte d’entrée ouvrait en contrebas : pour éviter de descendre à chaque fois qu’un visiteur se présentait, une longue corde allait du pêne de la serrure jusqu’au palier du haut. A chaque coup de sonnette, je me précipitais pour tirer sur cette corde. Quelle surprise, en arrivant à Paris en 1948, de lire ce conte de Perrault où il est confirmé qu’en tirant la chevillette, la bobinette cherrera !

Cette maison était remplie de richesses inouïes pour un enfant. Il y avait d’abord un grand placard en haut de l’escalier qui recelait un trésor : des dizaines de boites de conserve contenant des tranches d’ananas. Les Américains, en débarquant en 1942, avaient apporté chocolat, chewing-gum et ananas. Je ne sais comment ces boites sont arrivées jusqu’à Blida. Lorsque ma tante voulait me faire plaisir, elle en ouvrait une. Cet ananas de conserve, que les véritables gourmets rejettent avec mépris, était pour moi le comble de la récompense. Aujourd’hui encore, je suis toujours ému par le goût sucré (et probablement très artificiel) de ces rondelles régulières, évidées en leur centre, à la couleur jaune éclatant. Mais les mœurs ont changé, l’ananas frais a remplacé la conserve !

Une autre richesse de la maison était le placard aux livres. A vrai dire, ce n’était pas une bibliothèque, pas de grands classiques, ni même d’auteurs importants. Mais l’accumulation hétéroclite de revues (Reader’s Digest) et de littérature de gare. J’y ai passé de longues heures, plongé dans la lecture de cette bibliothèque de bazar.

L’arrière de la maison donnait sur une immense terrasse où j’ai passé de merveilleux moments. On y séchait le linge sur des fils tendus. Dans un coin, une buanderie avec deux grandes cuves en ciment. Au centre de la terrasse, une grande ouverture donnait une vue sur le rez-de-chaussée où grandissait un extraordinaire citronnier. Sur le côté sud, on apercevait les montagnes qui fermaient la plaine de la Mitidja et les sommets enneigés de Créa, la « station de sports d’hiver ». Au-delà, se trouvaient Médéa, Boghari, Berrouaghia, villages d’origine de la famille de mon père, mais, à cette époque, je n’en savais rien. En contrebas de la terrasse, se trouvait un enclos où les paysans qui venaient au marché laissaient leurs ânes en attente. Toute la journée, on entendait les braiements de dizaines de bêtes. Je regardais sans me lasser ces ânes qui résistaient à leurs maitres, lesquels n’hésitaient à les frapper durement avec de longs bâtons.

J’accompagnais souvent mon oncle Sauveur à son magasin. Situé à quelques dizaines de mètres de la maison, c’était un immense espace où l’on vendait de tout : des articles d’habillement, des machines à coudre, des pianos, …  Je me souviens avoir passé de longues heures à appuyer sur le pédalier de machines à coudre Singer. J’y portais tant d’attention qu’un jour ma tante m’a offert une machine miniature qu’on manœuvrait en faisant tourner à la main une petite roue. Il y avait aussi des pianos sur lesquels je tapais comme un garnement. Mon oncle, qui n’était que bonté, prenait le risque, pour faire plaisir à ce neveu adoré, de voir ses clients s’enfuir devant ce bruit assourdissant. Mon grand plaisir, c’était de manipuler la caisse enregistreuse, une splendide caisse en bois, très lourde, avec des décors de cuivre, dont on ouvrait le tiroir d’un rapide coup de manivelle qui déclenchait une sonnerie grêle. Refermer ce tiroir et recommencer à tourner la manivelle, j’ai dû le faire plus de mille fois ! Parfois, Sauveur nous confiait à Claude ou à moi la responsabilité de rendre la monnaie ; il nous fallait démontrer nos capacités en calcul mental !

Le destin a voulu que je revienne à Blida, à la fin de mon service militaire ; j’ai retrouvé à 22 ans mes souvenirs d’enfance. La terrasse était bien sûr moins grande que je ne l’avais imaginé ; le placard ne contenait plus de boites d’ananas ; mais le citronnier, les ânes, la rue d’Alger étaient encore là. Quelques mois plus tard, hélas, tous ces souvenirs devaient définitivement disparaître !

Mon oncle Charles était l’ainé de la famille Akoun ; après des études de lettres et de droit, il était devenu avocat, le premier diplômé de l’enseignement supérieur de la famille. Très tôt, il s’était passionné pour la politique. En 1936, il participait à des meetings pour défendre le projet de statut Blum-Violette, très favorable aux indigènes qui auraient reçu enfin le droit de vote. Charles affrontait les manifestations brutales des colons et des antisémites, très puissants à cette période. En 1940, il partit à Londres. Nous ne le revîmes qu’en 1945. On me dit qu’il avait été parachuté plusieurs fois en France. Entré en résistance, il avait changé de nom et s’appelait désormais Ancier. A la libération, Charles s’installa définitivement à Paris. Il devint très connu dans les cercles politiques ; il était l’avocat officiel du parti socialiste S.F.I.O.

Jeune, Charles était très grand et mince. Avec l’âge, il prit du poids : quand je l’ai connu en 1948, à Paris, c’était un homme très corpulent. Charles était non seulement l’ainé, mais aussi celui qui avait fait les études les plus longues, dont la culture était infiniment supérieure à celle de ses frères et sœurs ; il vivait au sein de la bourgeoisie parisienne à un niveau d’aisance financière unique dans la famille, au contact d’hommes célèbres. Il pensait que ces caractéristiques devaient naturellement faire de lui le chef de la famille. Il n’en fut rien. Ses frères le considéraient comme appartenant à un monde lointain et étranger. Il ne serait venu à l’idée de personne de lui demander conseil : il ne savait plus rien de la vie en Algérie. En cela, son attitude préfigurait celle des habitants de la métropole quand la guerre éclata en Algérie : jusqu’au bout, ils n’ont rien compris de ce qu’était la réalité de ce pays. De cet éloignement, je crois que mon oncle a beaucoup souffert et, à son tour, il s’est écarté de sa famille.

Charles vécut difficilement la fin de sa vie : sa clientèle vieillissait avec lui, ses amis politiques étaient remplacés par des hommes plus jeunes, les solidarités nées dans la Résistance s’effaçaient et ses revenus diminuaient. Sa mort en 1991 me laissa un souvenir douloureux. Il avait décidé d’offrir son corps à la science. C’était sans doute une décision généreuse (qui, du même coup, l’éloignait des rites juifs d’inhumation). Il gisait dans son appartement minuscule. Je m’y trouvais seul avec sa fille Danielle quand les représentants de je ne sais quelle institution sont venus chercher le cadavre. Ils emportèrent le corps nu de ce vieux géant, à peine enveloppé dans un drap. Quelques instants plus tard, il ne restait rien de mon oncle, parti dans la solitude et l’anonymat ; c’était une fin déchirante.

Mon oncle Raoul était tout le contraire de son frère Charles. Toujours souriant, chaleureux, amical, il fit des études de médecine et devient un pédiatre très réputé. Opérant à l’hôpital d’Alger, spécialiste notamment des enfants prématurés et des accouchements difficiles, il était très connu non seulement de la communauté juive mais aussi de beaucoup de familles musulmanes. Comme de nombreux médecins de cette génération, il pratiquait une péréquation entre les membres de sa clientèle : il soignait gratuitement les familles pauvres (généralement arabes) et vivait des honoraires perçus auprès des autres malades. Cette générosité lui sauva la vie en 1960. Favorable aux mesures politiques en faveur des musulmans, Raoul était devenu la cible des extrémistes pieds-noirs. Une après-midi, la mère d’un de ses jeunes patients vint le voir en urgence et lui dit : « Docteur, partez ; ils vont vous assassiner demain ». L’avertissement était sérieux. Raoul partit pour Paris le soir même. La menace n’était pas imaginaire : alors que deux ans plus tard, il était installé rue de la chaussée d’Antin à Paris, une bombe explosa devant sa porte blessant légèrement sa femme Madeleine. L’attentat ne fut pas revendiqué.

Mon oncle William était le troisième garçon, né quatre ans avant ma mère. Celle-ci m’a raconté qu’il la protégeait toujours, à l’égard de tous les dangers et de toutes les menaces. C’était lui qui lui avait présenté papa, son camarade de lycée. C’était un homme de devoir. Il fit deux ans de service militaire de 1938 à 1940. Mobilisé en 1940, il fut fait prisonnier et interné dans un stalag. Il réussit à s’évader en 1942 et regagna la zone sud, puis l’Algérie. Jamais, il ne voulut s’en vanter… William n’était pas triste, mais son sens du devoir le rendait sérieux. Pendant la guerre, protecteur de maman, il était aussi pour nous, en l’absence de papa, l’homme de la famille. Puis, après son divorce, il consacra toute son existence, avec une modestie admirable et un courage silencieux, à sa fille et à sa mère.

J’allais souvent voir mon oncle William au magasin de la rue de la Lyre. D’un geste rapide qui faisait mon admiration, il faisait tourbillonner les coupons de tissu, présentait à ses clientes quelques mètres d’étoffe, qu’il mesurait le long d’un mètre cloué sur le comptoir. D’un coup de ciseau, il entamait le bord du coupon, puis d’un geste brusque, dans le sens du fil, il découpait la longueur exacte. Je rangeais les coupons et je m’exerçais à mesurer des tombées de tissu.

En 1962, avec toute la famille, il quitta pour toujours l’Algérie et vint s’installer en métropole, à Paris. L’inaction lui pesait. Il mourut en 1984.

Ma famille paternelle était très différente. Mon grand-père Jacob, que je n’ai pas connu, a laissé une réputation exceptionnelle. J’ai trouvé dans les papiers de mon père quelques renseignements sur lui et une photo. C’était un homme grand, avec la barbe d’un patriarche. Juif religieux et croyant sincère, très pieux, il se rendait à la synagogue chaque matin. Autodidacte, le soir, il étudiait avec les rabbins. Tout autour de lui, à Médéa d’abord, puis à Alger, il avait la réputation d’un sage, un « tzadik », un juste, à l’avis duquel chacun se rangeait sans contester. C’était un homme d’allure sévère mais, dans la communauté, il jouait un rôle de conciliateur. Je n’ai jamais su quelle était son occupation professionnelle ; je pense que, comme son fils ainé, il faisait commerce de légumes secs. Mais le commerce n’était pas son souci principal : l’étude était au centre de sa vie. J’ai beaucoup regretté de n’avoir pas rencontré ce grand personnage dont je porte le nom et le prénom.

Ma grand-mère Meriem dite Marie (en fait, Myriam) était toute petite. J’ai eu le sentiment de la revoir en lisant cinquante ans plus tard la description qu’Albert Camus faisait de sa propre mère dans « Le premier homme ». Elle n’avait fait aucune étude ; elle consacrait sa vie à son mari et à ses enfants. Elle sortait peu. Elle était d’une frugalité étonnante. Toujours habillée de noir, je la voyais coudre et tricoter des dentelles des après-midis entières, souvent avec sa sœur Mathilde (qui mesurait cinquante centimètres de plus qu’elle !). Le vendredi, elle mettait sur le feu le repas du samedi, pour respecter le shabbat sans travailler. D’une très grande gentillesse avec nous, elle nous avait hébergés tous les trois de 1942 à 1945.  Depuis la mort de son mari Jacob, son fils ainé Aïzer, qui habitait sur le même palier, subvenait à ses très modestes besoins. En 1955, elle nous a rejoint à Paris. Malheureusement, elle était déjà atteinte de sénilité et avait perdu toute conscience de ce qui l’entourait. Elle est décédée en octobre 1958, sans même savoir qu’elle avait quitté l’Algérie.

Aïzer, le fils aîné, portait le nom de son grand père. C’était un homme sévère mais très attentif. Il était affecté de quintes de toux exceptionnellement violentes qui m’effrayaient beaucoup et qui l’obligeaient à quitter brusquement la table. C’est chez lui que j’ai fait connaissance de la pratique religieuse juive. Avant chaque repas, il se lavait les mains et prononçait une courte prière. Nous fêtions la fin du jeûne de Kippour, quand les hommes revenaient de la synagogue. Ce qui m’a le plus marqué, c’est la fête de Pessah, un moment très solennel. Après une longue ( !) prière, passait au-dessus de nos têtes le plateau du Seder, empli de tous les ingrédients prévus par la Torah, tous chargés d’une forte signification : le pain azyme ou matzot, qui rappelle la précipitation du départ d’Egypte, l’œuf qui symbolise le cycle de la vie, l’os de mouton pour le sacrifice fait au Temple, les herbes amères qui représentent les Hébreux tenus en esclavage,.. C’était au fils aîné que j’étais qu’était posée la question rituelle : « Pourquoi ce soir n’est-il pas un soir comme les autres ? ».

Son commerce se déroulait dans un de ces magasins situés le long du port d’Alger, sous les quais hauts, que nous appelions en raison de sa forme : « la voûte ». C’était un volume étrange, une sorte de grotte de quatre ou cinq mètres de diamètre, s’enfonçant profondément sous la terre. Partout des sacs de jute contenant des lentilles, des pois chiches, des fèves…. J’ai le souvenir que Claude et moi passions de longues heures à escalader ces sacs empilés sur de grandes hauteurs, à jouer dans ces odeurs fortes. C’était une aventure passionnante !

Aïzer connut une fin tragique. Alors qu’il était de retour avec toute sa famille à Paris, en septembre 1962, il reçut un appel d’Alger lui proposant d’acheter « la voûte ». Revenu sans ressources d’Algérie, craignant de ne pas avoir les moyens d’entretenir correctement sa famille, il ne pouvait négliger cette opportunité. Il prit l’avion du retour. À son arrivée à l’aéroport d’Alger, il fut enlevé par des inconnus. Me sachant militaire en Algérie, ma tante Andrée, son épouse, me demanda de lancer des recherches. Nos contacts étaient difficiles ; le téléphone marchait mal ; après de longues heures d’attente, notre conversation était hachée par des bruits de fond et des grésillements. Elle était désespérée de ne pouvoir rien faire de Paris, mais ses enfants, à juste titre, lui interdisaient de prendre l’avion pour Alger. J’ai vainement tenté d’activer les recherches. Dans mon régiment, les officiers accueillaient la nouvelle avec indifférence. J’obtins du commandant la permission de me rendre à l’état-major, à Alger. J’y trouvai une administration militaire en ruine. Dans des couloirs abandonnés, la plupart des bureaux étaient vides. Enfin, je découvris le responsable désigné : il était seul dans une grande pièce, son téléphone était muet. Il enregistra ma déclaration, mais je ne mis pas longtemps à comprendre que le papier sur lequel il avait noté les circonstances de cette disparition rejoindrait au mieux les quelques dossiers dans les armoires, et plus probablement la corbeille à papier. Face aux centaines de disparitions, l’armée, qui avait interdiction d’intervenir, n’avait aucun moyen pour effectuer des recherches et encore moins pour exiger des autorités du FLN de vider leurs prisons. Malgré la présence de plus de huit cent mille soldats sur le sol algérien, les malheureux Français enlevés étaient abandonnés à leurs bourreaux. Plusieurs années plus tard, un rescapé aurait affirmé à ma tante André qu’Aïzer était mort dans une prison d’Alger.

En dépit de mon uniforme et de mon grade, je n’avais rien pu faire pour le sauver. Je reste persuadé que ma tante André m’en a toujours fait intérieurement le reproche – et sans doute avait-elle raison.

Tata André était une femme de grande intelligence : elle n’avait pas fait d’études mais, avec son œil vif, elle comprenait les situations et jugeait les caractères avec une grande rapidité. Elle a été pour son mari un soutien exceptionnel.

Leur fille Viviane était la plus âgée de mes cousines. Née en 1928, pour moi, elle faisait partie des adultes. Elle fut une victime des lois antijuives adoptées par le régime de Vichy : dès octobre 1940, elle dut quitter le lycée. Ces lois iniques furent maintenues, après le débarquement allié de novembre 1942, par le gouvernement du général Giraud. Il fallut que le Congrès juif américain fasse pression sur les autorités militaires américaines pour que celles-ci, à leur tour, imposent, avec un an de retard, en 1943, l’abrogation de ce régime discriminatoire.

La vie en Algérie était délicieuse. Comme aurait pu le dire Talleyrand, qui n’a pas connu la vie à Alger dans les années 50, ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre. Très naturellement, la mer jouait un rôle essentiel. Le jeudi, j’allais à la Pointe Pescade où l’on pouvait sauter dans l’eau à partir de quelques rochers. J’admirais ceux qui avaient le courage de sauter de plusieurs mètres.

Le dimanche, nous allions à la plage en famille, à la Madrague, à Sidi-Ferruch, où l’odeur des pins se mêlait au sel de la mer. On apportait un pique-nique, des sandwiches, des cocas (pas le soda, mais des chaussons emplis de tomates, anchois et poivrons). Aux petits vendeurs arabes, on achetait des merguez ou des brochettes. À la roulotte du marchand, des cornets en papier journal emplis de frites chaudes que l’on salait abondamment à partir d’une boîte de fer dont le couvercle était troué. Mon oncle Raoul insistait toujours : « Pas de bain, les enfants, pas de bains avant la fin de la digestion ». Pendant deux heures, nous attendions impatients que le délai fatidique soit écoulé. Après cent vingt minutes exactement, nous courrions en criant dans les vagues. Partis tôt, nous ne revenions qu’à la tombée du jour.

De cette enfance au bord de la Méditerranée, j’ai gardé la passion de la mer. Pas de la haute mer : je n’aime pas l’océan, je n’ai aucun goût pour les bateaux. Non, la mer pour moi, c’est le bord de l’eau, les vagues, le sable et surtout l’horizon où le ciel se noie dans l’eau. « La mer allée avec le soleil ». C’est le changement incessant des couleurs et de la lumière, ces périodes de grand silence avec le seul bruit des vagues ; ces moments délicieux où, la peau brûlée par le soleil, on retourne se baigner dans l’eau fraîche et transparente.

La mer, c’est bien sûr la Méditerranée avec sa couleur et ses odeurs si particulières. J’ai vu à l’Orient des plages incontestablement plus belles : sable blanc, eau d’émeraude, palmiers et cocotiers, cieux de braise… J’ai vu des océans plus impressionnants par leur masse et leur grandeur. Mais il n’est qu’une mer où je me sente chez moi et que je n’ai jamais envie de quitter, même après plusieurs semaines de vacances. La Méditerranée fait partie de moi.

Dans l’ensemble, le climat méditerranéen était agréable. Mais en été, nous connaissions parfois des journées de grande chaleur. Le sirocco, vent du sud, apportait des températures proches de 40°. Le simoun, vent du Sahara, transportait des grains de sable rouge qui couvraient, à l’intérieur des maisons, les sols et les meubles. Deux fois, nous vîmes des nuages de sauterelles : des millions d’insectes s’abattaient sur la ville. Dans l’appartement, le sol en était jonché : on marchait sur ces sauterelles avec un bruit sec de bois mort.

Quand il faisait très chaud, nous restions, à l’heure de la sieste, dans l’appartement dont tous les volets étaient clos, souvent couchés sur le carrelage dont la fraîcheur était précieuse.

Le soir, nous installions sur le balcon, les adultes sur des chaises, les enfants assis sur le sol. Souvent, après le dîner, ma grand’mère m’envoyait chercher des glaces. Muni d’une grande casserole dans laquelle étaient disposés quatre ou cinq petits verres à eau, j’allais chez Grosoli, le marchand voisin, acheter des « créponnets », sorte de sorbets au citron très concentré. Puis je revenais à la maison avec précaution portant la casserole comme un bien précieux. Dans la douceur du soir, en silence, nous goûtions ces boules blanches au parfum fort.

J’adorais aussi me rendre chez le boulanger acheter une part de « calentita », une sorte de flan à la farine de pois chiche. Cuit au four, il était servi très chaud sur de grandes plaques. Le boulanger les découpait en parts rectangulaires qu’il saupoudrait de sel blanc. Nous les emportions en nous brûlant les mains et la bouche ! C’était délicieux et très bon marché. Curieusement, ce plat typiquement algérien (en fait espagnol ) n’a pas su traverser la méditerranée : il a disparu (on me dit qu’il existe à Nice une variante de ce plat, la soca ?).

C’était une vie de plaisir très simple, sans aucun luxe, mais très gaie.

Les relations parents-enfants étaient très affectueuses. Le principe était que tout revenait en priorité aux enfants. Néanmoins, des règles devaient être respectées. En cas de défaillance, la punition était sévère. Le coupable de mensonge recevait un petit piment de Cayenne sur la langue. La sensation de brûlure n’était pas dramatique, mais aujourd’hui, ce châtiment corporel serait incompréhensible pour des parents modernes. De même, en cas de crise grave, nous étions, Claude ou moi, enfermés quelques minutes dans un placard assez vaste que nous appelions « le cabinet noir ». Je ne veux pas être mal compris : nous n’avons reçu, ni Claude ni moi, une éducation rigide. Bien au contraire, nous avons été entourés de beaucoup d’amour et d’attention. Mais très tôt, nous avons appris qu’il existait des règles et que celles-ci devaient être observées. Inévitablement, Irène et moi avons repris la même attitude avec nos enfants, sans cependant recourir aux mêmes sanctions !

J’ai gardé énormément de souvenirs de l’Algérie ; j’ai conservé des images, des odeurs, mais, en définitive, je connais peu ce pays. J’ai vécu entre Alger et Blida. Mon service militaire m’a conduit trois semaines dans les Aurès. Pour le reste, je suis toujours resté dans le cercle familial.

Je peux aujourd’hui difficilement parler de ce pays que je connais mal et où, je dois le dire, je n’ai pas envie de revenir. J’ai le sentiment très fort que l’Algérie que j’ai connue, aussi limitée soit-elle, a disparu et je ne veux pas qu’un voyage dans l’Algérie d’aujourd’hui efface ces souvenirs auxquels je tiens pour les remplacer par la vision désespérante d’un pays en voie de sous-développement dont les habitants sont malheureux.

Au printemps 1948, mon père est muté à Paris, nous quittons définitivement l’Algérie. Sans en prendre conscience à l’époque, je ne quitte pas seulement l’Algérie.

Je quittais l’environnement familial. A Alger, j’étais sans cesse entouré par mes parents, bien sûr, mais aussi mes grand’mères, mes tantes, mes oncles, mes cousins et cousines. Tout autour se trouvaient de grandes familles apparentées et des dizaines d’amis et de connaissances nouées depuis de longues années. A Paris, j’arrivais dans un désert affectif : mon père, ma mère et mon frère étaient les seuls parents proches. Autour de nous, de simples connaissances, sans aucune histoire commune. Nous sommes désormais des déracinés.

Égypte : les expériences d’un secrétaire d’ambassade

Par Patrick Hénault
Juillet 2023

Le Caire, juin 1967, au lendemain de la Guerre des Six Jours : un peuple ébranlé par une défaite militaire majeure, une armée considérée comme puissante anéantie en quelques jours, les ambitions internationales du pays et de son Raïs, le président Gamal Abdel Nasser, subitement évanouies.

Que retenir de ce premier poste d’un tout jeune diplomate entré au Département depuis un an à peine ?

Plusieurs vignettes surgissent pêle-mêle dans la mémoire du deuxième secrétaire (Sicritir el thani…) que j’étais alors. Elles me paraissent dessiner en creux les contours des mouvements qui vont, dans les années qui suivent, bouleverser les équilibres au Proche-Orient.

Les trois années de cette première affectation apparaissent, avec le recul, comme suspendues dans le temps. Alors que les plans de paix se suivent, du plan Jarring au plan Rogers, l’affrontement  avec Israël continue sous la forme d’une guerre d’usure perceptible du Caire entre survols à basse altitude de chasseurs-bombardiers soviétiques Sukhoi, à l’étoile rouge bien visible sur les ailes  (pour rassurer la population et signifier un avertissement à Israël) et bombardements israéliens à proximité de la capitale, y compris sur l’aérodrome militaire du Caire (dont ma femme et moi avons été témoins un jour en sortant d’une visite dans le quartier de Mataria), avec leur lot de dégâts collatéraux (de nombreux morts dans deux attaques sur une usine et une école). On assiste à l’emploi des premiers missiles sol-air dont les traces jaunâtres strient le ciel après le passage éclair des Mirages israéliens que l’on entend sans les voir.

Représentant l’ambassadeur à la consécration de la cathédrale copte de Saint Marc, dans le quartier populaire d’Abbasia, je me trouve avec le corps diplomatique tout près du président Nasser, situation exceptionnelle pour un diplomate junior dans un pays où le chef de l’État, compte tenu des circonstances, voit fort peu les chefs de mission. Taille et gabarit impressionnants, teint cuivré des fellahine (paysans de la vallée et du delta du Nil), nuque verticale dégageant une aura palpable de puissance absolue. Cette longue cérémonie, rythmée par les profondes mélopées de la liturgie orientale, sert à montrer l’unité du pays et la protection que les plus hautes autorités accordent à la minorité copte.

 Deux ans après, le chef de la révolution des officiers libres disparait alors qu’il tente de réconcilier l’OLP de Yasser Arafat et la Jordanie du roi Hussein lors du Septembre noir.

Quelques mois plus tard, à l’occasion d’un voyage à Akhmîm en Moyenne Égypte, près de Minya (où une mosquée recouvre l’ancien temple du dieu Min), nous passons une journée dans un village copte, très pauvre comme tous les villages de la région, difficile à distinguer des agglomérations à majorité musulmane, si ce n’est les croix qui surmontent le double clocher de la modeste église et, chez les habitants, un discret tatouage cruciforme au poignet. Conversation avec une paysanne dans sa maison, un abri au sol en terre battue où elle tient à nous servir le café, le plus coûteux de ses approvisionnements.

On l’appelle, selon l’usage, du nom de son fils ainé, Um El Dib (la mère du Loup). Paraissant très âgée mais ayant en réalité une quarantaine d’années seulement, elle est entourée d’une ribambelle d’enfants et nous parle à sa manière de la guerre. Elle prie pour qu’Israël « ne nous lance pas des pierres » : son fils vient d’être mobilisé sur le front du canal de Suez. J’ai rarement rencontré autant de majesté et de dignité.

L’Égypte ayant fermé le canal de Suez dès le début des hostilités en juin 1967, plusieurs navires marchands s’y trouvent bloqués, dont un navire des Messageries Maritimes, le Sindh. Il est ancré dans le Grand Lac Amer, près d’Ismaïlia, avec treize autres cargos. L’ambassade, après s’être heurtée à la réticence des autorités, peu désireuses de voir des étrangers se rendre sur le front, finit par obtenir que soit respecté son droit d’accéder régulièrement au cargo sous pavillon français.

La mission, assurée par deux diplomates de la Chancellerie dont parfois l’ambassadeur, François Puaux, commence à l’aube dans la banlieue sur la route d’Ismaïlia (normalement interdite) où un officier des renseignements militaires (Mukhabarat Al Harbiya Wal Istitla) nous prend en charge. Parcours en convoi d’une centaine de kilomètres dans la tiédeur matinale sur une route où la faible circulation est fréquemment perturbée, comme partout dans les riches terres agricoles du Delta, par d’imprévisibles traversées de bêtes, de paysans et d’enfants.

À l’approche du canal, présence militaire de plus en plus visible, avec une organisation du terrain à la soviétique, les emplacements de batteries et autres concentrations de forces masqués par d’immenses dunes artificielles dressées face au Sinaï que l’on finit par apercevoir dans le lointain une fois ces obstacles franchis. Nous sommes pris en charge par le shipchandler des Messageries et transférés par vedette sur le Sindh. Accueil chaleureux par l’équipage. Le commandant reçoit ce jour-là, pour ce qu’ils appellent leur grand’messe, les commandants des treize autres navires qui se sont organisés en Great Bitter Lake Association (GBLA). Cette petite communauté, à l’initiative naturellement du commandant de l’un des navires britanniques, s’est constituée en véritable club, avec rituels et cravate de rigueur…  Du navire immobilisé entre les deux armées, on peut examiner aux jumelles de marine les casemates de la Ligne Bar Lev créée par Tsahal. Les marins de la GBLA nous disent être témoins d’affrontements réguliers : échanges d’artillerie au-dessus du lac Amer, combats aériens. Au retour d’une de ces visites, à bord de la vedette de liaison, un tir israélien passe juste au-dessus de nos têtes pour éclater droit devant nous dans un remblai de protection. Fort heureusement, il ne s’agit pas du début de ce que les artilleurs appellent un tir de réglage, mais d’un coup isolé parti on ne sait pourquoi de l’autre rive.

Ces navires sont restés bloqués pendant huit ans. Ils ne devaient sortir du Canal de Suez qu’en 1975, après la guerre du Kippour au cours de laquelle, même si elle fut repoussée après avoir surpris Tsahal et infligé de lourdes pertes à l’adversaire, l’armée égyptienne sauvait l’honneur du pays et créait les conditions d’une négociation qui a abouti en 1977 à la spectaculaire visite en Israël du président Anouar el Sadate, successeur de Nasser.

Janvier 1968, six mois à peine après la guerre des Six Jours : une rencontre des plus marquantes, celle de René Dumont. Alors professeur à l’Agro, le futur candidat écologiste s’est rendu en Égypte, à la demande du président Nasser. Invité par le numéro deux de l’ambassade, Pierre Susini, à un déjeuner sous la tente à l’orée du désert près de Pyramides de Guizeh, il nous a résumé le rapport qu’il prépare pour le Raïs : l’Égypte mène deux guerres, une pour le développement du pays, l’autre contre Israël. Elle a les moyens de gagner l’une d’entre elles mais pas les deux. Il lui faut choisir. L’avenir lui donnera raison.

Je ne suis jamais revenu au Caire si ce n’est à l’occasion d’escales nocturnes lors de voyages vers l’Asie en Falcon de l’Armée de l’Air, pour y respirer, chaque fois avec la même intense émotion, son inoubliable parfum de terre, mélange hors du temps de la boue du Nil et des épices du Khan Khalil.

Les souvenirs d’un préfet (François Leblond)

Lus par Nicolas Saudray 
Mars 2023

          Les vies des préfets sont, plus que toutes autres, émaillée d’incidents pittoresques et de manifestations de la France profonde. François Leblond en offre un bon exemple.

          Il naît en 1937 dans une famille distinguée : sa mère est une  nièce d’Émile Boutmy, le principal fondateur de Sciences Po (dont il a d’ailleurs écrit la biographie). Mais le père meurt alors que l’enfant n’a que dix-huit mois. C’est presque la gêne.

         François est élevé à Lyon par une mère digne d’éloges, professeure de collège, malade durant deux ans. Il fréquente le fameux lycée du Parc puis, comme boursier, Sciences Po. Reçu au concours de l’ENA de la fin de 1961, le jeune homme s’inscrit dans la grande tradition du mérite républicain.

         Suit un service militaire en Algérie, adouci par la présence de son épouse, et accompli pour partie en qualité de vice-consul de France à Constantine.

         D’abord directeur de cabinet du préfet de la Vendée, François est appelé en 1968 au ministère de l’Intérieur, service de l’information des maires. Ce qui le conduit au cabinet du ministre, Raymond Marcellin, pour presque cinq ans. Dans un article figurant sous la rubrique « Histoire du XXe siècle » du site Montesquieu-avec-nous, « Raymond Marcellin et la Résistance », François rendra hommage à ce personnage, qui incarnait une conception traditionnelle mais souvent efficace du maintien de l’ordre. François s’occupait plutôt de relations parlementaires et devait être présent presque chaque jour dans les couloirs de l’Assemblée ou du Sénat. Il aurait pu, dans la foulée, se faire élire député, mais son ministre n’a pas voulu se séparer de lui.

          Après d’autres tâches de cabinet auprès d’autres ministres, François est nommé sous-préfet de Meaux, chef-lieu d’un gros arrondissement dont le titulaire a vocation à devenir bientôt préfet. Mais le changement de majorité politique de 1981 interrompt pour quelque temps son ascension, et il se doit se contenter d’un poste de directeur-adjoint du cabinet du préfet de police de Paris. Son fait d’armes le plus marquant est l’évacuation de l’îlot Chalon, près de la gare de Lyon, devenu un  repaire du trafic de drogue (et maintenant réhabilité).

          1986 : enfin, à presque cinquante ans, François est nommé préfet de police de Corse. Ce n’est pas une sinécure, car des attentats retentissent toutes les nuits.

         Au retour de Corse, les postes préfectoraux s’enchaînent : Lot, Vaucluse, Indre-et-Loire, Var, Essonne. Nombreuses sont les péripéties pittoresques. Je n’en mentionnerai que deux. Préfet en Avignon, François se voit confier la protection de la petite Mazarine, dont l’existence est encore presque inconnue, et qui est élevée secrètement à Gordes. Un peu plus tard,  dans les mêmes fonctions, il s‘oppose à un tracé du TGV Paris-Marseille qui entaillerait largement les vignes ; il réussit à faire prévaloir le tracé actuel – mis au point dans son bureau, et beaucoup plus respectueux.

          Préfet de la région Auvergne, il œuvre en bonne intelligence avec son président, Valéry Giscard d’Estaing. Malgré l’opposition virulente de la ministre de l’Environnement de l’époque, il signe le permis de construire du parc à thèmes Vulcania, promis à un vif succès (310 000 visiteurs en 2022, avec une durée moyenne de visite de six heures).

         Retraité, François préside et anime un important cercle d’études et de réflexion, la COFHUAT (Confédération française pour l’Habitation, l’Urbanisme, l’Aménagement du Territoire). À présent président d’honneur, il y reste très actif.

        Son cursus confirme l’importance du facteur politique dans ce type de carrières. Le changement de 1981 l’a manifestement retardé. Mais il a su nouer des relations confiantes avec des personnalités socialistes telles que Pierre Joxe ou Michel Charasse, et donner sa mesure à la tête d’une préfecture de région.

          Le corps préfectoral vient d’être supprimé, par une mesure hâtive qu’on regrettera certainement. Il serait temps qu’un chercheur écrive son histoire mouvementée – un élément central de celle de notre pays depuis Napoléon. Les Souvenirs de François Leblond lui fourniront un matériau de choix.

 

Le livre : François Leblond, Souvenirs d’un préfet, Éd. Librinova 2023, 152 pages, 15,90 €. Peut être commandé sur la Toile ou dans toutes librairies. 

Mise en scène du siècle et de ses métamorphoses – 1

Par André Le Gall
Mai 2021

  I

    JUIN 40

      Septembre 1939. La guerre. Mon père, sous-officier au 48ème régiment d’infanterie (48ème RI), en garnison à Guingamp, Côtes du Nord, à présent Côtes d’Armor, a dû quitter la caserne en même temps que son régiment. Je n’en ai aucun souvenir. Je n’avais pas encore trois ans. Me demeurent cependant en mémoire une image et une sonnerie. L’image est celle d’une troupe gravissant je ne sais quelle colline par je ne sais quel chemin. La sonnerie est celle d’un clairon retentissant au-dessus des champs. Tout cela, incertain, flou, et cependant, insistant, persistant. Je suis donc resté avec ma mère dans la maison que nous avions en location à Loch-Ménard, hameau situé sur la commune de Grâces, à deux ou trois kilomètres à l’ouest de Guingamp. Aucun souvenir de l’hiver 1939-1940, sauf peut-être un nom : Narvik.

      La première image qui s’est implantée en moi, et qui s’y est établie durablement, définitivement, durement, c’est celle de camions qui roulent à toute allure en direction de Brest. Les camions doivent transporter des soldats.  Peut-il s’agir de l’armée française battant en retraite ? Je tiens, à la vitesse de leurs moteurs, qu’il s’agit des Allemands qui foncent vers la pointe de la Bretagne. Dans mon souvenir, y a-t-il des side-cars, engins motorisés qui permettraient d’identifier l’armée allemande ? Je ne saurais l’affirmer. Ce qui s’est imprimé dans ma mémoire, c’est la puissance du mouvement qui anime le convoi, c’est l’allure précipitée de sa progression. Apparemment, les unités qui le composent sont assurées de ne rencontrer aucun obstacle. Elles vont vers l’ouest sans aucune précaution militaire. Peut-être l’armistice est-il déjà en vue. Le maréchal Pétain l’a proposé dans son discours du 17 juin 1940. Le 22 juin, la convention sera signée à Rethondes dans le wagon où les plénipotentiaires alliés avaient imposé leurs conditions aux délégués allemands en novembre 1918.

LA BATAILLE DE FRANCE

      Promenade militaire de la Wehrmacht en mai-juin 1940 ? C’est bien ce que suggèrent les camions qui passent devant moi à Loch-Ménard. Que ce soient les Français qui fuient ou les Allemands qui arrivent, la rapidité du mouvement impose l’image d’une conquête foudroyante du territoire par l’ennemi. D’où le thème indéfiniment ressassé par les commentateurs, les historiens, les journalistes, français et étrangers, de la débâcle de 1940, de la déroute de l’armée française, de la fuite des régiments, officiers en tête, eux en voiture, la troupe à pied. Que le spectacle de désastre militaire que dépeint âprement Lucien Rebatet dans ses déplorables Décombres soit exact, il n’y a aucune raison d’en douter. Mais ce que Rebatet a vu au cours de la retraite de son unité depuis la région parisienne jusque dans le sud-ouest n’est qu’une partie de ce qu’il y avait à voir en France au cours de ces quarante jours. Il y a des choses qu’il n’a pas vues. Dans le procès que font à nos pères de petits plumitifs, bien calés devant leurs écrans d’ordinateurs, cette image d’une lâcheté collective des soldats de 1940 devant l’ennemi est l’une des plus perverses. Le réquisitoire contre la France de 1940 aura été inlassablement repris par des héros de plume et d’images qui ont pu diffuser leurs tendancieuses approximations en toute quiétude au fil des décennies.

      Il est vrai qu’en un peu plus d’un mois la bataille de France de mai-juin 1940 aura été perdue. Cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas été livrée. L’armée française s’est battue avec détermination. Pour s’en convaincre, il faut commencer par lire ce qu’en ont dit les généraux allemands. Le maréchal Rommel : « Sur les flancs de la Meuse, dans les fortifications de campagne et dans les maisons fortifiées, les soldats français ont combattu avec une extraordinaire habileté et opiniâtrement, et ils ont causé des pertes élevées à nos troupes. » Le général Guderian : « En dépit d’énormes erreurs tactiques du commandement allié, les soldats français de 1940 ont opposé une résistance extrêmement coriace, avec un esprit de sacrifice extraordinaire, digne des poilus de Verdun en 1916. »

      Le même Guderian assure que la campagne de mai-juin 1940 « a été marquée par une suite ininterrompue de combats particulièrement sanglants. » L’historien Dominique Lormier met en lumière une statistique qui, pour être sinistre, n’en exprime pas moins cet esprit de résistance du soldat de 1940 : « L’hécatombe de mai-juin 1940 est proportionnellement supérieure » à celles que les batailles de Verdun (1916) et de Stalingrad (1942-1943) ont provoquées. Le même historien expose que l’armée allemande a eu 49 000 morts et 163 000 blessés, les chiffres correspondants étant, pour l’armée française, respectivement, de 92 000 et 250 000. Le nombre de chars et d’avions ennemis détruits ou endommagés, soit respectivement 1800 et 1559, parle de lui-même. Ces chiffres sont bien la preuve que les fantassins, les tankistes, les artilleurs, les aviateurs se sont durement battus. L’Allemagne n’a gagné la bataille de France que par la supériorité de ses stratèges et de ses armements.

      A ce premier constat, s’en ajoute un second : la ligne Maginot, dont les vainqueurs rétrospectifs du combat perdu de l’an 40 ont dit tout le mal qu’il fallait penser, s’est révélée beaucoup plus efficace qu’on ne l’a dit. Si les chars allemands sont passés dans les Ardennes, c’est parce que les responsables français de la défense avaient décidé une bonne fois pour toutes que les Ardennes étaient infranchissables, et qu’il n’y avait pas lieu de s’attarder à y implanter les fortifications propres à la ligne Maginot. Les différents tronçons de cette ligne étaient eux-mêmes inégalement dotés en ouvrages de défense. Reste que, là où elle avait été édifiée avec la plénitude de ses équipements, la très discréditée ligne Maginot s’est révélée très difficile à franchir pour l’ennemi. Jusqu’à la date d’entrée en vigueur de l’armistice, le 25 juin, on s’est battu dans les différents secteurs fortifiés de la ligne Maginot. Les Allemands ne sont parvenus que très exceptionnellement à s’emparer des nombreuses positions défendues avec acharnement par des troupes qui, souvent, ne se sont rendues que sur injonction formelle du commandement français. Le 29 juin encore, celui-ci est obligé de donner un ordre exprès de reddition immédiate pour que toutes les unités de la ligne Maginot mettent fin à la lutte. La vérité, que les opérations de mai-juin 1940 auront révélée, c’est que la principale faiblesse de cette ligne était sa discontinuité, ses intermittences. Les malheureuses statistiques de la mort que livrent les archives de ce tragique printemps à ceux qui veulent bien les consulter suffisent à disqualifier le ton de condescendance accablée des commentaires dont on accompagne volontiers aujourd’hui les bandes d’actualités de l’époque.

      Quant aux chiffres relatifs aux prisonniers capturés par les Allemands, il faut les considérer à la lumière de la chronologie. Le maréchal Pétain, dans son discours radiodiffusé du 17 juin 1940, prononce la phrase fatidique : « C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat ». Sur les             1 5000 000 soldats français faits prisonniers en mai-juin 1940, 1 100 000 l’ont été entre le18 et le 25 juin, c’est-à-dire entre la date du discours et l’entrée en vigueur de l’Armistice. Comment continuer à se battre lorsqu’un maréchal de France, chef du gouvernement, vous invite à mettre fin à la lutte ? L’étonnant est que, même après cette annonce, de nombreuses unités aient continué le combat. L’incompréhensible est que cet ordre n’ait pas été précédé d’une consigne de repli général qui eût peut-être épargné la captivité à des centaines de milliers de militaires français.

      Quoi qu’il en soit, la défaite de 1940 ne fut pas une débandade, et l’honneur des combattants de mai-juin 1940, s’il n’est pas à l’abri des calomnieuses assertions dictées par l’ignorance ou la mauvaise foi, finira, au vu des faits et des statistiques, par se rétablir dans sa plénitude.

LE 48ème REGIMENT D’INFANTERIE

      Quant au 48ème RI, la consultation des sources permet d’en suivre les pérégrinations. Le régiment, en 1939, est placé sous les ordres du lieutenant-colonel de Rosmorduc. En manœuvre à Coëtquidan au moment de la déclaration de guerre, il est rappelé à Guingamp. Il constitue avec le 65ème et le 137ème RI, la 21ème division d’infanterie. La division, aussitôt la guerre déclarée, rejoint la frontière dans la région de Sarreguemines.  L’état-major français avait conçu un plan d’invasion de la Sarre dont l’objet était de fixer à l’ouest une partie des forces de la Wehrmacht afin de soulager d’autant l’armée polonaise sur laquelle on comptait pour tenir au moins pendant trois ou quatre mois. Le 9 septembre, la 21ème DI franchit la Blies et s’avance au nord de Bliesbruck. La résistance est faible. Mais les Allemands ont truffé la zone de mines qui font de nombreuses victimes en quelques jours. La pénétration s’opère sur environ 5 à 8 km.

      Le 13 septembre la 21ème DI reçoit l’ordre de s’arrêter sur place. C’est que l’armée polonaise est déjà pratiquement vaincue. Pour achever le désastre, le 17 septembre, l’Armée rouge entre en Pologne en vue de faire sa jonction avec la Wehrmacht selon les termes du pacte germano-soviétique conclu le 23 août précédent à Moscou. Du coup, l’état-major français juge que le soutien à la Pologne n’a plus d’objet. Le retrait des troupes françaises du territoire allemand est programmé. La 21ème DI est placée en réserve. Les déplacements se font à pied. C’est la rage au cœur que les soldats bretons se replient. L’opération a déjà fait de nombreuses victimes du fait des mines et des bombardements. L’abandon du terrain conquis est vécu comme une sanglante incohérence imputable au commandement.

      Le regroupement de la 21ème DI se fait au sud-ouest de Lunéville au terme d’une marche harassante sous la pluie. La division est ensuite dirigée sur le Pas-de Calais. C’est là, après l’hiver de la drôle de guerre, que la guerre rattrape les régiments de la 21ème DI. Le 10 mai 1940, date de la grande offensive allemande, le 48ème RI est envoyé en Belgique. On le retrouve en France dans la dernière décade du mois de mai, livrant bataille aux unités allemandes qui foncent vers la mer. Le 23 mai, le 48ème RI combat à Lumbres. Les pertes sont lourdes. Affaiblis par ces affrontements sanglants, les hommes du 48ème RI sont capturés à Witterness. Les prisonniers sont conduits en Allemagne dans des conditions de marche et de ravitaillement dramatiques. La mort saisit bon nombre d’entre eux, épuisés de fatigue et de faim. Puis les prisonniers seront transportés, cette fois en wagons à bestiaux, en Prusse-Orientale, aussi loin qu’il est possible de la France. Et c’est pourquoi les mots de Poméranie et de Mecklembourg, inclus dans l’adresse de l’adjudant Jean-Marie Le Gall, s’engouffreront dans ma mémoire d’enfance.

      Prisonniers oui. Mais après des combats dont l’acharnement se grave dans la pierre des monuments aux morts.

      En septembre 1939, le cimetière du hameau de Weidesheim, commune de Kalhausen, en Moselle, a abrité pendant un temps la sépulture de 39 soldats français. Bon nombre d’entre eux avaient des noms à consonance bretonne. Au total, dans ses opérations en Sarre, la 21ème DI a eu 115 tués. En mai 1940, ont été inhumés au cimetière de Blessy 78 soldats appartenant au 48ème RI. Dans l’église, un calvaire breton voisine avec une plaque où sont inscrits les noms des 78 fantassins morts pour la France. A l’entrée du cimetière de la commune de Witterness, on peut voir une plaque portant l’épitaphe suivante : « La commune de Witterness et le Souvenir français à la mémoire des 13 soldats bretons morts pour la France aux combats du 23 mai 1940. »

      Morts pour la France. Ces faits d’armes qui n’empêchent pas que la bataille de France n’ait été perdue suffisent à protéger la mémoire des soldats de 1940 du discrédit dont on ne cesse de les accabler.

                                                                                                                                                     LOCH-MENARD

      Jours de défaite : à Loch-Ménard, en ce jour de juin 1940, c’est bien un déferlement de la Wehrmacht qui s’opère ou qui s’annonce. Submersion de la France par l’armée allemande. Cette image-là se grave au plus profond de nos mémoires d’enfance, sans que, sur le moment, aucune compréhension de l’événement ne vienne éclairer l’impression brute. Ce n’est que bien des années plus tard que l’image revêtira sa pleine, son écrasante signification, celle de l’ennemi vainqueur foulant le sol de la patrie vaincue. Cette conscience de l’intolérable humiliation que constitue l’intrusion d’une armée victorieuse sur son propre sol, vécue par les jeunes gens et les enfants de 1940, gouvernera longtemps leur comportement. Leur révulsion à l’égard de toute forme d’asservissement imposé par la force surplombera les années de la Guerre froide.

      Refus sans condition de la domination étrangère, certitude que tout vaut mieux que la soumission au vainqueur, conviction que l’ordre imposé par la contrainte est un attentat à la dignité de chacun et à l’honneur de tous, d’où cette persévérance acharnée dans la défense de la libre disposition de soi : ce fut pendant un temps l’héritage moral de la défaite de 1940, et c’est pourquoi l’on vit, un jour de 1994, la puissante, la menaçante Armée rouge dont, quatre décennies durant, on avait craint l’irrésistible déferlement en direction de l’Ouest, c’est pourquoi un jour de 1994 on la vit s’ébranler, mais c’était en direction de l’Est.

Le Mur était tombé en novembre 1989. La paix avait été signée avec l’Allemagne en septembre 1990. Quatre décennies et demie de face-à-face, et l’ombre du communisme soviétique cessait de planer sur l’Europe avant de se dissiper en 1991 au-dessus de la Russie elle-même. Les peuples du milieu du siècle avaient engrangé pour jamais la vision de l’Europe asservie à l’Allemagne par la victoire de la Wehrmacht. Ces camions qui roulaient sur nos routes en ces jours de juin 1940, c’était sur nous qu’ils roulaient. Ces soldats qu’ils transportaient, c’était nous qu’ils piétinaient. Cela ne devrait plus se reproduire. Jamais.

MERS EL-KEBIR

     Juillet 1940. Kérivin ar chas est le nom de la ferme située sur la commune de Plougonvelin, à l’ouest de Brest, que tenaient mon grand-père et ma grand-mère maternels. La commune de Plougonvelin, dont les limites sont distantes d’une quinzaine de kilomètres de celles de Brest, comprend les dernières terres de la Bretagne avant la mer, englobant la pointe Saint-Mathieu : un phare, une abbaye en ruines depuis des siècles, une chapelle, des murs, le vent. C’est là qu’est né mon grand-père, en 1881, à Kérautret, l’une des ultimes fermes avant d’arriver à la mer. La défaite consommée, mon père prisonnier en Allemagne, ma mère avait jugé que le mieux pour elle et pour moi était de revenir vivre chez ses parents, dans la ferme où elle était née et où elle avait grandi, à Kérivin. Par rapport à Kérautret, Kérivin se situe à l’autre extrémité de la commune. La distance entre les deux fermes est d’une dizaine de kilomètres. Ma mère avait vingt-six ans. Cela se passe quand ? J’ai deux repères. D’une part, les camions qui roulent dans ma vidéo d’enfance vont en direction de Brest : c’est donc que je me trouve encore à Loch-Ménard près de Guingamp. D’autre part, lorsque le nom de Mers el-Kébir investit ma mémoire, je pense que je suis déjà à Kérivin ou que je suis en train d’y arriver. C’est donc fin juin début juillet 1940 que nous avons dû quitter Guingamp pour nous transporter à Plougonvelin.

      Le canton de Saint-Renan où se trouve Plougonvelin fournissait à la marine de guerre un grand nombre de marins et d’officiers mariniers. Les épouses, les mères, les pères, les frères restés au pays suivaient avec avidité les événements maritimes. Le port de Brest était au centre de l’activité de l’arrondissement. Or, le 3 juillet 1940, s’accomplit à Mers el-Kébir, port d’Oran, un événement militaire au retentissement incalculable. L’amiral commandant la flotte française ayant refusé l’ultimatum anglais, la marine britannique envoie par le fond le cuirassé Bretagne et touche les cuirassés Dunkerque et Provence. Quatre morts pour la seule commune de Plougonvelin. Au total près de mille trois cents marins tués, noyés ou portés disparus, trois cent soixante-dix blessés, brûlés, estropiés. Les marins de Mers el-Kébir envahissent la conscience de la France. Tandis que l’ennemi établit sa domination sur le territoire métropolitain, l’allié détruit notre flotte dans le port d’Oran.

         « Agression délibérée des forces navales anglaises contre notre escadre d’Oran » s’indigne L’Ouest-Eclair. Dans l’arrondissement de Brest, les quatre syllabes qui forment le nom funèbre retentissent avec une puissance, une force, une violence qui en font comme une sonnerie aux morts. Succédant aux médiocres agitations politiciennes de l’entre-deux-guerres, la Grande Histoire, avec la défaite militaire en juin et Mers el-Kébir en juillet, ravage le champ de vision des Français. Deuil, colère, stupeur, l’indignation est totale. Ces morts de Mers el-Kébir sont un attentat contre une France que les Allemands viennent de mettre à terre. L’on tient que les Anglais, nos alliés il y a encore quelques jours, viennent de donner libre cours à leur hostilité viscérale à l’égard de la marine française, la flotte rivale, plus puissante qu’elle ne l’a jamais été et qu’elle ne le sera jamais, la plus belle flotte que nous ayons jamais eue. On ne doute pas que l’atavique malveillance britannique n’ait trouvé ici à s’exprimer. Que la préoccupation de Churchill ait été de prévenir la mainmise allemande sur les navires français (mais l’Armistice excluait formellement une telle mainmise), rien de tout cela ne comptait. Ce qui comptait, c’étaient ces marins morts, ces blessés et ces brûlés, ces bateaux engloutis, éventrés, et que tout cela fût le fait de l’allié anglais.

         Alors Mers el-Kébir était une rumeur qui enveloppait l’arrondissement de Brest, c’était une véhémence qui, pour l’enfant de trois ans et demi, réfugié sur la terre maternelle, grondait comme un roulement de tonnerre sans autre signification que le roulement lui-même. Les quatre syllabes envahissaient l’âme, se gravaient pour jamais dans la mémoire, mobilisant toutes les émotions de la tragédie historique. Quelque chose pénétra dans la conscience de l’enfant qui ne s’effacerait pas, qui confèrerait aux années de guerre à venir leur puissance dramatique, leur dimension épique, un caractère de grandeur unique à quoi rien dans les décennies qui suivront ne se pourra comparer. Mers el-Kébir, c’était la soudaine projection des malheurs héroïques au cœur de l’enfance.

ARRIERE-GRAND-PERE, GRANDS-PARENTS, ONCLES, TANTES, COUSINE,
MERE ET FILS

      Kérivin 1940. La maison datait de 1843. La date inscrite dans la pierre a été, au moins pendant un temps, occultée par l’effet d’un coup de truelle mal inspiré. Mais elle demeure, gravée au-dessus de la porte. Jouxtant l’étable, il y avait une maison dite Ty Coz, la vieille maison, qui avait dû servir d’habitation jusqu’à l’édification du nouveau bâtiment en 1843. La maison de Kérivin est toujours là. Tout le reste a été changé dans la décennie qui a suivi la guerre. Les routes d’accès ont été élargies, et leurs revêtements adaptés à la circulation des tracteurs et des automobiles. Les chemins creux et pierreux de 1940 ont disparu. Les terres ont été remembrées. En 1940, le sol de la maison était en terre battue. Les dalles en ciment ne sont venues qu’en 1945 en même temps qu’était réorganisé le rez-de-chaussée : évacuation des lits clos, élargissement de la salle commune, aménagement d’une petite salle à manger. Mais durant la guerre, les lits clos encadraient la salle commune où les repas réunissaient la très nombreuse famille des Lannuzel, des Lars et des Gouriou.

      Il y avait là mon grand-père, Yves Lannuzel, âgé de 59 ans, originaire de la ferme de Kérautret qu’il avait quittée pour épouser ma grand-mère, une demoiselle Gouriou, née en 1890. Il y avait leurs huit enfants, rassemblés par la guerre.

      Ma tante Marie, épouse de Jean-Marie Lars, fermière à Kérivin jusque vers 1975, était l’aînée. Personne haute en couleurs, le verbe ferme, la réplique vive, adoptant volontiers un ton d’autorité qui n’en faisait pas une autoritaire, notre tante Marie, elle-même sans enfants, a laissé à ses innombrables neveux et nièces une image de générosité, de présence affectueuse, le souvenir aussi de singularités de comportement qui font la joie des remémorations familiales. 

      A Kérivin, en 1940, il y avait aussi ma tante Germaine dont le mari, frère de mon père, était officier-marinier sur le Tourville, l’un des bateaux de l’escadre commandée par l’amiral Godefroy, retenue par les Anglais dans la rade d’Alexandrie. Il y avait leur fille, Jeanine, ma cousine, de trois ans ma cadette. Il y avait mes deux autres tantes, Simone et Louise, couturières de métier. Il y avait mes oncles, Joseph, René et Jean, ce dernier encore pensionnaire au début de l’Occupation à l’école Saint-Pierre de Plougastel-Daoulas. Il y avait aussi mon arrière-grand-père, le père de ma grand-mère, qui était né sous le Second Empire, et qui devait mourir pendant la guerre. Il y avait ma mère, et, accroché à elle, lié à elle par toutes les fibres de l’être, il y avait moi. En tout quatorze personnes vivant sur une ferme d’une vingtaine d’hectares, avec des champs de blé, d’orge, d’avoine, des prairies, des garennes, une quinzaine de vaches, une grosse demi-douzaine de chevaux, des génisses, des veaux, des poulains.

LES CHAMPS ET LES BETES

      Le temps était rythmé par les fenaisons, les moissons, les semailles et les récoltes. Pour travailler la terre, il y avait des charrues, des herses, une machine à arracher les pommes de terre, auxquelles on attelait des chevaux. Il n’y avait dans la ferme qu’un seul moteur, un moteur Bernard qui, à chaque moisson, mettait en mouvement une batteuse plantée au milieu de l’aire. Tout le travail se faisait par la main humaine et la traction animale, selon des pratiques et des traditions très antiques sur lesquelles veillait mon grand-père. L’économie était fondée sur l’autoconsommation. Le fumier provenant de l’écurie, de l’étable et de la porcherie fournissait l’engrais. Chaque jour, on ramassait les déjections naturelles et les litières souillées des animaux, et on les mettait en tas pour qu’elles fermentent. A cet engrais d’origine animale, on en ajoutait un autre d’origine maritime. Une ou deux fois par an, on allait récolter du goémon sur les rochers bordant la mer et découverts à marée basse. C’était l’occasion d’atteler une charrette et de se rendre à la plage de Porsmilin distante de la ferme d’à peu près deux kilomètres. Bien entendu je participais à cette festivité. A Porsmilin, mes activités ludiques ne se limitaient pas à la seule exploration de la mer, du sable et des rochers. Il y avait sur la plage une carcasse de bateau, abandonnée à la rouille et aux marées. Il s’agissait d’un grand navire doté de hautes structures métalliques, dont je n’ai jamais connu l’histoire : vaisseau de guerre coulé par une torpille ennemie, bateau de commerce venu s’échouer là entre les deux guerres ? Ce qui est sûr, c’est que la carcasse était à l’abandon, et qu’elle offrait à un petit garçon curieux et actif des ressources en recoins à explorer particulièrement appréciées. Longtemps après la guerre ce navire a occupé la plage. Puis il a disparu.

      Fumier et goémon suffisaient à fertiliser les terres labourées. Cette autosuffisance faisait qu’à Kérivin il n’y avait que peu d’argent à circuler, seulement celui qui provenait de la vente des bêtes et des grains. L’argent n’était pas le principal régulateur de l’activité.

      Ce monde que j’ai connu de 1940 à 1944  est un monde entièrement disparu, et qui ne subsiste que dans ma mémoire. Ni électricité, ni radio, ni automobile. Pour s’éclairer, des bougies montées sur des bougeoirs, une grande lampe à huile dans la salle commune. Pour aller et venir les dimanches et les jours de foire, une voiture entretenue avec soin, tirée par un cheval revêtu de harnais bien lustrés, de beaux harnais pour jours de fête. Et, pour la jeune génération, des vélos.

RYTHMES ET TRAVAUX

      Un monde soumis à l’alternance des saisons, dépendant de la pluie et du beau temps, un monde ordonné, moralement structuré par le catholicisme, gouverné par le principe d’autorité, autorité du père et de la mère sur les filles et les fils, mon grand-père exerçant la sienne de manière assez ferme, ma grand-mère selon les intuitions de sa bonté naturelle qui était grande, tout un groupe humain discipliné par des rythmes fixes, quatre repas par jour, le matin, le midi, au milieu de l’après-midi, le soir. Entre les repas, travail dans les champs pour les hommes, autour de la maison pour ma tante Marie qui, avec son mari, avait vocation à reprendre l’exploitation quand mon grand-père et ma grand-mère passeraient la main. Quant aux quatre autres filles, leur activité s’accomplissait à l’étage de la maison. Là se rassemblait un sous-groupe féminin exempté d’activités agricoles, et particulièrement attaché à cette exemption. Deux des participantes, ma mère et ma tante Germaine, vivaient des délégations de solde que leur allouait l’Etat pour leurs maris militaires, mon père prisonnier des Allemands en Poméranie, mon oncle Jean-René retenu par les Anglais à Alexandrie.

        De celui-ci, on disait qu’il était prisonnier des Anglais, et qu’il était sur le Tourville. Tout au long de la guerre, cette formulation m’a posé un insoluble problème intellectuel. Je savais que le Tourville était un bateau. Des bateaux, j’avais pu en voir ancrés le long de la plage du Trez-Hir, mais c’étaient des barques de pêcheurs avec un mât d’un mètre ou deux. J’imaginais donc mon oncle sur le Tourville, c’est-à dire perché au sommet d’un tel mât, dans une position nécessairement inconfortable et, à vrai dire, difficilement praticable. Je suppose que personne ne s’était avisé de me dire que le Tourville était un croiseur lourd de près de 200 mètres de long, aux structures sans rapport avec celles des bateaux de pêche que je voyais allant et venant dans la rade, ayant plutôt l’allure des navires allemands, omniprésents eux aussi dans les eaux brestoises. Les deux sœurs étaient des dames Le Gall, ayant épousé deux frères issus d’une autre ferme de Plougonvelin, située au lieudit Lesvinizi (Lesminily).

      Les deux autres sœurs, Simone et Louise, plus jeunes et célibataires, s’adonnaient à des activités de couture. Il s’agissait de vraies professionnelles. Leur savoir-faire s’étendait à la confection non seulement de robes et de manteaux, mais encore de costumes masculins. Leur habileté au travail était tout à fait remarquable. La complicité entre les quatre sœurs réunies à l’étage entretenait une atmosphère chaleureuse dont je profitais volontiers lorsque j’avais épuisé les inépuisables divertissements de la ferme.

      Les travaux des hommes dans les champs, le talent de ma mère pour le tricot, la qualification de mes tantes pour la confection, l’activité de ma tante Marie autour de la maison et dans les étables, la tenue du foyer et la préparation des repas par ma grand-mère, tout ce concours d’activités complémentaires faisait de Kérivin une unité économique à peu près autonome.

LE TEMPS INFINIMENT LONG DE L’ENFANCE

      C’est dans ce monde que l’enfant de 1940 s’est trouvé  immergé pendant plus de quatre années, intégré à une communauté paysanne tributaire des rythmes contraignants de la nature. C’est là, dans ce monde disparu, qu’il a jeté l’ancre pour la vie, là que sa mémoire a commencé d’engranger les mots et les images qui composent ses souvenirs, au fil d’un temps infiniment long, le temps toujours recommencé de l’enfance, là que sa conscience s’est éveillée, s’est immobilisée, en sorte que, trois quarts de siècle plus tard, c’est encore là qu’est sa vraie terre de naissance encore que le hasard  des affectations militaires l’ait fait naître à cent kilomètres plus à l’est, à Guingamp. Les troupeaux de vaches à conduire dans les garennes ou sur les parcelles de trèfles, les chevaux dételés de la charrue, revenant à l’écurie pour le foin et pour l’avoine, les porcs se ruant en grognant hors de leurs crèches pour fouiller de leur grouin l’enclos affecté à leurs ébats boueux, les veaux et les poulains s’exerçant à tenir sur leurs jambes incertaines, et bientôt excités par leurs propres cabrioles, eux aussi unis à leur mère par un lien vital, cinquante mois durant, ces allées et venues quotidiennes des hommes et des bêtes, ce retour des saisons, les moissons succédant aux fenaisons, le relâchement des activités hivernales aidant à reprendre souffle après les ensemencements de l’automne, le renouvellement des troupeaux s’opérant par l’incorporation des génisses et des pouliches nées quelques mois plus tôt, les prairies verdoyantes du printemps, les blés mûrs de l’été , toutes ces réalités multiples et identiques d’année en année s’imbriquèrent pour former les grands fonds d’immersion au sein desquels l’enfant de 1940 établit sa demeure. Ce mouvement continu et répétitif qui l’enveloppait lui fournissait un constant divertissement au cœur du temps sans fin de l’enfance.

      Tout ce qui touchait aux reproductions animales lui était soigneusement caché, et quand on tuait le cochon, le spectacle de la mise à mort lui était non moins soigneusement épargné, mais non les cris de l’animal immolé qui finissaient par s’affaiblir puis par cesser tout à fait.

      Il y avait la baratte pour fabriquer le beurre, les seaux de lait que la traite des vaches emplissait deux fois par jour, il y avait l’âtre où brûlait le feu qui réchauffait le rez-de-chaussée de la maison en même temps qu’il chauffait la marmite où se préparaient les repas. Il y avait ces grosses bêtes, attachées à la routine qui présidait à leur existence, vaches cheminant d’un pas tranquille dans les chemins creux, chevaux de trait sur lesquels des oncles complaisants me hissaient parfois, pour ma plus grande satisfaction. Cela me valut une ou deux chutes qui, apparemment, ne laissèrent aucune trace.

      Ce qui, en revanche, aurait pu laisser une trace définitive, c’est l’accident auquel la vigilance de ma mère et des grandes personnes me donna d’échapper. C’était au temps des moissons. La faucheuse venait de s’immobiliser dans le champ. La coupe des blés avait pris fin. Mon oncle Jean-Marie Lars, mari de ma tante Marie, s’apprêtait à conduire l’attelage pour rentrer à la ferme. Le siège à côté du sien étant libre, je me portais véhémentement candidat à l’occuper. Ayant essuyé un refus raisonné, je dus me résigner à suivre le commun des moissonneurs, c’est-à-dire à rentrer à pied derrière la faucheuse. Au détour d’un chemin, les deux chevaux, subitement pris d’une peur irrépressible pour une raison totalement inconnue, furent emportés dans un emballement si violent que, dans leur élan, ils parvinrent à rompre leurs harnais, laissant sur place la faucheuse bloquée par une énorme pierre à l’entrée d’une garenne. Mon oncle fut précipité de son siège à terre, son alliance brisée par l’une des dents du couteau. On retrouva les chevaux paissant tranquillement à trois ou quatre cents mètres de là. Je suppose que ce jour-là je l’ai échappé belle.

       Il y avait d’autres bêtes à Kérivin, de taille plus modeste mais dont la présence ne se laissait pas oublier. Les chiens de garde qui se sont succédé à l’entrée de la cour se dépensaient sans compter en aboiements rageurs lorsqu’un inconnu se présentait au seuil de la ferme ou lorsque certains animaux leur passaient sous le museau à l’occasion des déplacements quotidiens du bétail domestique. Les allées et venues des porcs, en particulier, déclenchaient chez eux une colère frénétique. 

       Il y avait aussi des chats qui, si méfiants qu’ils fussent à l’égard des humains, n’oubliaient cependant pas de paraître à l’heure des traites pour laper goulument le lait auquel ma tante Marie leur permettait d’accéder. Je me souviens du nom de deux d’entre eux, Boulgris et Bouldu. Le premier était de couleur grise, le second de couleur noire – du en breton.

      Mon arrière-grand-père évoquait, comme une terreur disparue, un loup dont il avait entendu parler dans son enfance. Ou que, peut-être, il avait aperçu. Parmi les animaux dont la nature imposait le voisinage importun, il y avait la vipère dont les reptations me figeaient d’effroi. Le prédateur qui semait la panique chez les poules, c’était le renard dont les visites se trahissaient par le caquetage terrorisé de tout le poulailler. Son forfait commis, le renard avait un intérêt vital à disparaître car sa capture figurait en bonne place au nombre des priorités paysannes.

      Au milieu du quotidien, il y avait les grands jours, ceux du mois de juin où l’on coupait le foin dans les prairies, ceux de l’été où la faucheuse allait de champ en champ pour faucher les blés (orge, avoine, froment). Avec de grandes fourches, les hommes entassaient le foin dans des charrettes tirées par deux, trois ou quatre chevaux. Arrivées à la ferme, les charrettes étaient délestées de leur charge, et le foin était disposé pour former une grande meule bien ordonnée d’où l’on tirerait, l’année durant, le fourrage nécessaire chaque jour aux bêtes. Quant aux tiges de blé couchées sur le sol par le couteau de la faucheuse, on en faisait des gerbes, rassemblées en faisceaux en attendant que les charrettes viennent les prendre pour les disposer en tas sur l’aire de la ferme.

      Pour le battage, on sortait le moteur Bernard, on reliait sa roue arrière à une poulie qui entraînait la batteuse. Mon grand-père enfournait les gerbes dans la gueule de la batteuse. D’un côté sortait le grain, de l’autre la paille. Les femmes recueillaient le grain au moyen de sortes de râteaux et le mettaient en tas. Les hommes saisissaient la paille s’écoulant à l’arrière de la batteuse. Ils en faisaient de grandes fourchées qu’ils transportaient trente ou quarante mètres plus loin, les entassant les unes sur les autres, pour constituer une grande meule. L’un de mes oncles, debout sur la meule, les répartissait de manière à assurer la stabilité du tas de paille. Le bruit du moteur dominait les conversations et enveloppait toute l’activité.

      C’étaient des jours d’intense mobilisation. Pour le coup, les dames et les demoiselles réfugiées d’ordinaire dans leur thébaïde du premier étage étaient priées de s’activer aux travaux agricoles et de participer à la moisson. Les hommes, au lieu de leurs sabots quotidiens, se chaussaient de brodequins cloutés gardés en réserve pour cet usage d’année en année, vestiges vraisemblables des dotations militaires de la Grande Guerre. Non seulement tous les bras disponibles à la ferme étaient requis, mais on en recrutait quelques autres dans les fermes avoisinantes, à charge de revanche. Ces journées de labeur ardu se déroulaient au milieu d’un grand concours de peuple, et rassemblaient à table un grand nombre de convives dans une ambiance festive de conversations et d’interjections sonores, le tout en langue bretonne.

 (Suite sous la rubrique « Souvenirs » du site Montesquieu : Le Gall II)

Mise en scène du siècle et de ses métamorphoses – 2

Par André Le Gall
Mai 2021

II

 L’ECOLE MATERNELLE

      À Kérivin comme dans les autres fermes, on parlait breton. C’était le langage commun de l’ancienne génération, la langue en usage dans les rituels de la vie. Ainsi, à chaque nouvel an, chacune des filles de Kérivin et chacun des garçons présentait ses vœux de bonne année à leur père et mère selon une formule coutumière dont l’ultime souhait était : ar baradoz da fin or buez, le paradis à la fin de votre vie. La foi donne sens à la vie.

      On parlait aussi français. Le certificat d’études, diplôme dont toutes les filles et tous les garçons de Kérivin étaient pourvus, garantissait un niveau de ce langage français qui, trois quarts de siècle plus tard, paraîtrait hors de portée au baccalauréat. La langue ancestrale et la langue apprise cohabitaient sans difficulté. La jeune génération pratiquait plutôt le français, mais dans ses rapports avec les anciens, le breton restait la règle. De telle sorte qu’en très peu de temps, je m’assimilais cette langue jusque-là totalement étrangère à mes oreilles, mes parents n’utilisant que le français. Je me l’assimilais tellement bien que ma grand-mère finit par s’en inquiéter, craignant que ma cousine Jeanine et moi n’apparaissions fâcheusement bretonnisés à nos pères lorsqu’ils reviendraient de la guerre.

      Mais ma mère veillait. L’école étant au bourg de Plougonvelin, distant de cinq kilomètres, elle s’était faite mon institutrice. Chaque jour, je me voyais imposer un temps de travail scolaire qui me semblait tout à fait excessif, mais grâce auquel, à l’automne 1944, j’étais un garçon qui savait lire, écrire, compter, qui connaissait bien l’histoire et la géographie de la France, les sciences naturelles, l’histoire sainte et le catéchisme élémentaire, qui en savait autant que s’il avait fréquenté l’école primaire. Je ne doute pas que pour obtenir ce résultat ma mère n’ait dû faire preuve d’une persévérance méritoire. Tous les jours, il y avait ce long moment où je fréquentais le livre de lecture, celui, bien sûr, des instituteurs Boscher et Chapron, le livre de la méthode syllabique : b et a font ba, Julien fauche son champ, Paul a un manteau neuf etc. J’en revois encore les illustrations, et quelques phrases m’en sont restées.

      Ah ! Certes plutôt que de m’appliquer à apprendre toutes ces choses, j’aurais préféré me transporter à Ponrohel où passait la route de Brest au Conquet. Des hauteurs de Kérivin, on voyait circuler sur cette route des véhicules en tout genre, automobiles, autocars et, sans doute aussi, bon nombre de camions allemands remplis de soldats chantant heili-heilo. Ma distraction la plus espérée, celle qui m’eût comblé, eût été de m’asseoir au bout du chemin creux et, là, de contempler, le jour durant, le passage de tous ces véhicules sur la grand’route. Mais ma mère avait là-dessus des vues très différentes des miennes.

      Je me soupçonne cependant d’avoir été un élève au total assez attentif, et qui comprenait ce qu’on lui enseignait si j’en juge par ce que je savais vers le milieu de 1944. Quoi qu’il en soit, ma première école, c’est à ma mère que je la dois, grande personne qui devait me sembler très âgée comme toutes les grandes personnes, mais qui était, en réalité, en 1940, une jeune femme de 26 ans dépossédée de son mari comme des centaines de milliers d’autres femmes en ce temps-là. C’était le temps où Rina Ketty chantait :

J’attendrai,
J’attendrai toujours
Ton retour

      Je me suis demandé d’où je pouvais bien tenir les rythmes et les paroles des chansons d’avant la guerre dont j’observe la présence en moi. Cela ne pouvait dater du temps de Kérivin. Il n’y avait aucun poste de radio à Kérivin pour l’excellente raison qu’il n’y avait pas d’électricité. Cette imprégnation est donc antérieure. Elle ne peut que remonter aux années 38-39. Mes parents à Guingamp avaient acquis un poste dont je me rappelle encore la marque : Ducretet Thomson. Enterré en 1940 dans le jardin de notre maison de Loch-Ménard, ce précieux appareil devait réapparaître en 1944 lorsque, en novembre, ma mère eut regagné notre maison avec moi. Sans doute vers 1938-1939 écoutait-elle volontiers les chansons que diffusait la radio de sorte que, les entendant également, je les engrangeais au fond de ma mémoire.

      A Kérivin, ce n’étaient pas des chansons que m’apprenait ma mère ;  ce qu’elle me délivrait, c’était un véritable savoir scolaire. Cet apprentissage s’opérait sur la table autour de laquelle s’assemblait la famille pour les repas. Tous les jours, inlassablement, elle tentait de m’apprendre des choses. Et tous les jours, j’en apprenais. Et bien sûr, cela se faisait en français. De sorte que, n’ayant jamais écrit le breton, je l’ai entièrement et déplorablement oublié.

LES HABITS DU DIMANCHE

      Brisant le rythme des jours, il y avait le dimanche. Tout le monde allait à la messe, les jeunes à bicyclette, les anciens à pied ou, parfois, dans la petite voiture à cheval attelée pour la circonstance. Mon grand-père quittait la ferme une bonne heure avant le début de l’office. Il rencontrait, chemin faisant, des compagnons de route, avec qui, tout au long de la marche, il échangeait ce qu’il y avait à échanger au sujet des moissons, des veaux et des poulains, et aussi au sujet du prix des animaux de ferme sur le marché qui se tenait à Saint-Renan chaque samedi. Ma grand-mère faisait de même. Chaque dimanche, deux représentants de la jeune génération, un garçon et une fille, étaient réputés être de basse messe, c’est-à-dire que, ayant assisté à une messe du matin, ils étaient chargés au retour   d’effectuer les travaux de la ferme indispensables même le dimanche : traire les vaches, donner leur avoine et leur foin aux chevaux etc. C’était une sorte de tour de garde incombant chaque semaine à un duo différent.

      Pour le reste, l’on ne travaillait pas le dimanche à Kérivin. C’était le repos dominical, conformément aux prescriptions ecclésiastiques. Ce monde du travail et de la famille était un monde ordonné et raisonné. Un monde hiérarchisé non seulement quant à l’exercice de l’autorité, mais dans tous les aspects de la vie. Et, par exemple, chaque circonstance entraînait le port de vêtements spécifiques. Il y avait les habits du dimanche avec de subtiles discriminations en faveur des grandes fêtes, celle des Rameaux par exemple où s’inauguraient les costumes neufs, quand il y en avait, confectionnés pour leurs frères par mes tantes Louise et Simone. Le tour de basse messe s’accommodait de vestes et de pantalons ou de jupes d’une moindre représentativité. Pour les jours ouvrables, il y avait les vêtements de travail. Certains travaux tel le ramassage des pommes de terre requéraient que l’on protégeât les pantalons d’usage quotidien par des pantalons à tout faire qui se mettaient par-dessus. Enfin la vidange du local extérieur affecté aux commodités, tenu très propre, s’opérait dans un accoutrement spécialement protecteur, adapté à la besogne à effectuer.

      Ces habits se conservaient très longtemps. Je me demande si le costume noir que revêtait à échéance fixe mon grand-père pour se rendre au Conquet afin d’y percevoir la pension à laquelle lui donnait droit la perte d’un œil au cours de la Grande Guerre n’était pas celui de son mariage en 1909. De même, les robes, jupes et jupons composant les costumes bretons que portaient ma grand-mère et ma tante Marie étaient agencés selon des modalités immuables, étrangères à toute idée de mode, exclusives de tout renouvellement. Les tabliers qu’elles portaient aux grands jours étaient d’un extrême raffinement, de même que les coiffes. Les dames et demoiselles du premier étage avaient quant à elles abandonné le costume breton qu’elles avaient porté au temps de leur enfance et de leur adolescence. On disait qu’elles s’étaient mises en chapeau, rangeant leurs coiffes dans les tiroirs, optant délibérément pour la tenue citadine, sans aucun reniement de leur filiation bretonne, mais mettant leur avenir sous le signe de la ville. Je dispose d’une photographie de ma mère en tenue bretonne, image unique de la beauté adolescente en ses éphémères atours d’origine.

OFFICIERS DE MARINE ET AUTRES VISITES

      Pour rompre le cours du quotidien, il y avait aussi les visites. Visites de parents, principalement. Sont ainsi apparus, vraisemblablement à plusieurs reprises, un frère de mon grand-père, employé à la gare SNCF de Brest, sa femme, tante Yvonne, dame à forte personnalité qui dirigeait les études de ses deux fils, René et Robert, d’une main ferme. Un tiers de siècle plus tard, René Lannuzel, élève à l’Ecole navale au moment de la déclaration de guerre, devait devenir chef d’état-major de la marine. Démobilisé au début de l’Occupation, recyclé comme étudiant rémunéré dans une école d’ingénieurs, il franchirait un jour les Pyrénées en compagnie d’un autre officier de marine. L’équipée vaudrait à son compagnon d’avoir les pieds gelés. Elle serait  aussi l’occasion de connaître l’un de ces camps où les autorités espagnoles parquaient, pour une durée plus ou moins longue, les fugitifs français désireux de rejoindre l’Afrique du Nord.

      Visites également d’une sœur de ma grand-mère et de son mari habitant Saint-Pierre, faubourg situé à l’ouest de Brest, sur la route du Conquet. Ils pouvaient être accompagnés de leur fils Pierre. Un jour, ce jeune homme, employé au Port de Brest, vint  en catastrophe se réfugier à Kérivin. Il était recherché par les Allemands. Il fut accueilli à la ferme. On pouvait espérer que sa présence au milieu de cousins du même âge passerait inaperçue. Je ne saurais dire si, à Plougonvelin, il fit l’objet de recherches. 

       Il était évidemment très dangereux de l’abriter ainsi, mais les services allemands ne disposaient apparemment pas de l’information qui leur aurait permis de le retrouver. Je ne me rappelle pas non plus que ses parents aient été trop lourdement inquiétés. Peut-être le gibier n’était-il pas assez considérable pour que ses poursuivants lui consacrent une plus grande attention. A partir de l’été 44, les autorités d’occupation avaient trop à faire pour s’occuper du fugitif réfugié à Kérivin.

      Visites aussi de cousines de ma mère et de mes tantes, demeurant à Kérautret, ferme d’origine de mon grand-père. Il y avait là deux charmantes demoiselles que l’on désignait par leurs diminutifs : Finic et Soizic (Joséphine et Françoise). Ces deux jeunes personnes disposaient d’un objet encore rare dans le monde de Plougonvelin, un appareil photographique portatif. Et c’est pourquoi on trouve dans les archives familiales des photographies de petit format où figurent ma cousine Jeanine âgée de deux, trois ou quatre ans, mes tantes, l’une ou l’autre des demoiselles de Kérautret, ma mère et moi.

      Moi, petit garçon aux cheveux si blonds qu’ils tirent sur le blanc, en cet instant du monde, 1941 ou 1942 ou 1943 ou 1944, clignant des yeux parce qu’ incommodé par les rayons du soleil, moi André Le Gall, aujourd’hui quatre-vingt-quatre ans, en étrange mais indiscutable continuité avec l’enfant de la photo.  Le sujet pensant, sur lequel toute la lumière de cet instant du temps semble s’être concentrée, et dont l’image est fixée à jamais sur la pellicule, est bien le même qui, trois quarts de siècle plus tard, tient la plume. Et le seul encore présent pour me souvenir des jours de Kérivin, pour en dire la réalité et le contenu, pour en évoquer l’ample mouvement quotidien.  Mort mon arrière-grand-père, morts mes grands-parents, morts mes oncles, mortes les filles de Kérivin, et ma cousine Jeanine aussi est morte. Cependant, témoignage unique, témoignage irrécusable de l’instant vécu, la photo subsiste. Dans ma mémoire et dans ma prière, le peuple de Kérivin demeure vivant.

        Parfois, des affaires de fourrage ou autres conduisaient à la ferme mon oncle Prigent Talarmain de Lesvinizi, mari de ma tante Rose, sœur de mon père. Avec lui venait son fils, mon cousin René Talarmain. Et avec ce René  qui avait dix mois de plus que moi, c’était la grande fête, une frénésie de courses, des cavalcades jusqu’à complet essoufflement, une complicité de jeux qui s’est confirmée dans les années quarante-cinq et suivantes. Pour la naissance de l’une des sœurs de René Talarmain, ma mère se transporta avec moi à Lesvinizi, ouvrant une période de plusieurs jours de temps festif. Je me souviens d’un matin de tempête, des nuages aux formes menaçantes traversant le ciel à toute vitesse, je me souviens de l’ébranlement du monde après la pluie, de la nature en effervescence, et de cet émoi que la conjonction du vent et de la mer faisait lever en moi.

      Visites encore des vagabonds, hommes sans foyer qui parcouraient la campagne. Pour eux, il y avait toujours un morceau de pain et un lit de paille à l’étable ou à l’écurie. Ils passaient d’une ferme à l’autre, parcourant les chemins creux. Quelles circonstances avaient-elles réduit leur destin à cette errance ? On ne leur posait pas la question. Ils se présentaient sur le pas de la porte selon un cérémonial ritualisé. Ils étaient là. C’est tout. On les prenait.

 LA MER LE VENT ET L’HISTOIRE

      Les hommes, les femmes, les bêtes, le retour des saisons. Il y avait aussi le vent et la mer. Les jours de tempête, le vent venant de Saint-Mathieu s’engouffrait dans les chemins creux, secouait les arbres, saisissait les landes sur les talus, se déchaînait sur les toits, se ruait dans les cheminées dans un grondement de fin du monde qui m’enchantait. C’était un roulement, une fureur de la nature, une grande symphonie des éléments, une participation au sentiment de terreur sacrée, une connivence avec la secrète jubilation de l’être, une effervescence des choses propre à instruire l’âme sur la dimension du monde qu’il lui est donné d’habiter. Les formes fugitives des nuages dans le ciel d’après la tempête, portées à  toute allure vers des destinées inconnues, procuraient à l’imagination toute latitude pour se déployer. Cet ébranlement du ciel et de la mer était à l’unisson de l’ébranlement de l’Histoire.

      Aussi loin que remonte ma mémoire de l’an quarante, le nom de Boudonnou y retentit avec une force qui témoigne de sa place dans les conversations quotidiennes. Il existe bien dans la commune de Plouzané, à une  demi-douzaine de kilomètres de Brest, une chapelle au lieudit Boudonnou ou plus exactement Bodonnou selon l’orthographe en usage. Mais ce qui résonne dans ma tête à moi, c’est Boudonnou. La rumeur s’était répandue qu’une fillette des environs y avait eu des apparitions. La Vierge se serait manifestée à elle, accompagnée de Jeanne d’Arc, de sainte Geneviève et de saint Louis, trois noms associés à l’histoire de France. La première apparition aurait eu lieu le 20 juin 1940, la seconde le 2 juillet. L’on dépeint la voyante comme étrangère à toute expérience mystique antérieure, et tout à fait incapable d’avoir inventé ce qu’elle dit avoir vu. Ainsi, à l’heure où l’armée allemande déferlait – ce 20 juin 1940, précisément, elle arrivait à Plougonvelin –, se diffusait au sein du peuple paysan du canton de Saint-Renan une image de salut pour la patrie, mobilisant deux saintes célébrées pour leur action face à l’envahisseur, et un roi artisan majeur de la sacralisation du Royaume. C’était comme une promesse de renaissance au plus profond du désastre. Il s’en était suivi une grande émotion dans toute la population, donnant naissance à des sortes de pèlerinages spontanés. C’est pourquoi, indissolublement liées au cataclysme de la guerre et de la défaite, les sonorités de Boudonnou se sont engouffrées dans ma mémoire. Et je note que, si enfouis que soient ces souvenirs, ils sont objectivement corroborés par des faits enregistrés par la chronique locale. Boudonnou fait partie de mon histoire, mais aussi de celle du canton de Saint-Renan. Boudonnou : comme un roulement de tambour mémoriel au moment où s’inaugurent les temps de Kérivin.

      Même impression de lourde dramaturgie à propos d’un voyage à Loch-Ménard au milieu de ces années historiques. Ma mère a-t-elle voulu voir ce que devenaient les meubles qu’elle y avait laissés en juin 1940, et reprendre contact avec les propriétaires ? Possible. Ce quai grouillant d’un peuple que je vois en noir et gris est-il une reconstitution de mon imagination ? Mais où mon imagination serait-elle allée cueillir ces images si je n’avais pas effectivement arpenté la gare de Brest en compagnie de ma mère ? D’où viendrait cette pesante sensation d’anxiété commune au sein d’une rumeur collective, d’un mouvement continu brassant une foule pressée et pressante ?

      Et d’où me vient cette autre réminiscence, insistante elle aussi, liée au transfert des cendres de l’Aiglon à Paris ? Cela renvoie à décembre 1940. De la part des Allemands, ce transfert se voulait un signe de bonne volonté, dans l’esprit de la rencontre de Montoire, le 24 octobre précédent. Le maréchal Pétain refuse de venir à Paris. La cérémonie se déroule aux Invalides dans la nuit du 14 au 15 décembre en présence de l’amiral Darlan. De hauts gradés de la Wehrmacht sont là, en grand uniforme. L’événement n’a aucun rapport avec ce qui se passe à Kérivin. Est-ce une photo vue dans un journal qui s’est gravée dans ma mémoire d’enfance, est-ce le flamboiement des lumières nocturnes qui y a imprimé une image persistante ? Quelque chose remue à ce sujet dans les lointains de mon premier âge. J’allais avoir quatre ans.

BREZEL ALL

      La ferme dominait la rade de Brest où entraient et d’où sortaient de grands navires, mais ces navires n’étaient pas les bons, n’étaient pas les nôtres.

      Car il y avait la guerre.

      Les saisons se succédaient comme elles s’étaient toujours succédé, les travaux et les jours ressemblaient à un éternel recommencement, les fenaisons et les moissons s’enchaînaient selon leur rythme coutumier, chaque dimanche les offices religieux continuaient de se célébrer. Mais il y avait la guerre.

      Il y avait d’abord l’Autre guerre, Brezel alI, la Grande Guerre, celle de 1914-1918, que mon grand-père avait faite, et dont il parlait volontiers à table, en breton évidemment. Les sonorités résonnent encore en moi, engrangées pour jamais. Elles évoquent les années : bloavez pevarzek, bloavez pempzek… l’année quatorze, l’année quinze etc. Les années du feu dont il restait ce parchemin fixé dans un cadre de bois où figuraient les décorations et les citations. Voici les états de service de mon grand-père :  

         Lannuzel Yves Marie, né le 9 avril 1881 à Plougonvelin, cultivateur, fils de René Lannuzel et Marie Perrine Le Bras.

     Service militaire au 124ème RI. Rappelé à l’activité à la mobilisation au 2ème RIC.

     Parti aux armées le 29 septembre 1914, blessé le 10 octobre 1914 à Virginie dans la Somme par balle à l’avant-bras gauche, évacué le 19 octobre 1914. Reparti aux armées le 28 décembre 1914, évacué, blessé le 12 septembre 1916, a rejoint son corps en campagne le 3 avril 1917. Démobilisé le 26 février 1919 au 19ème RI.

    Perte de la vision de l’œil droit, entérite chronique.

    Croix de guerre avec étoile de bronze, médaille de la victoire, médaille commémorative.

    Médaille militaire en 1933, plus croix de guerre avec palme. Soldat courageux, a été grièvement blessé dans la Somme le 12 septembre 1916.

    Citation : ancien du front, s’est toujours acquitté de sa tâche avec entrain et courage, a montré de la bravoure chaque fois que les circonstances en demandaient. Blessé le 12 septembre 1916, perte de l’œil droit.

      Que l’on veuille bien considérer les dates : blessé le 10 octobre 1914, à peine arrivé sur le terrain, malade, il rejoint les armées deux mois et demi plus tard. Blessé à nouveau, et grièvement, en septembre 1916, il retourne au feu en avril 1917. Croix de guerre, médaille de la victoire, citation. Perte de l’œil droit.

      Les hommes du peuple paysan de Plougonvelin ne quittaient leur terre natale que pour le service militaire. Puis ils revenaient charruer leurs champs, jetant à pleine main les semences pour qu’elles s’enfouissent dans le sol retourné. Ils récoltaient, ils moissonnaient, ils veillaient au renouvellement de leurs troupeaux. Leurs problèmes n’étaient pas ceux de la société de consommation. Non. C’étaient ceux de la société de subsistance. Leurs anxiétés tenaient à l’allure du ciel, à l’heureuse alternance de la pluie et du soleil. Ils guettaient les vents et les nuages, espérant que la sécheresse ne s’obstinerait pas au point de stériliser les sols, que les orages ne viendraient pas coucher les blés. Leur souci, c’était que les vaches mettent bas leurs veaux, les juments leurs poulains. Leur problème, c’était cette dépendance à l’égard d’une nature qui pesait de tout son poids sur leur activité et, partant, sur leurs rentrées d’argent. C’étaient ceux-là leurs problèmes, jusqu’à ce que le tocsin du 1er août 1914 ne vienne briser les rythmes ancestraux.

      Ma grand-mère se souvenait de ce tocsin. C’était un samedi. Le peuple paysan revenait de Saint-Renan où se tenait comme chaque semaine le marché agricole du canton, vente et achat d’animaux, de produits divers, de matériels etc. Le tocsin retentissait dans toute la France. Le gouvernement avait demandé qu’il sonne à 16 heures. C’était l’annonce de la mobilisation générale. Le tocsin appelait aux armes. La discipline militaire allait arracher les hommes à leurs champs. Quant aux femmes, on en voit quelques-unes, revêtues de leurs costumes traditionnels, sur l’un des rares films d’amateur dont on dispose, mettant en scène l’événement dans un bourg breton. Les femmes ont les larmes aux yeux. Certaines pleurent. C’est la guerre.

      Du 29 septembre 1914 au 26 février 1919, la ferme a dû se passer des services de mon grand-père qui avait trente-trois ans à son départ et trente-sept à son retour. Honneur et patrie, c’est ce que disait le diplôme fixé dans son cadre de bois où l’on pouvait lire les décorations. C’était ce qui restait des quatre années de tribulations sanglantes. Je crois me souvenir que l’on avait proposé au soldat Yves Lannuzel de devenir caporal, mais qu’il avait refusé, ne se jugeant pas assez instruit.

      De son côté, mon grand-père paternel avait connu les mêmes tribulations, et il en avait rapporté un pied douloureux parce qu’ayant été ébouillanté. Ce pied, il aura dû le soigner chaque jour tout au long de sa vie. Longtemps les séquelles de cette lésion mal guérie auront résumé pour moi ses aventures militaires. Jusqu’au jour où m’est revenu le récit à peine croyable d’une autre aventure vécue par lui. Stationnant quelque part dans les environs de Coulommiers, et sa troupe ayant reçu l’ordre de départ, il entreprenait d’ajuster son sac à dos, les bras en l’air, lorsqu’une balle le traversa de part en part au niveau des aisselles, entrant d’un côté, sortant de l’autre, coup normalement mortel sauf qu’aucun organe vital n’ayant été touché, le soldat Le Gall en ressortit vivant.

      Dans les conversations quotidiennes de Kérivin, les péripéties de la guerre en cours se lisaient à la lumière des souvenirs encore proches, encore vivants, de la guerre précédente. Ma mère disposait pour son usage dominical d’un missel illustré dans les marges par des dessins en couleurs qui évoquaient des épisodes de la Grande Guerre. L’adversaire y était l’Allemand. Le courage et l’honneur, c’était la France. Le dévouement des religieuses à l’égard des soldats blessés, le patriotisme des ecclésiastiques obligés de s’extrader à la suite des lois anticléricales de la IIIème République, mais revenant en France à la déclaration de guerre pour remplir leur devoir militaire, saluant du débarcadère les badauds venus les applaudir, ces images, vraies comme des images d’Epinal, me demeurent présentes. Je dévorais des yeux cette épopée de la patrie souffrante, héroïque et victorieuse.

LES AUTORITES D’OCCUPATION

      Avec avidité, j’apprenais l’histoire, les grands hommes, Napoléon etc. On disait que si Napoléon avait été là, il aurait chassé les Allemands hors de France. Mais comme on connaissait l’histoire de l’Empire, il y avait toujours quelqu’un pour rappeler que même la France napoléonienne avait subi l’occupation ennemie. Cela ne m’empêchait pas de réciter triomphalement les victoires du général corse comme autant de défis aux occupants du moment.

      Les temps étaient dramatiques. Une chape de plomb s’était abattue sur le pays de la liberté. Face à l’Histoire qui pesait sur elle de toute sa charge de malheur et d’humiliation, la France mobilisait ses énergies spirituelles. On avait retenu qu’à la fillette à qui elle s’était manifestée, la Vierge de Boudonnou avait assuré que la France ne serait pas abandonnée. A partir du 28 mars 1943, on fit tourner Notre-Dame de Boulogne à travers les villes et les villages de France, au milieu d’un immense concours de peuple. Le 27 novembre 1944, deux mois et demi après le départ des Allemands, Notre-Dame de Boulogne était à Plougonvelin. On chantait Ave, ave, ave Maria, Ave, ave, ave Maria. De même retentissait avec force le cantique traditionnel : Sauvez, sauvez la France, au nom du Sacré-Cœur.  

      A Plougonvelin, aux messes et aux processions, le chœur grondait de toutes ses forces le vieil hymne breton :
Da Feiz on tadou koz ni potred
Breiz-Izel ni zalho madatao
Kentoc’h ni a varvo !
Kentoc’h ni a varvo !
Kentoc’h ni a varvo ! 

      Ce qui voulait dire que les enfants du pays breton (Breiz-Izel) resteraient fidèles à la foi de leurs pères (tadou koz) quoi qu’il advienne avec, en guise d’assurance, l’affirmation trois répétée : Kentoc’h ni a varvo, c’est-à-dire : plutôt que de  renoncer à cette foi des ancêtres, nous mourrons. Cela ne se chantait pas : cela se clamait, se hurlait, comme une provocation, en une langue que l’occupant, à de rares exceptions près, ne comprenait pas.

      La défaite avait remué le peuple français dans ses profondeurs. Elle avait réveillé des puissances de renaissance qui s’exprimaient à pleine voix. Vaincue, la France n’était pas résignée. Elle attendait, elle espérait, elle guettait la défaite de l’Allemagne. Elle bravait sa domination par tous les moyens à sa disposition.

      L’hostilité publique affublait les soldats allemands de dénominations multiples : verts de gris, doryphores, chleus, etc., la plus courante étant boches. Je ne me souviens pas d’avoir entendu parler des nazis. En ce temps-là, le sémantiquement correct ne dissimulait pas au peuple du canton de Saint-Renan qu’il avait affaire à l’envahisseur allemand, à ses règlements, à ses contrôles, à ses exercices militaires etc. Si j’ai pu ignorer le mot nazi, j’ai par contre enregistré celui de réquisition qui emplissait les conversations.

      Le maire, Henri Le Goasguen, administrait la commune. Le conseil municipal se réunissait régulièrement. Chaque semaine, le garde champêtre faisait des annonces à la sortie de la messe, debout sur une petite éminence en pierre sur laquelle avait dû s’élever autrefois une croix car on disait d’une information ainsi diffusée qu’elle avait été dite sur la croix.

      La poste continuait d’acheminer et de distribuer le courrier. L’Etat persévérait dans son être, mais au-dessus de l’Etat, il y avait les autorités d’occupation.

      Les autorités d’occupation : c’étaient elles qui prévenaient qu’il y aurait des exercices à tirs réels à Gouesnou ou ailleurs tel ou tel jour de la semaine.  C’étaient elles aussi qui ordonnaient les réquisitions de personnes et d’animaux pour la construction des ouvrages militaires. C’étaient  elles qui avaient implanté à Toul Broch (Locmaria),  aux Rospects (Saint-Mathieu), à Kéringar (Le Conquet), des batteries d’une puissance mythique. Pour les canons de marine de Kéringar, on parlait d’obus de 380. On exagérait un peu. Ils n’étaient que de 280. C’étaient aussi les mêmes autorités d’occupation qui avaient fait de Brest une base sous-marine qui menaçait toute l’Atlantique. De grands et beaux navires entraient dans la rade de Brest et en sortaient, mais c’étaient des navires ennemis. La Kriegsmarine constituait le principal des troupes d’occupation dans l’arrondissement. Mais dans mon souvenir, les uniformes proprement marins sont absents. Les militaires qui y déambulent sont en tenue vert-de-gris, et me font penser plutôt à l’armée qu’à la marine.

      A Kérivin les autorités d’occupation, c’est ce militaire  s’appliquant à me faire accepter des bonbons que je refuse avec obstination. Ma cousine Jeanine fait partie de la scène, me semble-t-il. Cela doit remonter très loin dans le temps, peut-être à l’été 1940. Pourquoi ce rejet d’un geste de bonne volonté de la part d’un occupant on ne peut plus correct ? Réflexe patriotique conditionné par les injonctions des adultes ? Peut-être. Peut-être aussi, écho des rumeurs qui stigmatisaient ces sucreries germaniques en les présentant comme empoisonnées. Quoi qu’il en soit, dans ma mémoire, le jeune André Le Gall reste d’une intransigeance sans faille. Quant au soldat de l’armée victorieuse, peut-être tout simplement est-il le père d’un garçon de mon âge qui l’attend quelque part en Allemagne, et auquel je le fais penser. Ou peut-être obéit-il aux instructions qui lui commandent d’être aimable avec la population. Quoi qu’il en soit, il est très correct conformément aux instructions qu’il a reçues de son armée, très convivial, mais aussi très insistant. Rien n’y fait. Le garçon breton ne pactise pas avec l’ennemi. Souvenir confus et prégnant de la scène.

      Les autorités d’occupation, à l’autre extrémité de la hiérarchie, c’était Erwin Rommel visitant les chantiers du Mur de l’Atlantique à Plougonvelin et au Conquet. La photo le montre devant un blockhaus d’où émerge un canon à longue portée, au pied duquel s’affaire un lot d’officiers supérieurs à casquettes, attentifs et respectueux. On imagine le branle-bas que la visite d’un maréchal de la Wehrmacht aurait pu provoquer. Mais je n’ai aucun souvenir d’un tel évènement.

      Lorsque l’on considère ces photographies vieilles aujourd’hui de trois quarts de siècle, il faut quelque imagination pour en percevoir la signification sur le moment. Reléguées au rang de documents historiques, elles semblent témoigner d’un temps qui s’est estompé, effacé, évanoui, et qui nous serait livré, déchargé de sa tension dramatique. Mais qu’on leur rende la vie et le mouvement, qu’on y mette le son, par exemple la chevauchées des Walkyries, comme dans ces actualités allemandes de l’été 1941 qui racontent la ruée de la Wehrmacht  à travers les plaines russes, alors tout change. Ces casemates de béton, si indestructibles que l’on a renoncé à les détruire, redeviennent guerrières cessant d’être touristiques. La scène s’anime de toute sa force historique. D’un côté l’Allemagne, maîtresse du continent, s’arc-boutant sur la forteresse Europe, avec ses régiments, ses bases sous-marines, ses arsenaux, ses navires, et de l’autre, au-delà la Manche, une immense armée prête à embarquer sur une immense armada, et, au-delà de l’Atlantique, un appareil de production qui ronfle comme une forge chauffée à blanc, qui chaque jour met à la mer un Liberty ship, qui livre canons, tanks, avions, bombes, mines en une quantité capable de briser la résistance acharnée de la machine de guerre germanique.

       Les personnages sur la photographie sont saisis en pleine action. Ils parlent, ils existent. Rommel au milieu d’eux, son bâton de maréchal à la main, écoutant l’amiral, un peu incliné, qui s’adresse à lui, respectueusement, Rommel qui sera bientôt le protagoniste du 20 juillet 1944, Rommel qui, pour l’heure, reste le grand maître de la défense allemande tournée du côté où le soleil se couche,  Rommel cherchant les moyens de contenir l’assaut qui se prépare au-delà de la Manche, au-delà de l’Atlantique. Le Débarquement n’a pas eu lieu. L’histoire n’est pas encore écrite. Dans les champs de Kérivin, des sentinelles grelottantes tiennent par la bride des chevaux inoccupés. Des paysans vaquent aux travaux des champs. Les charrues retournent la terre. Les herses en égalisent la surface. Les vaches se régalent sur les parcelles de trèfles, les porcs s’ébattent dans leur enclos boueux. A l’étage, les filles de Kérivin s’adonnent à la couture, l’élève Le Gall apprend ce que sa mère avec une louable persévérance lui enseigne. Sa cousine Jeanine, de trois ans sa cadette, joue. Il semble qu’entre le niveau où se situe le visiteur militaire de Saint-Mathieu et celui où s’affairent les hommes et les femmes de Kérivin, il n’y ait aucune communication.

SABORDAGE DE TOULON

      Les autorités d’occupation, ce sont aussi ces deux magnifiques cavaliers surgis dans la cour de la ferme de Kérivin, et qui se sont établis impérieusement dans l’album où se pressent mes images d’enfance. Que font-ils là ? Dans ma mémoire, ils sont là, juchés sur leurs montures harnachées de cuir, coiffés de leurs hautes casquettes. S’ils ne quittent pas les lieux, c’est qu’il leur est donné d’ouïr la diatribe enflammée que leur délivre ma tante Germaine, l’épouse de l’officier marinier, prisonnier des Anglais à Alexandrie. Comprennent-ils quelque chose à ce qu’on leur dit ? Le sens général du propos ne peut leur échapper. La colère de ma tante est accrochée à un mot : sabordage. On doit donc se situer dans la seconde quinzaine de novembre 1942. Après Mers el-Kébir, c’est la deuxième expression à pénétrer par effraction dans ma mémoire sémantique. Sabordage de la flotte, sabordage de Toulon. Bien entendu, je n’avais pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier. Mais ces mots résonnaient puissamment dans la conscience enfantine.

IMAGE DES ANNEES QUARANTE

      C’est le plein jour. Subitement, dans le ciel, un parachute blanc se met à osciller de gauche à droite et de droite à gauche. Où est l’avion ? Je ne me souviens pas de l’avion. Abattu certainement puisque l’occupant s’est éjecté. Que faisait-il là à cette heure du jour ? Aucune idée. Le parachute descend en un élégant balancement qui le rapproche rapidement du sol. Alors toute la population locale, abandonnant les champs et les travaux, se précipite vers le point de chute que l’on ne voit pas mais que l’on devine. En compagnie de ma mère, de mes oncles et tantes, je me porte moi aussi en courant vers le lieu où l’on pense trouver l’aviateur allié. Et on le trouve.  Il s’est posé à proximité de la ferme de Toul Brouen, non loin d’un poste militaire allemand. Sa nationalité ? Dans ma mémoire, il est anglais. Même assis par terre, il est grand. Tenue d’aviateur anglais. Blouson de cuir, bottes, un combattant portant l’uniforme d’une armée que la Wehrmacht n’a pas vaincue. Il est prisonnier : debout près de lui se tient un militaire allemand revolver au poing. Sans doute un officier ou un sous-officier puisque son arme est un revolver. L’Anglais est assis au pied d’un talus. L’Allemand le tient sous la menace comme il tient en respect les cinquante ou cent paysans qui se sont formés en demi-cercle, à distance respectueuse. C’est l’Allemand qui garde l’Anglais, mais l’homme libre c’est l’Anglais, c’est vers lui que convergent les ondes qui portent toute la violente sympathie du peuple assemblé là, en cet instant de la guerre, c’est lui qui focalise toute l’espérance de la liberté.

       L’Allemand le sait. Il sait qu’il est l’ennemi. Malgré son revolver dégainé, on soupçonne qu’il n’en mène pas large. Il guette l’arrivée du détachement qui va dans quelques minutes prendre en charge le captif. Malgré son arme, il sait qu’il ne pèserait pas lourd si tous les présents se ruaient soudain tous ensemble sur lui pour libérer son prisonnier. Mais bien entendu rien de tel ne se produit : il est l’autorité d’occupation, il a saisi l’Anglais à son arrivée au sol. Il est seul. Mais du fait de son uniforme et de son revolver, il domine la petite foule que l’atterrissage a rassemblée. Lui non plus ne croit pas à la collaboration. Il voit bien que toute la ferveur du peuple rassemblé autour de lui va vers son prisonnier. L’Anglais ne manifeste en aucune manière qu’il attend qu’on se précipite pour le libérer. Non. Il s’est fait capturer. Il est bon pour les camps. C’est la loi de la guerre. Mais ce que toute son attitude manifeste, c’est qu’il a compris qu’il est en totale empathie avec tout ce peuple venu pour le voir, pour le saluer. Sa complicité avec la foule est entière. Du haut de sa position assise, il correspond avec ceux qui l’entourent par des signes, des sourires, des gestes de connivence que son gardien n’est pas maître d’empêcher. Malgré l’empire que celui-ci exerce sur lui au nom d’une armée qui tient tout le continent européen, il est, lui, le sujet de sa Très Gracieuse Majesté britannique, le représentant d’un pays qui n’a pas plié, qui n’a pas ployé, qui n’a pas fléchi, et à qui l’alliance américaine promet à présent la victoire. La menace du revolver ne change rien au fait que le vainqueur, c’est l’homme assis par terre, et il sait que le public rassemblé autour de lui applaudit déjà la Libération à venir dont il est le garant.

NUITS DE FEU

      Cette fidélité au camp allié n’était pas sans mérite. Chaque nuit l’aviation anglo-américaine déversait sur Brest des tombereaux de bombes qui détruisaient la ville et faisaient des victimes civiles sans anéantir les installations militaires allemandes profondément enfouies sous des mètres de béton protecteur. La DCA traquait les avions dans le ciel. Les obus explosaient. Les éclats se ramassaient dans les champs. Certains fragments étaient assez lourds pour tuer. C’est ainsi qu’à Kérivin, une nuit, un gros morceau d’un projectile métallique traverse le toit et vient se planter au milieu du lit où je dors. Heureusement je n’y suis pas.  Ma mère m’a emmené dans l’abri construit dans la garenne voisine pour les nuits de bombardement. Au printemps et à l’été 1944, ces nuits se succèdent à un rythme soutenu. C’est dans l’abri que se rassemble toute la maisonnée quand le vrombissement des appareils anglais et américains annonce de prochains largages.

       Dans l’abri, ma grand-mère récite le chapelet. Les hommes, jeunes et moins disciplinés, suivent debout sur un talus les péripéties qui se déroulent dans le ciel. Les bombardiers alliés, dont la vitesse ne dépasse guère les 500 km/h, mettent un temps qui, aujourd’hui, paraîtrait infini à s’éloigner. La FLAK allemande les prend dans ses projecteurs, et les soumet à un feu nourri, précipitant bon nombre d’entre eux dans la mer et parfois sur la terre.

      Nuit du 23 au 24 juin 1944. Vers deux heures du matin, un bombardier Sterling, mouilleur de mines, chargé à ras-bord de munitions, s’abat en flammes sur la maison de la ferme de Toul-Brouen, (on écrit aussi Traon Brouen) à un kilomètre à l’est de Kérivin, en direction de Saint-Renan. Trois enfants, deux petites filles, deux ans et cinq ans, un garçon de douze ans sont tués sur le coup. Il ne restera rien d’eux. On retrouvera le corps calciné d’un domestique. Le père, brûlé à mort, ne mourra que le lendemain soir. La mère et la fille aînée survivront. Y mettant toute leur énergie, elles rebâtiront l’exploitation. Plusieurs soldats allemands périront sur les lieux, victimes de l’explosion des mines que transporte l’avion abattu. On rapporte que le pilote aurait tenté de guider son appareil en perdition de manière à éviter la maison, mais que l’une des ailes aurait heurté un arbre, brisant l’ultime élan de l’avion.

      Consternation. Et ressentiment. Si impatient que l’on soit de la Libération prochaine, il se murmure que le prix à payer est trop élevé, que ces bombardiers qui arrosent si généreusement Brest, qui arasent la ville sans trop s’attarder à distinguer habitat civil et objectifs militaires, sont décidément trop chargés de mort.

      Et cependant, malgré les bombes et les corps calcinés, jamais on ne confond l’allié avec l’ennemi. Les corps des aviateurs retrouvés à Toul Brouen seront inhumés dans le cimetière de Plougonvelin, et leurs tombes seront honorées et fleuries par la population. Les sept membres de l’équipage étaient britanniques pour trois d’entre eux, australiens pour les quatre autres.

      L’ennemi est omniprésent. Puissamment arc-bouté sur ses indestructibles constructions en béton, ses blockhaus, ses tétraèdres sur les plages, ses batteries, ses bateaux, ses sous-marins, il occupe le terrain, il sillonne la campagne, il réquisitionne les hommes pour la construction de ses ouvrages de défense et les bêtes pour la nourriture de ses soldats. Il continue d’être l’autorité d’occupation. Mais la tournure que prend la guerre transforme le conquérant de 1940 en une troupe assiégée, en recul sur tous les fronts.

REQUISITIONS

      Je me souviens d’un passage de parachutistes à Kérivin durant l’été 1944. En cette circonstance, mon sens du comique troupier trouva matière à se manifester. L’accoutrement de ces guerriers comportait une espèce de short qui se mettait par-dessus le pantalon militaire d’une couleur verdâtre, propice au camouflage. Ce dispositif qui faisait paraître les hommes en culottes courtes comme le jeune garçon que j’étais, mais avec, en dessous, la marque de l’adulte, à savoir le pantalon long, me parut justifier une hilarité que je cherchais à communiquer, avec quelques gestes moqueurs, à mes jeunes oncles. On me ramena promptement et sévèrement à la prudence. L’heure n’était pas à exercer mes facultés humoristiques aux dépens de combattants sous tension, occupés à réquisitionner de quoi vivre pour tenir au cours de la bataille prochaine. Je crois me souvenir que, pour payer les porcs qu’ils emportèrent avec eux, leur chef signa un bon donnant au porteur le droit de se faire rembourser à la Kommandantur de Brest. C’était marquer jusqu’au bout la correction administrative et financière de l’occupant – sauf que Brest, assiégée par les Américains, était sous les bombes.

(Suite sous la rubrique « Souvenirs » du site Montesquieu : Le Gall III)

Mise en scène du siècle et de ses métamorphoses – 3

Par André Le Gall
Mai 2021

III

« ILS ONT DEBARQUÉ »

Un jour il y eut le 6 juin. Le 6 juin 1944. Pour compléter son propre enseignement, ma mère me faisait prendre des leçons chez une jeune demoiselle, peut-être institutrice de son état, qui demeurait à Kerfily, sur la route de Brest au Conquet, à une distance d’à peu près deux kilomètres de Kérivin. Je connaissais les sentiers et les raccourcis à emprunter. C’est donc seul que, du haut de mes sept ans, j’allais chez la demoiselle de Kerfily. Je me souviens d’avoir vu, un jour que je m’y rendais, ramper sur un talus une longue vipère qui, aujourd’hui encore, me fait frissonner.

Un jour donc, étant arrivé chez la demoiselle de Kerfily, j’entendis tomber du haut d’une fenêtre, la phrase salvatrice, la phrase tant attendue, l’information capitale que guettait l’Europe entière, l’annonce qui promettait la fin de l’Empire millénaire. « Ils ont débarqué. » L’annonce se suffisait à elle-même. L’espoir des nations opprimées était accroché à ces trois mots, qui parcoururent instantanément tout l’espace européen. Bientôt, il s’avéra que, à la différence de ce qui s’était passé à Dieppe en 1942, ils ne rembarqueraient pas. Il se révéla, au bout de deux mois, que l’invincible armée allemande avait dû reculer jusqu’aux faubourgs de Brest. Mais là, arc-boutée sur les défenses de la ville et des environs, et commandée par le général Ramcke qui avait promis que jamais il ne se rendrait, il apparut que la Wehrmacht allait se battre avec acharnement. Et quoique Brest fût distante d’une quinzaine de kilomètres, on comprenait que nous serions aux premières loges.

CHRONOLOGIE

Au lendemain de la percée d’Avranches, le 1er août 1944, l’armée américaine se rue à travers la Bretagne. Dès le début d’août, les Américains sont à Rennes. Ils foncent sur Brest. Ils espèrent obtenir la reddition de la garnison allemande. Au contraire, le général Ramcke promet de résister jusqu’au bout selon les instructions de Berlin. Le lundi 7 août, l’état de siège est proclamé. La population n’est autorisée à sortir dans les rues que de 9h à 11h. La ville se vide de ses derniers habitants. Les autres sont partis au cours des mois précédents. A la mi-août, n’y restent que quelques milliers d’irréductibles. Le commandement allemand fait de Brest une forteresse. Les Américains l’assiègent. Le général Ramcke rejette les propositions de reddition réitérées du général américain Troy H. Middleton. Mais au sein de l’état-major allemand, comme dans les unités de terrain, cette intransigeance est loin d’être unanimement partagée. Les scènes d’indiscipline ne sont pas rares. Et les scènes de pillage se multiplient.

A partir du 3 septembre, les bombardements de l’aviation alliée se font continus, achevant d’araser la ville qui prend l’allure d’un amas de gravats. Les troupes américaines progressent de rue en rue. Le 8 septembre, l’incendie de l’abri Sadi-Carnot fait plus d’un millier de morts, dont trois cent vingt-trois Français. Le feu, allumé par maladresse, s’est communiqué aux munitions entreposées dans l’abri. Le brasier dure des heures et des heures.

Le 18 septembre, la garnison capitule enfin. Le 19, le général Ramcke qui s’était réfugié à Crozon se constitue prisonnier.

Dans le canton de Saint-Renan, où se trouve Plougonvelin, les opérations se déroulent en parallèle à celles du siège de Brest. Le 10 août, la ligne de front s’établit de Lanildut, à une dizaine de kilomètres au nord du Conquet, à Coat-Meal, à sept ou huit kilomètres au nord de Brest. Les troupes sont à une dizaine de kilomètres de Saint-Renan. Mais la résistance allemande bloque leur progression. Il faut une dizaine de jours pour que les bourgs de Plouarzel et de Milizac soient libérés. Le 24 août, les Américains atteignent et traversent Saint-Renan. Entre le 25 et le 29 août, les bourgs de Ploumoguer, Plouzané et Locmaria sont délivrés. Dans les derniers jours d’août, Kérivin se trouve sur la ligne de front. Il faudra encore une dizaine de jours de combats pour que les troupes allemandes qui défendent Le Conquet et Saint-Mathieu hissent le drapeau blanc. Les combats sont violents. Les Allemands tiennent bon et se livrent à des contre-attaques. Leurs batteries de Kéringar et du Rospect se manifestent par de puissants tirs à répétition.

LA RÉSISTANCE

Aux côtés des Américains combattent des unités de la Résistance française, non pas, il faut y insister, quelques individualités que leur patriotisme aurait conduit à s’engager personnellement dans la lutte, mais de véritables formations militaires hiérarchisées, disciplinées, encadrées par des officiers d’active. Au total, dans le secteur de Ploudalmézeau–Brest-Le Conquet, deux à trois mille volontaires qui s’emparent de positions ennemies, font des prisonniers, récupèrent des armes. Lorsque les opérations seront terminées, le lieutenant-colonel James Rudler, commandant le 2ème Rangers, écrira au colonel Faucher, commandant les forces françaises de l’arrondissement de Brest, le télégramme suivant : « Durant la campagne pour la libération de l’extrémité sud-ouest de la péninsule de Brest (secteur du Conquet), les formations de FFI… ont pris une part très active dans toutes les batailles. Leur tenue sous le feu ennemi et leur discipline ont été hautement appréciées par le commandement américain dans le secteur ». L’officier souligne la fiabilité des renseignements fournis à ses troupes. « Cela a rendu possible la défaite rapide et définitive de l’ennemi avec un minimum de pertes. »

RAVAGES

L’étonnant est qu’il se soit trouvé plusieurs milliers de combattants pour rentrer dans la guerre en août 1944, et pour en prendre tous les risques aux côtés de l’armée américaine. Des risques, il y en avait, et qui se sont réalisés. Les FFI ont eu 22 tués (certaines sources disent 30) et 123 blessés, les Américains, 62 tués et 134 blessés. Les Allemands se sont battus avec détermination, laissant 300 morts sur le terrain, mais sans toutefois pousser leur résistance jusqu’au bout. Pour les civils, le bilan s’établit à une soixantaine de victimes, une trentaine au Conquet, à peu près autant à Plougonvelin dont une dizaine d’enfants. Bombes, obus, explosions, incendies, ruines, troupeaux décimés, populations terrées au fond des abris et dans les grottes de Saint-Mathieu : la Libération aura couté cher.

Pour Plougonvelin, voici la chronologie telle qu’on la trouve dans la remarquable brochure de l’abbé Le Moal : Une paroisse mutilée, revêtue de l’imprimatur de l’évêché de Quimper le 15 avril 1946, donc écrite moins de deux ans après les événements. On ne confondra pas cet abbé Le Moal avec l’abbé Moal, recteur de Plougonvelin, tué le 8 septembre 1944. :
¤ à Saint-Mathieu, les Allemands se sont rendus le 9 septembre dans l’après-midi, et en bon ordre ; ceux de la batterie des Rospects sont venus, conduits par le lieutenant qui les command ; ce lieutenant, quelque peu éméché, chante des chansons françaises ; les Américains sont là, au bout du monde, vainqueurs de l’invincible Wehrmacht ; leurs prisonniers ne sont pas tristes ; pour eux, la guerre est finie ; Kérivin est libéré depuis le 30 août ;
¤ entre temps, les combats ont ravagé la commune de Plougonvelin ; les bombes et les obus ont détruit bon nombre de maisons et de bâtiments agricoles ; les projectiles incendiaires ont allumé de multiples foyers ; dans la nuit du 25 au 26 août 1944, les bombes lâchées par les avions alliés ont transformé en gravats trois fermes de Saint-Mathieu, dont celle de Kérautret où est né mon grand-père maternel ; pas de victimes, car les habitants ont pu se réfugier à temps dans les antiques grottes qui creusent la falaise face à la mer ; ces grottes peuvent expliquer qu’à Saint-Mathieu la population a été relativement épargnée.

Les journées du 5 au 8 septembre 1944 ont vu la mort d’une quinzaine de personnes. Parmi elles, le recteur de la paroisse de Plougonvelin, l’abbé Moal, décapité par un obus tandis que son église n’est plus qu’un brasier. Des témoins propageront l’image du prêtre, la tête arrachée, continuant à marcher sur sa lancée. Image scientifiquement improbable, mais reçue par moi, et gravée dans le marbre de l’enfance, car ce même recteur était celui qui m’avait reçu quelques mois plus tôt en compagnie de ma mère en vue de ma première communion, dénommée à l’époque communion privée. N’étant pas scolarisé, je ne suivais pas non plus le catéchisme. Mais ma mère veillait à mon instruction religieuse autant qu’à mon instruction profane. Au printemps de 1944, sans doute en avril, ayant sept ans accomplis, on jugea que j’avais l’âge de communier pour la première fois. La vérité m’oblige à dire que je ne me souviens guère de la communion elle-même. Mais j’ai le vif souvenir de ma rencontre avec l’abbé Moal, souvenir d’un accueil souriant, plein d’aménité de la part d’un homme qui devait me sembler certainement hors d’âge tant il était vieux. En fait, il avait soixante-dix ans. Je garde le sentiment d’avoir réussi l’examen haut la main. Moins de six mois plus tard, il laissait l’image d’un homme sans tête marchant dans le bourg de Plougonvelin.

Le 8 septembre vers les quatre heures, le drapeau blanc flotte au-dessus du quartier de Lesvinizi. Le samedi 9, les Allemands de la batterie de Kéringar se constituent prisonniers, après avoir mis hors d’usage leurs mythiques canons de 280. L’on craignait qu’ils ne résistent avec acharnement à l’abri de leurs murs de béton de quatre mètres d’épaisseur. Le même jour, les troupes de Saint-Mathieu se rendent également.

La Libération : l’acier qui tue, le canon qui tonne, le vrombissement des avions, les victimes qui tombent, trois dizaines dans une commune rurale dont la population n’atteint pas, à l’époque, les 1500 habitants : de quoi élever en la conscience d’un enfant de sept ans et demi le plus funèbre des portiques d’entrée dans la vie.

LIBERATION

Or c’est tout le contraire. Si scandaleux que puisse paraître le propos, ces jours de l’été 1944 brillent dans ma mémoire d’un éclat sans pareil. A mesure que s’additionnent les décennies, que se révèlent les conditions de la Libération, le sentiment se répand que cette heure historique ne mérite pas le statut qui est le sien dans l’histoire de la France. Ces jours de deuil furent néanmoins des jours d’une exaltation, d’une jubilation que le temps ne peut effacer, le moment unique d’une catharsis à la mesure de l’oppression vécue au sein du noir labyrinthe dans lequel errait le peuple français depuis la défaite de 1940.

Mille neuf cent quatre-vingt-huit. Visite dans les environs d’Avranches d’un musée où sont rassemblés des mannequins revêtus d’uniformes militaires, allemands au rez-de-chaussée, anglais, américains et français au premier étage. Les mannequins sont dans des positions convenues. Quand on arrive, on découvre, avant même de prendre son ticket d’entrée, une scène : deux soldats à plat ventre servant une mitrailleuse, un officier à casquette, debout, avec des jumelles observant l’horizon, tous revêtus d’uniformes allemands. Et c’est cette reconstitution très banale, très quelconque, mais très fidèle, qui, le temps d’un dixième de seconde, m’a permis de vivre une expérience singulière. J’ai été submergé par un sentiment absurde, mais irrépressible : « Ils sont encore là ! ». C’était le temps passé qui qui recommençait.

Mais la mémoire me restitue aussi des images et des sons en rapport avec la vie paysanne de la France de 1940, la mer scintillant sous le soleil ou noyée de crachin, la corne de brume, les tempêtes d’équinoxe, le vent dans les arbres et au-dessus des toits, les senteurs qui montent des prairies quand les foins sont coupés, et surtout le temps infiniment lent qui va de l’été quarante à l’automne quarante-quatre, le temps de l’enfance, troué d’événements rares et éclatants.

Le dimanche 27 août les Allemands tiennent encore la ferme de Ty Baol à quelque trois ou quatre cents mètres de Kérivin. Le vendredi 1er septembre, les Américains s’emparent de Goasmeur, carrefour où se rejoignent la route qui va du Conquet à Brest et celle qui bifurque vers Saint-Renan. Les FFI participent aux opérations. La première apparition des Américains dans mon horizon se situe, selon toute vraisemblance, le soir du dimanche 27 août. Ce soir-là, mon grand-père, s’étant rendu dans une garenne assez éloignée de la ferme, Goarem Voan, à la limite de la commune de Locmaria, a d’abord rencontré des soldats américains patrouillant dans les chemins creux, premier contact depuis quatre ans avec des militaires ne portant pas l’uniforme allemand. Puis, quelques centaines de mètres plus loin, il a croisé des soldats allemands qui lui ont demandé s’il avait du tabac. Je ne sais plus si mon grand-père avait coutume de fumer. Ce dont je me souviens, c’est de la réflexion qu’il s’était faite, et qu’il rapportait ainsi à son retour à la ferme, à savoir que ces soldats allemands risquaient bien d’avoir bientôt du tabac, de cette sorte de tabac meurtrier qu’ils étaient exposés à se faire délivrer par la patrouille américaine s’ils la rencontraient.

Pendant un jour ou deux, il ne se passe plus rien. A moins que ce ne soit précisément au cours de l’un ou l’autre de ces jours qu’a eu lieu un échange de coups de feu dans la garenne jouxtant les bâtiments de la ferme. L’épisode, s’il est flou, reste présent dans ma mémoire.

Fin août 1944, Kérivin est le centre de ralliement de dizaines de réfugiés qui ont fui les combats, et qui ont trouvé tant bien que mal à s’abriter dans les granges et autour des meules de paille et de foin de la ferme. Il fait beau. Les obus et les bombes mal ciblés sont une menace constante. Mais je ne me souviens d’aucune chute de projectiles dans les environs immédiats.

Et puis un matin, sans doute le mercredi 30, ils sont apparus, longeant le mur de cette cour où un jour de novembre 1942 s’étaient manifestés les deux officiers allemands, superbes sur leurs chevaux harnachés de cuir. Ils sont trois ou quatre dans une jeep, symbole de l’armée américaine ou canadienne comme le side-car était le symbole de l’armée allemande.

Depuis des années, on les attendait. Or, soudain, ils étaient là. C’était inouï, jubilatoire. Ils s’étaient établis dans un grand champ, à proximité immédiate de la ferme de Ty Baol. Une concentration de tout ce que l’Amérique en guerre pouvait produire : des véhicules en tout genre avec des armements de toute espèce, d’immenses bobines de fils de cuivre pour les transmissions, des rubans multicolores pour je ne sais quel usage, et des chars sur lesquels étaient juchés des GI’S détendus, souriants. C’était bien l’armée de la Libération succédant à l’armée d’Occupation. Une foule des paysans était accourue pour l’applaudir.
A l’échelle de mes sept ans trois quarts, tout me semblait gigantesque. C’était une armada qui respirait la puissance. Du haut de leurs chars, les soldats distribuaient aux populations des choses incroyables, des paquets de cigarettes au parfum inconnu, du chewing-gum, du café soluble, et surtout du chocolat sous toutes les formes. La liesse dura plusieurs jours. Ma cousine et moi, nous nous installions au bout du chemin de terre reliant Kérivin à la route de Saint-Renan. Chaque jour nous en revenions la bouche barbouillée de chocolat. Les soldats américains allaient et venaient, échangeant les surplus de leurs surabondantes rations alimentaires contre les produits frais de la ferme. Ils étaient friands, en particulier du lait des vaches et des fruits du verger. Il y avait de certaines pommes blanches dont ils étaient spécialement avides. Je vois encore l’un d’entre eux assis à la table de la ferme, son dictionnaire portatif à la main, répondant aux questions qu’on lui posait, disant par exemple qu’il était protestant.

LES AMERICAINS

Les journées les plus meurtrières pour le bourg de Plougonvelin sont celles des 6,7 et 8 septembre. Le pilonnage par l’aviation et l’artillerie américaines était incessant. Je me souviens de voir tomber les obus sur le fort de Bertheaume. Gros rocher relié à la terre par une passerelle, l’îlot de Bertheaume avait été doté de canons par Vauban au XVIIème siècle. Il s’agissait de protéger la rade de Brest contre les Anglais. Aussitôt arrivés, les Allemands en avaient fait l’un de leurs points d’appui contre d’éventuelles intrusions de ces mêmes Anglais.

L’importance de la batterie dans la défense du port de Brest devait valoir à l’îlot toute l’attention de l’artillerie américaine. Pendant des heures et des heures, un canonnage ininterrompu soumettait le fort à un déferlement d’obus. A chaque tir, d’immenses nuages de poussière jaillissaient de terre, enveloppant tout l’îlot. Mais quand le nuage avait disparu, l’îlot était toujours là avec ses fortifications apparemment indestructibles. Dans la bataille, la passerelle reliant le fort à la terre ferme perdit quand même ses rampes d’appui. C’est pourquoi, durant l’été 1945, André Le Gall et René Talarmain, intrépides explorateurs de ruines militaires, alors âgés de 8 à 9 ans, se trouvèrent dans la nécessité de progresser à quatre pattes sur cette étroite passerelle, dépouillée de ses protections latérales.

Un jour de 1994, me trouvant avec ma femme au restaurant de l’Hostellerie de Saint-Mathieu, en compagnie de mes parents, je vis débarquer d’un minibus une petite troupe de visiteurs parlant anglais. Renseignement pris, il s’avéra qu’il s’agissait d’une visite organisée pour un général américain en retraite, sur les lieux parcourus par lui cinquante ans plus tôt. Après quelques échanges avec lui, il apparut que le visiteur se trouvait bien en août 1944 quelque part du côté de Ty Baol, qu’il y exerçait, me semble-t-il, la fonction de commandant du génie, et qu’il avait participé aux opérations militaires sur Plougonvelin et Saint-Mathieu. Après quoi, il avait pris la direction de Berlin, disait-il.

GUINGAMP

Un jour, sans doute dans la deuxième quinzaine de septembre, on vit repartir vers l’est l’immense armada : des chars, des automitrailleuses, des canons, des camions, des jeeps, toute la machine de guerre américaine déployée contre la Wehrmacht. Ce fut une heure de mélancolie. Les jours avaient repris leur rythme. Les filles de Kérivin étaient à nouveau rassemblées au premier étage de la ferme. Les relations ferroviaires ayant été tant bien que mal rétablies, ma mère avait décidé de regagner notre location de Loch-Ménard près de Guingamp afin que je puisse être scolarisé dans des conditions normales. Le terminus du Paris – Brest était à Landerneau. Les voies entre Landerneau et Brest étaient encore impraticables. Le 2 novembre 1944, accompagnés de l’une de mes tantes, nous voici dans la gare de Landerneau. Et là, subitement, me voici observé attentivement par un voyageur en uniforme de la marine qui croit deviner un air de parenté. C’est mon oncle Jean-René, mari de ma tante Germaine, qui reparaît sur les terres bretonnes après quatre années de tribulations. Prisonnier des Anglais à Alexandrie, il est rentré dans la guerre lorsque son escadre a repris du service aux côtés des Alliés.

Les cent kilomètres de trajet de Landerneau à Guingamp exigeaient de nombreuses heures et se faisaient dans ces antiques wagons dont chaque compartiment s’ouvrait sur l’extérieur par une portière particulière. L’état des voies était tel qu’en franchissant le viaduc de Morlaix, on avait le sentiment de surplomber directement les flots de la baie, non sans une certaine anxiété, aucune structure ne subsistant apparemment autre que les rails sur lesquels roulaient lentement wagons et locomotive. Ce viaduc avait été fortement endommagé par un bombardement le 29 janvier 1943, non sans de tragiques dommages collatéraux : 42 enfants de l’école maternelle Notre-Dame de Lourdes et leur institutrice avaient péri dans le pilonnage allié. Et 35 adultes.

BOISEMBOURG, LAUENBOURG, LUNEBOURG…

A Loch-Ménard, on avait sorti de terre et remis en marche le poste de radio Ducretet-Thomson enterré en 1940. Ma mère marquait sur une carte collée sur une cloison la progression des alliés en direction de l’Allemagne. Si le repli des troupes allemandes vers l’est de la France s’était opéré très rapidement, à l’automne les opérations marquaient le pas. J’étais à l’écoute des événements. Je me souviens de l’intense mélancolie qui me saisit lorsque, en novembre 1944, il m’apparut que Sir Winston Churchill avait soixante-dix ans. Le reportage sur les cérémonies organisées à Londres pour son anniversaire me révéla le grand âge du héros. Car dans la conscience d’un garçon français de huit ans, Winston Churchill figurait parmi les héros. Et la Russie soviétique ? Pour moi, les Russes étaient dans le bon camp. Pour mon père au contraire, comme pour des centaines de milliers de prisonniers français, l’urgence avait été de marcher à la rencontre des Britanniques afin d’éviter de tomber aux mains de l’Armée rouge, et d’être rapatrié par Odessa avec des mois et des mois de retard.

Les noms qui retentissaient dans le récit paternel étaient ceux de quelques villes et bourgs de cette Allemagne septentrionale où ils venaient de se faire voler cinq années de leur vie : je me souviens de Boisembourg, Lauenbourg, Lunebourg. Mon père évoquait aussi le pont sur l’Elbe devant lequel le flot des Français s’était trouvé bloqué par l’avancée des chars de Montgomery. Le passage était entièrement occupé par des blindés. Puis la voie s’ouvrit, le temps de laisser passer les soldats de 1940 qui s’étaient libérés eux-mêmes des fermes et des camps allemands.

Mai 1945. Froid et neige. Plusieurs fois ma mère et moi, nous allons à la gare de Guingamp guetter les prisonniers qui débarquent des trains. Douze mai : mon père est au nombre de ceux qui rentrent. Mais mon oncle Jacques, frère aîné de mon père, mon parrain, militaire en Indochine tout au long de la guerre, ne rentrera qu’en 1946. Sur les monuments aux morts de 1914-1918, on va devoir graver de nouveaux noms. Mon beau-père, Albert Cann, était déjà atteint, au moment de la déclaration de guerre, du mal qui allait l’emporter, mais, militaire de carrière, il a exigé de suivre son régiment, le 48ème RI de Guingamp. Fait prisonnier en 1940, libéré par les Allemands en 1941, il est venu mourir chez lui en novembre de la même année.

Les trains sont bondés et arrivent en retard. Les gravats commencent d’être évacués. A Brest, pour loger la population sans abri, on a mis en place des baraques de fabrication américaine, notamment dans le quartier du Bouguen. Le confort de ces habitations de fortune (eau courante, salle de bains, toilettes etc.) est tel, par rapport aux normes françaises de l’époque, que, quelques années plus tard, lorsqu’on avise les occupants qu’ils ont à quitter les lieux pour intégrer de nouveaux immeubles construits à leur intention, il y a une résistance d’autant plus déterminée que le relogement s’accompagne du paiement d’un loyer.

La guerre est finie en Europe. La vie se réorganise, mais avec des contraintes héritées de la période précédente : pénurie de logements, restrictions de toutes sortes, cartes de rationnement. Cette année-là, je me souviens qu’en basket, les Violettes rencontrent une autre équipe au palais des sports de Guingamp. Elles viennent d’un bourg appelé Ploumagloire…

Les désarrois d’un Français d’adoption

Par Jacques Darmon
Avril 2021

Je suis devenu Français de souche… par adoption.

J’ai quitté ma famille génétique. J’ai été accueilli dans un foyer situé à plus de mille kilomètres du berceau de mes ancêtres.

À vrai dire, je n’ai pas eu de mal à quitter ce berceau : j’en ai été chassé. De l’Algérie que des Darmon habitaient depuis plus de deux mille ans, tous sont partis, parfois volontairement, majoritairement de force, la valise à la main. Sans regrets aujourd’hui, car de l’Algérie qu’ils ont connue, il ne reste rien. Pas même les paysages ; les traces anciennes ont été effacées ; les villes ont succombé à l’urbanisation ; l’arabisation a contraint non seulement les juifs et les Français, mais aussi les Kabyles, les Mozabites…

L’Algérie oscille désormais entre la dictature de l’armée et celle des islamistes. Ce pauvre peuple, soumis pendant des siècles à l’oppression ottomane, déchiré par une guerre coloniale, puis par une guerre civile, assommé par une oligarchie corrompue, se réfugie dans la passivité. Mektoub, c’était écrit…

La France m’a adopté.

Elle a d’abord, en 1870, été chercher mon arrière-grand-père Aïzer au fond d’un petit bourg de la Mitidja, Médéa, pour lui offrir la nationalité française et le délivrer de son statut de dhimmi. Aïzer ne connaissait de la France que les quelques soldats en garnison dans son village. Mais déjà, les ruelles du quartier juif avaient été baptisées par le colonisateur rue Molière, rue Racine, rue Corneille !

Puis mon grand-père Jacob adopta le costume civil des Français. En contrepartie, il fut mobilisé en 1914 pour la défense d’une patrie lointaine qu’il n’avait jamais visitée.

Mon père a franchi tous les degrés de l’ascenseur social offerts par la République : premier pied-noir à entrer à l’École polytechnique, il fut lui aussi convié à participer à la défense de la patrie et combattit pendant trois ans dans l’armée d’Afrique. Il devint l’un des cadres de la nation.

Et moi, à mon tour, je me suis vu offrir tout ce qu’un citoyen français peut espérer de mieux.

En miroir, cette France qui m’a tout donné, je l’ai positivement adorée.

En fait, au moment de mon adoption, je ne connaissais pas la France. Je n’avais pas de grand-mère en Normandie, ni d’oncle en Bourgogne. A vingt ans, je n’avais traversé ni la Bretagne, ni l’Auvergne, ni le Périgord. Je ne connaissais aucun paysan. Je ne chassais pas ; je n’avais jamais vu l’abattage d’un cochon; je buvais peu. J’ignorais cette part essentielle de la France…

En vérité, ce n’était pas la France profonde que j’aimais. J’aimais « la légende française ».

Et d’abord, ce qu’on appelle aujourd’hui dédaigneusement le « roman national ».

L’histoire de France commençait pour moi avec Vercingétorix (« les Gaulois grands et blonds » de mon Lavisse) et Clovis. Pendant plus de mille ans, j’ai vécu avec tous ces grands personnages qui me faisaient rêver. Je passais des jours et des nuits à en apprendre les plus petits détails. Aujourd’hui encore, je garde en mémoire tous ces moments extraordinaires. J’ai frémi des crimes mérovingiens, j’étais à Roncevaux aux côtés de Roland, j’ai brûlé avec Jeanne d’Arc, j’ai parcouru Versailles avec Louis XIV, j’ai pris la Bastille et j’ai applaudi à la fête de la Fédération, j’étais aux côtés de Napoléon au soleil d’Austerlitz, j’ai souffert sur le Chemin des Dames… La France alors était au centre de l’Europe, qui était elle-même au centre du monde. Je voyais ce monde à travers l’histoire de France.

Riche d’une histoire inouïe, la France était pour moi la « mère des armes, des arts et des lois ». J’ai découvert l’immensité du patrimoine culturel français. Pendant quinze siècles, du plus haut Moyen-Âge jusqu’au milieu du XXe, les géants de la littérature, de la musique m’accompagnaient. Je me promenais joyeux dans ces palais immenses de la culture française. Je n’avais pas assez d’yeux, pas assez d’oreilles. Autour de moi, une multitude de génies me parlaient. J’ai adoré La Fontaine, Molière, Racine, Victor Hugo, Proust… En ce début du XXe siècle, dans toutes les disciplines artistiques, les innovateurs étaient français. Haussmann (et Napoléon III) avaient fait de Paris la plus belle ville du monde.

La France était un exemple unique dans le monde par le nombre et la qualité de ses génies.

Au-delà des arts et des lettres, cette terre chrétienne avait su adopter simultanément la leçon des Lumières et affirmer la primauté de la Raison. Ses savants, ses ingénieurs avaient inventé la machine à vapeur, l’automobile, l’avion, le cinéma, la photographie, le vaccin…

Plus encore, la France était la patrie des droits de l’Homme. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » me paraissait, d’où je venais, la plus belle des affirmations.

Je me sentais en parfaite harmonie avec la devise de la République : liberté, égalité, fraternité. Il me semblait la vivre chaque jour. Bien plus, il me semblait que notre devise nationale rayonnait partout, que la Marseillaise était chantée dans le monde entier, que les peuples étrangers (et en particulier ceux de nos colonies) rêvaient de nous rejoindre. Ne disait-on pas : « Heureux comme Dieu en France » ?

Lorsqu’à dix-neuf ans, la République m’a proposé comme devise « Pour la science, la patrie et la gloire », dans mon inconscience d’adolescent, très sincèrement, j’y ai cru !

J’ai ainsi vécu ma jeunesse dans une grande et belle forêt peuplée de héros et de génies.

Tout n’était qu’ordre et beauté.

Les plus misérables étaient des êtres admirables : Jean Valjean, Gervaise, Fleur-de-Marie, Marguerite Gautier, la dame aux camélias… Les assassins eux-mêmes avaient du panache : Vautrin, Landru… Les anarchistes étaient des intellectuels, les intellectuels étaient des lumières.

Les mauvais garçons étaient des poètes : Villon, Rimbaud, Verlaine, Genet…

Puis quelque chose s’est brisé.

Bien sûr, il y avait eu des signes prémonitoires : les désordres de l’entre-deux guerres, l’effondrement de 1940, les horreurs de la collaboration, plus près encore le lâche abandon des Français d’Algérie et des harkis (l’incapacité d’une armée d’un million d’hommes à organiser l’exode d’un million de citoyens français et à éviter le massacre de soixante mille harkis ou supplétifs musulmans, coupables d’avoir défendu la France)… Dans tous ces faits, je ne reconnaissais plus ma France. Mais c’étaient des fautes comme tous les pays en commettent. Toutes les nations ont leurs zones d’ombre. Il me semblait encore que l’essentiel était préservé.

La société française, comme toutes les sociétés, a continué à évoluer à un rythme historique, c’est-à-dire sur une longue période de l’ordre du siècle, avec des phases d’accélération, d’autres de stagnation, avec des succès et des échecs.

Pour moi, la catastrophe est survenue soudainement : la France, certes, était toujours là, mais, en moins de trente ans, la « légende française » s’est brutalement effondrée. Ma patrie d’adoption se dérobait sous mes pieds. Il ne restait plus grand-chose de mes rêves de jeunesse.

Les déconstructeurs s’étaient mis en chantier. Pierre à pierre, ils ont tout détruit. Déconstruire, disaient-ils ? et ils ont fait un désert.

Tout a commencé par un murmure dans des universités peu fréquentées. Des philosophes post-modernes disaient tout le mal qu’ils pensaient de cette société oppressive. Tout était condamnable : la famille castratrice, l’État policier, l’enseignement au service de la classe dirigeante, bien sûr la religion, la littérature et même la science…

Plus récemment, les racialistes se sont mis en branle. Surprise : pour restaurer les distinctions raciales et sexuelles. Désormais, on compte les Noirs au cinéma, les femmes dans les conseils d’administration. On prévoit des réunions spécialisées par sexe ou par race. Ces pseudo-victimes m’ont expliqué que mes héros étaient des salauds qui avaient opprimé leurs ancêtres (ou les ancêtres de leurs amis !). Colbert, Napoléon étaient des ordures.

Moi-même je n’échappais pas au massacre : blanc, hétérosexuel, marié, accompagné d’enfants, j’étais ce que la planète pouvait imaginer de pire ! Grâce au ciel, les fours crématoires étaient éteints. J’aurais craint pour ma vie et celle de mes proches !

L’enseignement public, probablement le meilleur du monde en 1950, est tombé le premier : la démocratisation tant attendue s’est accompagnée d’un effondrement du niveau scolaire. Le baccalauréat est offert à tous ceux qui ont le courage de s’y présenter. Les universités sont devenues de vastes parkings pour étudiants désargentés. Les concours sont honnis. Dans les classements internationaux, la France est à égalité avec la Bulgarie et la Roumanie !

La langue française, la belle langue française, celle que Malherbe avait ordonnée, dont Rivarol avait pris la défense, à son tour est massacrée. D’abord optiquement par l’insertion d’un point asexué, la rendant ainsi illisible et imprononçable. Puis dans son vocabulaire : Molière était trop compliqué. Même les livres du « Club des cinq » doivent être réécrits. L’État lui-même a renoncé, en dépit de ses déclarations, à la défendre : à l’étranger, le président de la République s’exprime plus souvent en anglais qu’en français !

Le vertige égalitaire a tout emporté : la notion d’excellence est rejetée, la méritocratie honnie… La médiocrité est encensée. Le président de la République félicite ses députés d’être « des amateurs ». Une enfant de seize ans vient faire la leçon à des représentants de la Nation en extase. Mme Michu est sollicitée dans des « conventions citoyennes », où son bon sens fait taire les experts.

La France était la terre des arts. C’est à Paris qu’un artiste venait chercher la consécration.

Hélas ! Montmartre est devenu un quartier d’immigration. A Montparnasse, on ne trouve que cinémas et fast-food. L’art et les artistes sont partis en Amérique. Il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés. Paris n’est plus une fête.

La vie intellectuelle s’est simultanément appauvrie.

J’avais gardé le souvenir de la bataille d’Hernani, du scandale de l’Olympia, du tumulte du Sacre du Printemps.

Flaubert était trainé au tribunal pour avoir écrit Madame Bovary, Zola pour avoir publié « J’accuse ». Les polémiques sur les réseaux sociaux sont désormais descendues plus bas : l’inceste des uns, les viols des autres, les misérables secrets de vedettes de la chanson…

Les prix littéraires viennent couronner la rage qui s’est emparée des familles : les enfants accusent leurs parents, les époux se déchirent… Familles, je vous hais : André Gide ne croyait pas si bien dire !

L’élégance, la politesse étaient des qualités françaises. Chopin faisait valser les comtesses dans des palais. Même au Moulin de la Galette ou à Joinville, les midinettes avaient belle allure. Aujourd’hui, l’art se veut populaire : Solidays rassemble une énorme cohue sur un champ de courses hippiques. On vient à l’Opéra en jean, avec un sac à dos !

La France avait inventé une façon délicieuse de faire vivre ensemble les hommes et les femmes, fondée sur la séduction réciproque et la délicatesse des mœurs. Depuis l’amour courtois jusqu’aux salons de Mme de Tencin ou de Mademoiselle de Lespinasse, un art de vivre à la française avait pris forme. Même Mme Verdurin, à l’époque bourgeoise, avait du panache !

Hélas, la folie américaine de guerre des sexes nous a contaminés. Les féministes ont transformé ce badinage élégant en une lutte à mort entre les sexes. Tout homme est un violeur, toute femme une victime. Il est dangereux pour un homme de rester seul dans un bureau avec une femme ! Dans les ascenseurs, il est recommandé que tous se placent face à la porte ! A en croire les gazettes, les femmes n’ont jamais été aussi malheureuses que depuis qu’elles sont devenues les égales de l’homme !

Où sont les dames du temps jadis ? Marie Curie, Colette, Chanel, Danielle Casanova, Simone de Beauvoir incarnaient les qualités de la femme française : intelligence, élégance, courage. Aujourd’hui, les militantes féminines se voient représentées par des « femen » dépoitraillées, des LBGT hystériques ou de modernes harpies qui rêvent de déchiqueter, tel Orphée, le Mâle blanc !

Jusqu’à ce que les plus excitées en viennent à nier l’existence des sexes masculins et féminins, faisant du transgenre une sorte d’idéal de vie libre.

Les héros ont disparu. Un million de personnes se pressaient aux obsèques de Victor Hugo. Aujourd’hui, seul l’enterrement de Johnny Halliday peut rassembler une foule équivalente.

Chateaubriand, Lamartine, Tocqueville étaient ministres. Chacun connaissait Zola, Pasteur, Picasso, Einstein, Toscanini, Caruso…

Dans la liste des cinquante Français les plus aimés, aujourd’hui, pas un savant, pas un écrivain, pas un artiste ! Les vedettes de la chanson, les animateurs de télé-réalité occupent le devant de la scène.

Les génies manquent. Pourtant le Panthéon, dont la porte est grande ouverte, n’a jamais été autant sollicité ! La quantité remplace la qualité.

Le débat public si animé, si vif autrefois s’est éteint. Les grandes voix se sont tues. Voltaire affrontait Rousseau, Chateaubriand apostrophait l’Empereur, Victor Hugo poursuivait de sa vindicte Napoléon le Petit. Paul Valéry jetait son regard acéré sur la France de l’après-guerre. André Malraux écrivait L’Espoir. François Mauriac se faisait le héraut du gaullisme. Jean-Paul Sartre et Raymond Aron illustraient les grands choix politiques du XXe siècle.

Aujourd’hui, on ne trouve plus que quelques tribunes isolées, signées par quelques intellectuels esseulés, publiées (parfois avec un avertissement liminaire !) dans de journaux au tirage modeste. Même les plus courageux s’expriment avec prudence, en surveillant leurs expressions. De nouvelles radicalités à l’enseigne du genre et de la race exercent une véritable terreur morale. L’anathème frappe celui qui s’écarte de l’opinion dominante (qui demeure celle d’une minorité). Les déviants sont menacés. Les lanceurs d’alerte (ex-dénonciateurs) veillent. Ainsi, alors même que la violence verbale se généralise, une censure (et même une autocensure) vient clôturer le débat intellectuel.

L’odieux colonisateur que j’admirais rêvait de porter la culture et la civilisation européennes aux quatre coins du monde. Le projet d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural, né sous Charlemagne, tenté par Napoléon, rêvé par De Gaulle… ne me paraissait pas déraisonnable.

Aujourd’hui, les élus se préoccupent du quotidien. Le président de la République s’inquiète des protections périodiques des étudiantes. Un maire entend protéger ses administrés des punaises de lit ! Nos députés veulent convertir Polonais et Hongrois, qui résistent, au mariage pour tous et au droit à l’avortement.

La France n’a plus de destin. Elle se noie dans une Europe qui sort de l’Histoire.

Les citoyens eux-mêmes en ont rabattu sur leurs ambitions : leurs aînés voulaient conquérir le monde ; aujourd’hui leurs descendants rêvent de cultiver des légumes sur des terrasses végétalisées ! On applaudit les Américains qui envoient une fusée sur Mars, mais pour nous Français, un couvre-feu qui nous empêche de profiter des jours de RTT sur une plage de sable dans le sud de la France nous semble un supplice insupportable. !

Cette nation qui a connu les corsaires les plus audacieux, les explorateurs les plus courageux, les ingénieurs les plus inventifs donne aujourd’hui la priorité et la parole à des citoyens craintifs et pusillanimes qui voient le danger partout et s’opposent à tout grand projet.

L’écologie connait un succès croissant car elle offre un merveilleux prétexte –sauver la planète- pour satisfaire une tentation profonde : échapper à la compétition mondiale et adopter un mode de vie « apaisé ». La France, autrefois conquérante, se recroqueville sur elle-même. L’immobilité devient une vertu républicaine. L’ambition se limite à manger végétarien, à rouler à vélo, à produire « local », à éteindre les vitrines la nuit… Être bon citoyen, c’est vivre petitement, consommer moins, investir peu.

Le principe de précaution a donné à la trouille une valeur constitutionnelle ! Ceux qui ont peur sont aux commandes. Ceux qui osent sont considérés comme des citoyens dangereux.

Ce pays, si souvent détruit, a connu de grandes défaites ; il avait su, à chaque fois, se reconstruire et se hisser aux premières places de la compétition mondiale.

Aujourd’hui, le déclassement semble irréversible. Le souci du bien-être a remplacé le goût de l’étude et de l’effort. Un président n’avait-il pas eu l’idée d’introduire un « ministre du temps libre » au gouvernement ! Seule au monde, la France limite le temps de travail hebdomadaire à 35 heures. La nation, qui a abandonné son industrie, veille à défendre le niveau de vie des retraités et compte sur les touristes pour animer son économie.

Les Français sont fatigués ; ils ne veulent plus lutter. Sous prétexte d’interdire un dumping fiscal, social ou commercial, ils souhaitent convaincre leurs voisins européens de les accompagner dans leur retraite paisible.

Même les valeurs de la République sont abandonnées : l’homme universel cède la place à la cacophonie de la diversité.

La France a toujours été divisée. Les Gaulois sont querelleurs. Rochefort disait : « Trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement ».

Mais ces divisions laissaient subsister un amour commun de la patrie et des valeurs de la République. Maurice Chevallier pouvait chanter « Et cela fait de très bons Français ! ». L’atmosphère était bon enfant et la joie de vivre présente dans toutes les classes sociales.

Les Français aujourd’hui se déchirent. Ils semblent comme perdus dans la vie moderne. La laïcité n’est plus une valeur commune. Les antiracistes soutiennent les réunions « racisées ». Des populistes en appellent au « pays réel » contre les élus de la nation. Ne faisant plus confiance à la République pour les protéger, certains sont tentés de s’organiser en communautés séparées.

Le pays, divisé, en mille morceaux, « archipellisé », semble tout entier peuplé de victimes qui demandent, à grands cris, réparation. Dans cette concurrence victimaire, le seul point de convergence, c’est la condamnation de l’État obèse (et accessoirement de ses fonctionnaires, appelés technocrates). Mais tout projet de réforme soulève l’opposition bruyante des personnes concernées, qui reçoivent immédiatement le soutien compréhensif de tous les autres !

J’ai mis longtemps à comprendre que la France qui m’avait adoptée était en train de se défaire. Que mes motifs d’émerveillement disparaissaient sous mes yeux.

Je me baignais dans une civilisation exaltante, merveilleuse. La mer s’est retirée. Me voici sur le sable.

Que sont mes amis devenus ?

Certes, je le sais : les générations futures bâtiront une autre France, la France qui leur convient.

Certes, il est vrai qu’aujourd’hui encore, la vie privée est particulièrement agréable : un dîner entre amis, une terrasse de café tranquille au crépuscule, une odeur de lavande en Provence, un paysage enneigé des Alpes, un parcours dans la lande bretonne… Des joies simples, de longues vacances, à l’abri d’une protection sociale étendue, sous un climat modéré, dans un pays en paix…

Mais moi, j’ai perdu ma France : la France de la légende française.

Nous nous sommes tant aimés que la séparation est douloureuse.

Me voilà condamné à un exil intérieur.

Au moment de conclure, deux pensées me viennent à l’esprit.

D’abord une question qui me tourmente : cette France que j’ai tant admirée a-t-elle existé ? N’est-ce pas un rêve qui s’efface quand les yeux s’ouvrent ?

Puis, en hommage à cette France de légende engloutie dans les eaux de la modernité, ces quelques vers :

Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie ;
Ma seule étoile est morte – et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie.

 

Regard sur l’ENA en 1964/1966

Par Bernard Auberger
30 mars 2021

L’ENA m’a permis de réaliser ma vocation, telle que je l’ai découverte en 1959, malgré une erreur d’orientation initiale. A l’issue de mes études secondaires, je suis entré en classes préparatoires scientifiques et de là à l’École des Mines de Paris pour devenir ingénieur J’avais 19 ans. Mes deux premières années dans la capitale furent marquées par la fin de la Quatrième République, la guerre d’Algérie et l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle. La vie politique me concernait ; je militais dans le mouvement étudiant. Mais, avec une dizaine de camarades de promotion, je décidai d’aller au contact de la réalité ouvrière ; d’où un stage d’une année dans une fosse des Houillères du Nord Pas-de-Calais à 600 mètres de profondeur, logé dans le coron par une famille de mineurs.

Cette immersion aboutit à un accident du travail et à une amputation du pouce droit. La convalescence me donna l’occasion de revoir mon « plan de carrière ». Le charbon n’était plus aussi important qu’à la Libération ; le pétrole et le gaz naturel s’imposaient ; il fallait apprendre l’économie plutôt que l’exploitation des mines. Des facilités pour cela étaient offertes aux élèves des Grandes Écoles au sein des facultés de Droit. J’en profitai pour changer d’orientation et acquérir une licence et un diplôme d’études supérieures, tout en m’inscrivant à Sciences-Po Paris et à la préparation au concours d’entrée à l’ENA que proposait le Ministère des Finances. Le pari était audacieux.

Mais, diplômé de Sciences-Po, major de la section Service Public, quoique provincial et scientifique, j’avais bon espoir de succès au concours d’entrée. Le grand sujet des épreuves écrites et orales, sous l’autorité du président Roger Grégoire, conseiller d’État, était la décolonisation. Je réussis sans brio et me classai 20ème : le temps passé aux mathématiques pendant ma prime jeunesse avait limité l’acquisition d’une culture littéraire et historique propre à éblouir le jury. Ma copie à l’épreuve facultative de statistiques, quoique jugée digne d’être publiée dans les Annales du concours 1962, ne pouvait y suppléer.

L’entrée à l’ENA a rapidement revêtu un caractère administratif : le prestigieux directeur M. Gazier nous accueillit avec un discours sans pathos, axé sur la conduite d’une carrière plus que sur le service de l’État ou de la Nation. J’en fus déçu mais nullement découragé ; de même des palinodies pour le choix, finalement heureux, de Montesquieu comme nom de promotion ou des discussions entre désormais collègues sur la transparence permanente du classement en cours d’élaboration à mesure de la parution des notes.

Le directeur des stages, Lucien Mehl, se révéla attentif aux souhaits individuels. Périgueux, préfecture où je fus affecté, correspondait exactement à mon souci de connaître la vie d’une ville moyenne dans un département rural pour combler un déficit de fréquentation de cette France profonde. Le contact avec le préfet Jean Taulelle fut immédiatement agréable et le stage varié et intéressant : découverte de la vie administrative à travers la décentralisation de 1964, exercices de découpage de circonscriptions, échanges nombreux avec les sous-préfets, le directeur et les services du cabinet. Mais l’essentiel fut la découverte de la vie politique locale qui tournait autour de personnalités aussi fortes qu’opposées : Robert Lacoste, président du Conseil Général, ancien Résident Général en Algérie, Georges Bonnet, ministre de la Troisième République, invalidé puis réélu, Yves Guéna, député gaulliste ,en recherche d’une implantation locale. Les manœuvres, intrigues, querelles personnelles de ces grands féodaux achevèrent mon apprentissage de la vie publique.

Le second stage fut pratique et me familiarisa avec l’entreprise, ce qui m’orienta vers la finance plutôt que le droit .Au Comptoir National d’Escompte de Paris (CNEP), je fus initié au fonctionnement de la banque de détail–crédit, escompte, chèques– qui allait occuper un bon tiers de mon activité professionnelle par la suite. De plus, la période était cruciale, puisque la fusion décidée par l’État du CNEP et de la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie (BNCI) allait donner naissance à la Banque Nationale de Paris.

Ainsi, les stages au cours de la scolarité m’ont été très utiles. Mais la partie plus académique ne fut pas inintéressante pour l’esprit curieux que malgré mon âge (26 ans) j’étais resté. MM. Denieul et Groshens m’ont laissé chacun une idée forte : pour le premier, préfet, l’importance des transports urbains dans la vie administrative, pour le second, professeur, l’absence totale de signification de la notion de coordination administrative.

En fait deux enseignements ont su véritablement me mobiliser : le sport et singulièrement la natation à la piscine du Lutetia grâce au charisme du seul professeur titulaire à l’ENA, Mr Lebot ; l’action diplomatique de la France autour de la maîtrise de l’arme nucléaire voulue par le général de Gaulle, totale découverte.

Deux activités scolaires m’ont laissé quelques souvenirs :la visite aux armées et notamment au porte-avions Foch (ce fut mieux qu’un long discours pour compléter un service militaire d’un intérêt limité par mon inaptitude au port des armes) ; une séance sur la conception de la cité du Mirail à Toulouse où Michel Rocard mit beaucoup d’enthousiasme pour nous convaincre de l’attrait de telles grandes opérations d’urbanisme…

Le concours de sortie fut centré – pour moi – autour d’un sujet principal : la réduction de la durée légale du travail, sur laquelle je crois avoir été sollicité à trois épreuves. Quoique seul dans la promotion à avoir fait les trois huit, six jours sur sept, je n’y brillai point. Mais le jury de sortie était présidé par un industriel, Roger Fauroux. En m’interrogeant dans la dernière épreuve sur la méthode de datation dite du carbone 14, il me permit de faire bonne impression, et je fus classé 8ème ,ce qui m’ouvrit la voie de l’Inspection Générale des Finances, juste derrière Dominique Wallon qui me devançait de 0,25 point sur…2000 ! Il fut par la suite brièvement mon tuteur comme directeur du Spectacle Vivant au Ministère des Affaires Culturelles, lorsque je présidais l’association gestionnaire de l’Opéra-Comique.

Après la sortie, mes relations avec l’ENA ont été limitées à deux séminaires sur les petites entreprises, encore nombreuses à Paris à l’époque, lorsque j’étais en poste au Crédit National (1970-1972). Puis, devenu directeur au Ministère de l’Agriculture, je me suis battu pour obtenir l’affectation d’administrateurs civils à leur sortie de l’Ecole au sein de la Direction de la Production et des Échanges (1975-1980) ; j’en ai obtenu cinq, dont trois en 1978. Il faut dire qu’il leur était immédiatement confié des responsabilités effectives et motivantes de représentation des intérêts français dans le cadre de la politique agricole commune.

Au sein de notre promotion de six Inspecteurs, nous sommes restés très proches. Qui pourrait s’en étonner ? Nous avons été nommés dans le corps le 18 Juin 1966 par décret du Général de Gaulle, contresigné par Georges Pompidou, premier ministre, et par Michel Debré ministre des Finances mais également père de la Constitution de la Cinquième République et de l’ENA.

Pour ma part, je sais que mon passage par l’ENA m’a donné accès à une carrière inespérée à tous points de vue. Servir l’intérêt général m’a toujours paru préférable à servir quelque intérêt particulier que ce soit. C’est l’ENA qui m’a permis de vivre ce choix.

Près d’un demi-siècle de relations avec l’État

Par François Leblond
Février 2021

 

Avant de me destiner à Sciences Po Paris, mon intérêt pour le service public s’était manifesté dès l’âge de quatorze ans : je voulais entrer à Saint Cyr. C’est un peu plus tard que je découvris ma véritable vocation en m’intéressant à la vie politique lyonnaise, comme l’avait fait mon oncle et parrain, le professeur de médecine Fernand Arloing , proche du cardinal Gerlier, et en fréquentant avec ma mère, Marthe Leblond-Boutmy, la «  Chronique Sociale de France » qui rassemblait, à partir de Lyon, des catholiques de fibre sociale, tournés vers la chose publique. J’étais responsable d’une troupe scoute, j’avais passé mon brevet de secouriste de la Croix Rouge et j’étais régulièrement mobilisé à ce titre, notamment un jour de grand froid où j’ai passé la nuit avec des clochards ivres dans un gymnase que l’on avait ouvert pour eux.  Mes études en souffraient un peu, et il fallut mon désir d’entrer à Sciences Po sans concours pour que je me mette à travailler plus sérieusement en abandonnant le scoutisme.

À mon arrivée rue Saint Guillaume, j’étais le provincial qui découvre Paris sans rien connaître de ce qui s’y passe. J’étais sensible au souvenir laissé par Emile Boutmy, frère aîné de mon arrière-grand père, quand je pénétrais dans l’amphithéâtre qui porte son nom. J’avais une bourse de service public qui m’obligeait à servir l’État pendant quatre ans si je ne réussissais pas le concours de l’ENA – dont je n’avais guère entendu parler quand j’étais à Lyon.

L’ambiance était électrique à l’école. La guerre d’Algérie se poursuivait et les élèves étaient majoritairement favorables à quelque chose qui ressemblait à l’indépendance. J’étais partagé ; on m’avait tant persuadé dans ma famille de la nécessaire présence de la France en Afrique du Nord,que je restais en retrait.

C’était aussi la fin de la IV° République dont Georges Vedel nous parlait avec brio dans le grand amphi, en énumérant ses faiblesses. Je me rendais de temps en temps à l’Assemblée pour suivre les débats constitutionnels et je pus apprécier Paul Reynaud, excellent orateur, dont les propos préparaient le retour du général de Gaulle au pouvoir. J’étais de ceux qui considéraient cette issue positivement, même si la forme n’était guère conforme aux règles constitutionnelles qui venaient de nous être apprises.

Tous les grands noms de l’école : Jacques Chapsal, le directeur, Jean Touchard, René Rémond, mon maître de conférence Jean Devisse, nous initiaient aux faces diverses du service public. Nous sommes tous entrés à l’ENA pénétrés de leurs enseignements. Ce fut notre ADN pendant toute notre carrière et c’est grâce à l’image de rigueur morale qu’ils nous ont laissée, que nous avons tenu dans les moments difficiles.

En entrant à l’ENA, nous nous connaissions presque tous, nous étions coulés dans le même moule. Cela a beaucoup facilité une amitié entre nous qui n’a jamais faibli malgré la concurrence inévitable. Les rencontres que nous avons organisées récemment le prouvent. Je m’étais marié à Florence qui avait fait des études scientifiques et découvrait un monde qu’elle ne connaissait pas. Elle a fait ensuite son droit pour mieux participer à nos conversations. Excellente cavalière, elle emmenait ceux qui avaient choisi le cheval en forêt de Chantilly. Notre fille aînée Edith venait de naître. Puis ce fut Renaud en cours de scolarité, Anne lors de mon premier poste et enfin Olivier quelques années plus tard.

J’ai choisi le Ministère de l’Intérieur après hésitation. Je ne l’ai jamais regretté. La réception que nous a réservée  le directeur de cabinet du Ministre, Jacques Aubert, nous a impressionnés. Nous avions en face de nous un grand serviteur de l’État qui ne nous a rien caché de ce qu’il attendait de nous.

Deux ans après notre sortie de l’école, les événements de mai 1968 ont vu l’État vaciller. La culture qui nous avait été donnée quelques années plus tôt ne nous portait pas à la complaisance envers les mouvements contestataires, même si nous reconnaissions que des réformes étaient nécessaires.

J’étais rentré de Vendée, mon premier poste, deux mois auparavant pour entrer à la direction générale des Affaires politiques et de l’Administration du territoire. J’occupais donc un poste sensible. La dissolution décidée par le Général de Gaulle et la nécessité de faire très vite des élections législatives donnaient à notre service un rôle clé. On craignait de nouveaux mouvements en automne et je suivais avec attention l’évolution de l’opinion, écrivant quotidiennement une lettre à destination du nouveau ministre, Raymond Marcellin après avoir interrogé de façon anonyme quelques préfets. C’est l’origine de ma nomination à son cabinet, qui dura jusqu’à la fin de son parcours ministériel. J’avais alors pour fonction la rédaction de ses discours et sa représentation au Parlement. Il était très lié à Georges Pompidou et avait avec moi une liberté de langage qui m’a mieux fait connaître les qualités de l’homme d’État. Il avait connu la Quatrième République et avait soutenu l’action d’Antoine Pinay, président du Conseil en 1952, tendant à rompre avec l’inflation galopante qui s’était manifestée au lendemain de la guerre. Il était alors son secrétaire d’État chargé de l’information et avait su être entendu de l’opinion. Sa connaissance des hommes était exceptionnelle, et il n’était guère tendre avec les beaux parleurs ni avec ceux qu’il appelait : «  les gentils ». Il avait une autorité naturelle qui l’a fait profondément aimer des agents de tous grades, se mettant toujours à leur portée et ne négligeant pas ce que d’autres auraient pris pour des détails –  le montant de leur rémunération par exemple.

Après son départ du Gouvernement au moment de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, Marcellin me demanda ce que je voulais faire. Je lui indiquai mon souhait de faire partie du cabinet de Jean-Pierre Fourcade, nouveau ministre des Finances. Celui-ci a accepté, alors que son équipe était déjà composée. Je retrouvai des camarades de promotion de l’Inspection des Finances, Patrice Cahart et Michel Prada, qui occupaient l’un et l’autre des postes importants dans l’administration du ministère et que je connaissais depuis Sciences Po. Notre culture commune nous était utile au moment où le premier choc pétrolier avait relancé l’inflation de façon préoccupante.  Notre ministre, d’une fermeté exceptionnelle, se sentait bien seul, au sein du gouvernement, pour la combattre. J’ai pu apprécier alors ce qui distinguait un homme d’État d’un militant politique.

Il était temps pour moi de renouer avec mon administration d’origine et de demander un poste en province. Après quelques temps passés à l’Equipement avec Jean-Pierre Fourcade puis Fernand Icart, je fus nommé sous-préfet de Meaux, une des plus importantes sous-préfectures.

Dès mon arrivée, je mesurai mon manque de connaissance de la province et des subtilités de la vie locale face à l’État. J’ai commis des erreurs. C’est progressivement que j’ai compris la place du corps préfectoral face aux administrations centrales. J’ai ressenti  le besoin de faire de lui un médiateur et non un robot exécutant des ordres sans discernement.

Lorsque j’étais encore à Meaux, attendant une nomination de préfet, François Mitterrand a été élu. L’ambiance d’alors est aujourd’hui oubliée. En 1977, les élections municipales avaient vu arriver au pouvoir les contestataires de mai 68, et ceux-ci voyaient en l’élection du nouveau président de la République un soutien à leur idéologie. Tout ce que j’avais fait depuis trois ans pour traiter les dossiers majeurs de mon arrondissement ne comptait pas. J’étais un ennemi de classe, mon départ était demandé au nouveau ministre de l’Intérieur. Je ne cédai pas, n’ayant rien à me reprocher. Après beaucoup d’hésitation, on me rendit justice et sans être nommé préfet comme c’était prévu, je fus envoyé comme directeur adjoint du cabinet du Préfet de Police de Paris.

À quelque chose malheur est bon : deux de nos quatre enfants entraient en études supérieures, et habiter un superbe appartement face à Notre Dame plaisait à toute la famille. De plus, je faisais connaissance d’une administration très organisée, dont les traditions remontaient, pour certaines, à Louis XIV, chargée de la sécurité d’une ville profondément marquée par les immigrations successives. Le dialogue avec les élus de Paris était a priori difficile, compte tenu de leur opposition au pouvoir dont j’étais un représentant. J’étais en charge, au cabinet du préfet, du dialogue avec la ville.  Sur une question majeure, la multiplication des squats dans Paris après 1981, un accord devait pouvoir être trouvé entre l’État et la ville. C’est ce qui s’est produit et j’ai pu conduire, personnellement, des opérations lourdes bénéficiant du soutien de toutes les sensibilités politiques. Le résultat de ce travail m’a fait nommer préfet de police en Corse. À l’annonce de cette nomination au Conseil de Paris, j’ai été applaudi sur tous les bancs de cette assemblée : juste retour des choses après les vilenies de 1981.

Cette nomination en Corse n’était pas un cadeau : des attentats toutes les nuits, une contestation de l’État français avec le soutien tacite de la population, la nomination parallèlement à la mienne d’un  préfet de région étranger au corps préfectoral et qui s’est révélée de suite catastrophique. J’étais bien seul pour défendre les couleurs de notre pays. Grâce à mon équipe, les résultats ont commencé à apparaître, ils se sont poursuivis après mon départ.

On m’envoya dans le Lot, département que je ne connaissais pas ; c’était le seul disponible. Ce fut le départ de ma véritable carrière de préfet. Le président du conseil général était Maurice Faure, un homme d’une intelligence et d’une finesse exceptionnelles. Il m’accueillit, sachant que j’avais été au cabinet de Marcellin qu’il avait bien connu même s’ils étaient de sensibilité politique différente, et me dit : « Marcellin, s’il était dans le Lot, il serait radical ! » En fait, dans le Lot, beaucoup n’étaient radicaux que par rapport à Maurice Faure qui les dominait de la tête. Nous y avons passé deux ans, mon épouse et moi, nous associant à tout ce qui faisait la valeur de ce département. C’est de mon temps qu’ont été programmés les travaux de nature à rendre la rivière à nouveau navigable et je suis pour quelque chose dans le résultat : mon épouse est marraine du premier bateau !

Puis ce fut le Vaucluse. J’y étais envoyé, paraît-il, pour veiller à ce que Mazarine, la fille du président, vive en sécurité à Gordes. Je ne savais même pas son existence et cette fonction ne m’a pas surmené. Dès mon arrivée, une question majeure s’est posée : où faire passer le futur TGV Valence- Marseille ? La SNCF publia, sans m’en parler, un tracé qui faisait couper mille hectares de vignes d’appellation contrôlée. Je lui indiquai que j’allais avoir ce qu’on appelait au Moyen Âge une jacquerie. Les agriculteurs de ce département sont parmi les plus violents de France quand on vient les chercher. Mais je leur dis qu’il y aurait un TGV, et que je travaillerais à la fois avec eux et avec la SNCF, à un autre tracé. Nous avons réussi en quelques mois à trouver un itinéraire qui satisfaisait tout le monde. Il n’y avait pas alors de commission du débat public et tout s’est fait dans mon bureau, sur le terrain et dans ma salle à manger. C’est le président de la République lui-même qui a fait accepter notre tracé par les services !

Il y eut pendant mon séjour à Avignon un événement sinistre, la violation d’une tombe dans le cimetière juif de Carpentras. L’émotion a été internationale et j’ai dû gérer pendant plusieurs jours une situation particulièrement difficile. Point d’orgue, la réunion au cimetière, le dimanche suivant, de tous les partis politiques, des communistes au Front national, qui, en plus, étaient côte à côte dans la cérémonie. Il y avait six ministres en exercice. J’avais fait mettre en tenue tous les sous-préfets, ce qui ne se fait pas, mais je pensais que leur uniforme aiderait au maintien de l’ordre. Il n’y a eu aucun incident, et seul Jacques Chaban-Delmas me remercia : « Monsieur le Préfet, je vous félicite ! Entre nous ce n’était pas facile ! » Chaban avait de la classe.

Mon passage en Indre-et-Loire a lui aussi été marqué par des difficultés de tracés d’itinéraires de nouvelles infrastructures. Une branche d’autoroute devait relier Tours à Angers par la rive de la Loire. Tout allait probablement bien se passer sans la colère de l’Institut de France, propriétaire du château de Langeais : nous passions à cent mètres de l’édifice. J’ai proposé une réunion sous la Coupole avec quelques membres de l’Institut compétents en architecture. J’y suis allé avec mon directeur départemental de l’Équipement. Nous avons proposé d’abaisser la chaussée au droit du château,  pour que les visiteurs ne la voient pas au cours de la visite. Nous avions l’impression de les avoir convaincus mais ce n’était qu’une illusion. J’ai été muté dans le Var au bout de quelques semaines et le combat reprit avec mon successeur, le tracé devant être abandonné au profit d’un passage plus au nord par la forêt, qui évite les beaux paysages du fleuve. C’est dommage mais c’est la démocratie.

Dans le Var, j’étais à nouveau confronté à des populations violentes et à des élus peu respectueux de l’autorité préfectorale. Dès mon arrivée, j’en ai eu la preuve avec une manifestation, devant la préfecture, des maires des communes du littoral, ceints de leur écharpe tricolore, venus protester contre la façon dont les services de l’État se proposaient d’appliquer les textes relatifs à la loi Littoral votée quelques années plus tôt.  Je ne connaissais pas cette législation et demandai au directeur de l’Equipement quels étaient les articles majeurs. Il en trouva trois, la définition de l’espace proche de la mer, la notion de coupure d’urbanisation et la protection des espaces remarquables. Je lui ai fait réaliser une très grande carte sur laquelle nous avons porté ces trois éléments, je l’ai placée sur le mur de la salle de réunion et j’ai fait venir les maires par petits groupes pour qu’ils nous disent, dans la partie de territoire qui les intéresse, si nous nous trompions. Il y a eu très peu de critiques et le calme est revenu. Nous sommes allés présenter notre travail au tribunal administratif de Nice vers qui se dirigent les contentieux. J’ai eu le plaisir d’entendre une vice-présidente de ce tribunal me dire, quinze ans plus tard, que notre étude servait toujours de cadre.

J’ai quitté le Var sur une note infiniment triste, l’assassinat de la députée Yann Piat. Elle avait été menacée au moment de son élection et je l’avais fait alors protéger par les services de police – une mesure très exceptionnelle qui m’était reprochée. Je ne pensais pas qu’un an plus tard, alors que le calme était apparemment revenu, elle serait lâchement abattue sur la petite route conduisant à sa villa. Il y a des moments durs dans la vie d’un préfet, celui-là en est un.

Mon parcours préfectoral se poursuivit dans l’Essonne. J’avais demandé ce poste plutôt qu’une région pour suivre davantage mon dernier fils qui passait le concours d’HEC. J’ai eu raison, il a été reçu.

Ce département n’est pas la Seine-Saint-Denis, mais il existe à l’intérieur d’un ensemble plutôt calme des zones de non droit, comme l’actualité vient encore de le prouver. Au cours des années 50- 60, des promoteurs ont construit de grandes cités dont plusieurs ont mal vieilli et sont aujourd’hui habitées par des populations difficiles à intégrer. La Grande Borne en est le symbole. Ce quartier m’a pris beaucoup de temps. J’ai eu la chance de faire la connaissance d’une jeune fille d’origine malienne, Cumba Traoré qui avait fait des études de droit et qui connaissait très bien l’endroit. Elle m’a demandé de l’aider financièrement pour y créer des activités, notamment pour les mères de famille, me disant : « La Grande Borne est une grande famille, il faut que vous le compreniez ! ». Je l’ai reçue souvent et elle a même réussi à m’entraîner à l’arbre de Noël qu’elle organisait pour les enfants du quartier. J’y suis allé au volant de ma voiture, me garant un peu loin et j’ai été accueilli par des applaudissements nourris, alors que les policiers n’étaient pas à la fête dans ce quartier.

Je fus ensuite nommé en 1996 préfet de la région d’Auvergne, fief de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. C’était un honneur parce que, lorsque la droite était au pouvoir, on lui soumettait le nom du futur préfet. Il avait répondu : « L’ennuyeux, c’est que je ne le connais pas ! ». C’était inexact mais, à la vérité, je l’avais jusque-là peu rencontré.

Il me faudrait un livre pour décrire la richesse des échanges que j’ai eus avec lui. J’ai écrit, après sa mort, quelques mots sur ce sujet. Les articles qui ont paru dans la presse à cette occasion ne rendent pas compte de cette période de sa vie. Il a été un très grand président d’Auvergne, très économe en dépenses de fonctionnement, alors que ses successeurs socialistes ont largement ouvert les vannes. Il a sélectionné les investissements de nature à remédier aux faiblesses de la région. Il est l’auteur de Vulcania, qui doit aujourd’hui souffrir comme c’est le cas partout, mais qui est d’une qualité exceptionnelle. La majorité élue en 1977 s’était engagée à empêcher cet investissement. Le permis était sur mon bureau après les élections et je l’ai signé considérant qu’en ne le faisant pas, je commettais un excès de pouvoir, Georges Vedel, s’il l’avait su, m’aurait applaudi. Je n’ai pas été mis à la porte grâce à Jean-Pierre Chevènement devenu ministre de l’Intérieur et que je connaissais depuis Sciences Po où nous devisions ensemble sur la « péniche ». « Le préfet a fait son travail ! »  a-t-il dit.

Tels sont quelques éléments de ma carrière qui portent tous la marque de ce qu’on m’a appris, dans ma famille d’abord, à Sciences Po ensuite, à l’ENA enfin. Je poursuis de nombreuses activités depuis ma retraite. Servir est dans mon ADN et je mourrai au combat si ma santé ne me fait pas défaut.

In memoriam: Alfred Siefer-Gaillardin

Par Patrice Cahart et Patrick Hénault
Promotion Montesquieu 1966
7 avril 2020

Fred vient de nous quitter. Ce protestant, né à Strasbourg en 1938, élevé à Bar-le-Duc où son père exerçait la médecine, était prédestiné à une carrière diplomatique par sa maîtrise de trois langues étrangères, l’anglais, l’allemand, l’espagnol.

La promotion de l’ENA reçue au concours de la fin 1961 est libérée du service militaire plus tôt que prévu, du fait des accords d’Évian. Fred est rattaché à la promotion suivante (Montesquieu) et, avec cinq autres camarades, reçoit une bourse Lafayette qui lui permet d’attendre six mois aux États-Unis, en étudiant le fonctionnement de leurs administrations. Il est jeune marié, son épouse Évelyne l’accompagne. Leur amabilité, leur aisance font merveille auprès des Américains.

Après la sortie de l’École, les fonctions au Quai d’Orsay alternent avec les postes à l’étranger : Moscou (trois ans au temps de Brejnev sous l’autorité d’un grand ambassadeur, Roger Seydoux), délégation française à la conférence d’Helsinki (où s’esquisse une  organisation de sécurité du continent européen quinze ans avant la fin de la Guerre Froide), Bruxelles (Représentation permanente)… En 1973-74, Fred fait partie de l’équipe diplomatique de Georges Pompidou. Il réunit les compétences des deux filières alors les plus prestigieuses de la diplomatie française, celle des relations Est-Ouest et celle des affaires communautaires.

En 1988, le voilà directeur des Amériques, au Quai. Cela le conduit à notre ambassade au Canada (1992). Il est apprécié et respecté tant à Ottawa qu’à Québec.

Cinq ans plus tard vient la difficile ambassade d’Alger, où il arrive après l’assassinat des moines de Tibhirine, en un temps où les extrémistes musulmans font la guerre au pouvoir central. Il prononce un discours émouvant à Sétif.

De 2000 à 2002, sa fin de carrière se déroule à Madrid. L’Espagne, qui souffre encore du terrorisme de l’ETA, est alors gouvernée par le Partido Popular de J-M Aznar.

Retraité, Fred suit l’actualité au travers d’associations qu’il contribue à animer, en particulier France-Amériques dont il assume longtemps la présidence. Mais une épreuve lui est réservée, une grave maladie de sa femme, qu’il soigne avec dévouement durant des années.

Fred aimait les autres et aimait parler. C’était un conteur né, et aussi un solide optimiste.

Il repose aux côtés d’Évelyne à Mesquer-Quimiac, dans la presqu’île de Guérande où il aimait se ressourcer. Ses camarades et collègues partagent la peine de leurs enfants, Anne-Christine, Emmanuel et Bertrand.

Jacques Oudin, in memoriam

Par Patrice Cahart et François Leblond
promotion Montesquieu
27 mars 2020

Cet hommage à Jacques Oudin, acteur hors du commun de la politique nationale et locale, est destiné, comme il se doit, à être publié dans la revue « L’ENA hors les murs ». Compte tenu cependant des incertitudes de publication en cette période troublée, nous présentons dès maintenant notre témoignage, en tête de notre rubrique « Société ».
Le site Montesquieu  

Notre camarade Jacques Oudin a été l’une des victimes de ce premier tour, si controversé, des élections municipales, le 15 mars dernier. Ayant animé pendant vingt-quatre ans l’île de Noimoutier, en qualité de président du syndicat de communes devenu district, il y était revenu pour y voter, et avait participé à une réunion à l’issue du vote. C’est sans doute là qu’il a été contaminé par le coronavirus. Des antécédents cardiaques le rendaient hélas vulnérable.

Sa discrétion cachait une destinée hors-série. Il avait le dessein d’en faire une relation écrite. Les événements ne lui en ont pas laissé le temps. Les lecteurs de la revue en trouveront ici un modeste résumé.

La mère de Jacques, Sophie Jablonska, était la fille d’un pope uniate (catholique de rite grec) des environs de Lviv (ou Lvov). Comprise dans l’empire des Habsbourgs, puis passée, entre les deux guerres, sous domination polonaise, la région forme aujourd’hui l’Ukraine occidentale. Sophie, de langue maternelle ukrainienne, se sentait mal à l’aise sous le régime polonais. Elle a émigré en France, est devenue journaliste et photographe, a enquêté toute seule au Maroc et en Asie…Une femme étonnante, dont les photos ont été pour partie publiées.

En Indochine, elle épouse Jean-Marie Oudin, dirigeant de société qui s’occupe notamment de mines et d’une fonderie d’étain.  Jacques naît en octobre 1939, à bord d’un navire. Jean-Marie siège au conseil fédéral de l’Indochine, sorte de Parlement chargé d’épauler le gouverneur général face à la menace japonaise. Est-ce l’origine de la vocation parlementaire de son fils ? Le petit Jacques parle couramment le vietnamien. Plus tard, malgré tous les changements survenus, il tiendra à présider le groupe sénatorial d’amitié franco-vietnamienne.

En 1950, retour difficile de la famille en France. Alors que Jacques a seize ans, son père se noie dans une piscine. Sa mère doit financer seule les études de ses trois fils. Cette femme énergique s’installe à Noirmoutier, par choix, et y contribue à la création d’un nouveau village.

Bel exemple de mérite républicain, Jacques remporte en 1957 un prix au concours général. Dans la foulée, il fait HEC, puis l’ENA (promotion Montesquieu, 1966), dont il sort à la Cour des Comptes.

Mais son frère Alain, médecin, meurt dans un accident d’hélicoptère alors qu’il portait secours à des malades. Sophie elle-même est tuée en 1971 dans un accident de voiture. Quelle série d’épreuves ! Jacques s’arc-boute contre l’adversité. La naissance de trois enfants (dont un polytechnicien et une HEC), puis de douze petits-enfants finiront par compenser tous ces deuils.

Gaulliste dans l’âme, Jacques est entré au cabinet d’Olivier Guichard, ministre de l’Éducation nationale puis de l’Équipement. Il fait ensuite carrière au ministère de l’Industrie. De 1976 à 1979, le voilà délégué à la Petite et Moyenne Industrie. Parallèlement, et prenant en quelque sorte la suite de sa mère, il se dévoue à l’avenir de Noirmoutier.

Élu sénateur de la Vendée en 1986, il conserve ce mandat pendant dix-huit ans. Il se distingue comme vice-président de la commission des Finances, et surtout comme infatigable défenseur de notre patrimoine maritime et fluvial. Sous son impulsion, la Vendée est déclarée département pilote pour l’application de la loi sur le littoral. La loi Oudin-Santini permet aux collectivités locales de coopérer avec le tiers monde dans le domaine de l’eau. Notre politique des transports terrestres bénéficie également des conseils de Jacques.

Pour rendre service, il a accepté d’être trésorier du RPR pendant deux ans, de 1993 à 1995. Il n’avait aucun avantage à en attendre, étant déjà sénateur. Cette fonction lui vaut néanmoins des démêlés judiciaires. Il est innocenté.

La retraite venue, Jacques continue de suivre ses dossiers. Il combat en vain un projet de grandes éoliennes qui va défigurer inutilement l’horizon de Noirmoutier. Il s’emploie aussi, avec davantage de succès, à resserrer les liens au sein de la promotion Montesquieu, organisant de très sympathiques déjeuners, téléphonant aux camarades pour les convaincre de s’y rendre. Durant les jours précédant une mort qu’il est loin de prévoir, il aide à la préparation d’un  pèlerinage à La Brède (Gironde), résidence du philosophe que notre promotion a choisi comme patron. Ces retrouvailles auront lieu sans la participation physique de Jacques, mais il y sera présent par nos pensées.

Travail, dévouement, fidélité : une vie.

Valéry Giscard d’Estaing, souvenirs de François Leblond

François Leblond, ancien préfet de la Région Auvergne
Décembre 2020

J’ai été nommé en septembre 1996 préfet de la région dont Valéry Giscard d’Estaing assumait la présidence depuis dix ans. François Mitterrand était décédé depuis peu. Giscard était donc le seul ancien président de la République vivant. Je savais qu’on lui avait demandé son accord pour ma nomination, et je mesurais l’honneur qui m’était fait.

La nouvelle de sa mort m’a remis en mémoire les trois années que j’ai passées dans la région en relations constantes avec lui. Il refusait le terme « région Auvergne » mais voulait qu’elle s’appelle « Région d’Auvergne ».

Je venais le voir à son petit bureau une fois par mois pour évoquer avec lui les sujets que nous avions en commun. Il m’offrait le thé avec son parler inimitable: « Monsieur le préfet, vous prendrez bien une tasse de thé. Pendant deux heures, dans cette enceinte modeste correspondant à sa volonté d’épargner les deniers publics, il m’entretenait des affaires de la région mais abordait aussi les sujets les plus variés. On sait quelle connaissance exceptionnelle il avait des hommes d’État du monde entier. Il en recevait régulièrement à dîner en son château de Varvasse et ne manquait pas de nous inviter, mon épouse et moi. C’est ainsi que nous avons rencontré le chancelier Schmidt, et Kissinger. Le plus souvent, la conversation était entièrement en anglais, hélas pour moi qui avais passé l’allemand et non l’anglais comme langue étrangère à l’ENA.

Si j’écris aujourd’hui ces lignes, c’est d’abord pour saluer l’influence majeure qu’il a eue dans les destinées de l’Auvergne. Il avait voulu, après son échec aux présidentielles, consacrer une grande partie de son temps à cette région. Il  me dit à mon arrivée : « L’Auvergne est malade, il faut tout faire pour son soutien. L’État et le Conseil Régional doivent œuvrer ensemble à cette fin. »

Il se fixait des objectifs et souhaitait me les faire partager. C’est ainsi qu’ont été conçus de grands équipements dont le plus symbolique a été le parc Vulcania. Les services placés sous mes ordres, ainsi que les administrations centrales, étaient souvent peu enclins à apporter leur concours à des initiatives qui n’émanaient pas d’eux. J’étais souvent bien seul à le suivre et ce fut encore plus vrai après les élections qui ont suivi la dissolution de 1997.

Mais il a gagné parce que toutes les forces économiques de l’Auvergne étaient derrière lui. Vulcania a été un combat dont j’ai pris ma part. J’ai signé le permis de construire, et sans l’appui de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, cet acte m’aurait été fatal. Sa réélection à la présidence du Conseil Régional en 1998 (il était pratiquement le seul réélu) lui a permis de mener à bien toutes opérations qu’il avait conduites pour soutenir l’Auvergne. Il a été sans conteste un grand président de région.

Je ne veux pas achever cet hommage sans une pointe d’humour. Une de nos tâches conjointes était d’acheter des œuvres d’art contemporaines financées conjointement par l’État et la Région. Nous présidions ensemble une réunion composée, en dehors de nous, des experts reconnus en la matière. Les œuvres qu’ils nous conseillaient étaient souvent étranges. Nous nous regardions en souriant avant d’accepter, non sans hésitations. Je ne suis pas sûr que ce que nous avons acquis traversera le temps.

Tunnel sous la Manche, une étape dans l’élaboration du projet, 1966-1970

Par Patrice Vignial
Octobre 2020

En 1966, nous étions dans des années  d’investissements, de défis technologiques et de grands projets d’État (nucléaire civil, Concorde, plan Calcul, etc ). Le paquebot France naviguait entre Le Havre et New-York, et la France rayonnait dans le monde.

Un ancien projet de tunnel sous la Manche est alors revenu à l’ordre du jour. On en parlait depuis le début du XIXe siècle (projet d’Albert Mathieu Favier en 1801). Un accord avait été conclu à ce sujet entre Napoléon III et la reine Victoria en 1867, et une première galerie expérimentale avait été creusée en 1883. Le projet fut ensuite abandonné, face à l’opposition des militaires britanniques…

Cependant, en 1957, il est créé un Groupement d’Études pour le Tunnel sous la Manche (GETM).  Puis une étude commune franco-britannique est décidée en 1965, menée du côté français par le Ministère de l’Équipement, à la tête duquel se trouve Edgar Pisani. Ce grand commis de L’État, plus jeune préfet de France en 1944, s’était fait connaître au Ministère de l’Agriculture dans les années 1960 pour la manière dont il avait défendu les intérêts de notre pays au sein de l’Europe des Six.

A la sortie de l’École, en 1966, j’étais attiré par cette personnalité et j’avais appris qu’une petite structure était en cours de formation au Ministère de l’Équipement pour l’étude du projet de Tunnel sous la Manche. J’ai donc demandé mon affectation à ce ministère.

Je fus nommé responsable d’un service d’études économiques rattaché à la Direction des Transports Terrestre du Ministère. Ce service s’est vu confier la coordination de l’étude du Tunnel, en relation avec  le Ministère des Transports britannique.

Le travail fut effectué sous le contrôle d’une mission Interministérielle dirigée par le Ministère de l’Équipement et composée de la manière suivante :

  • Ministère de l’Équipement (Edgar Pisani)
  • Direction des Transports Terrestres (Philippe Lacarrière)
  • Ministère des finances (M. Dargenton, Inspecteur des Finances)
  • Inspection Générale des Ponts et Chaussées

Dans l’équipe que je dirigeais figuraient quelques jeunes ingénieurs des Ponts-et-Chaussées.

Du côté britannique, nos interlocuteurs appartenaient au Ministère des Transports, sous l’autorité de Mme Barbara Castle, ministre.

La question posée au départ ne portait pas uniquement sur le tunnel. On parlait à cette époque d’un « lien fixe » entre la France et la Grande Bretagne, situé à l’endroit le plus favorable (Calais – Douvres)

Trois projets se trouvaient en compétition :

-un  pont sur la Manche, défendu par quelques grandes entreprises de travaux publics

-un tunnel routier, du type Tunnel du Mont Blanc

– enfin un projet de tunnel ferroviaire.

Les deux premiers projets bénéficiaient à l’époque d’un certain avantage psychologique dans l’opinion publique et dans les milieux politiques : la route correspondait au XXe siècle et à l’automobile triomphante. Le chemin de fer était un retour au siècle précédent, selon les partisans du pont et du tunnel routier.

Le projet de pont a tout d’abord été écarté pour des raisons techniques :

                -risque de perturbation de la circulation automobile du fait de conditions atmosphériques très changeantes sur la Manche (pluie, brouillard, tempêtes)

                – risque important d’accidents avec les navires circulant sur une des zones les plus fréquentées du monde.

Il restait un choix à faire entre tunnel routier et tunnel ferroviaire. A la suite d’études que nous avons réalisées avec l’aide d’ingénieurs et experts en circulation routière et en trafic ferroviaire, nous sommes parvenus aux conclusions suivantes, portant sur un ouvrage similaire dans les deux cas, par ses dimensions et le coût de l’infrastructure :

                -dans le cas du tunnel routier, la capacité d’écoulement du trafic devait tenir compte de lourdes contraintes de sécurité de circulation et de pollution par les gaz d’échappement (vitesse limitée, distance minimale entre véhicules)

                -le tunnel ferroviaire permettait de transporter les véhicules sur des rames spécialement conçues à cet effet, circulant à une vitesse très supérieure à celle du trafic  routier ( entre 120 et 160 km) et rapidement chargeables grâce à des terminaux équipés de nombreux quais d’accès des véhicules.

La comparaison de la capacité des deux projets fut très éclairante : la capacité maximale du tunnel routier se situait autour de 800 véhicules /heure dans chaque sens .Celle du tunnel ferroviaire s’élevait à plus de 2500 véhicules/heure.

Il s’agit ici de chiffres correspondant à des automobiles. Les chiffres sont naturellement différents pour  les poids lourds, mais la différence de capacité reste la même.

Dernier avantage du tunnel ferroviaire : faire passer des trains tant de passagers que de marchandises, reliant ainsi l’Europe continentale et ses capitales avec la Grande- Bretagne. Seul le tunnel ferroviaire pouvait donc assurer un véritable lien entre la Grande Bretagne et le continent.

Ce choix effectué il restait à définir :

                le projet du tunnel proprement dit

                l’organisation de l’exploitation future

                les modalités de son financement

Concernant le tunnel lui-même , nos ingénieurs ont travaillé, en liaison avec des entreprises de travaux publics, pour aboutir au projet tel qu’il a été réalisé, c’est-à-dire deux tubes parallèles entourant un tunnel de service central, pour l’entretien et les secours éventuels. Le tunnel d’une longueur de 38 km sous la Manche, creusé dans la craie bleue du Cénomanien, relierait Coquelles (près de Calais) et Folkestone (près de Douvres), à une profondeur d’environ 40 m au- dessous du fond de la mer. Un premier appel d’offres fut lancé en 1967.

L’exploitation serait assurée par une société ad hoc, en association à parts égales entre la SNCF et British Railways.

Le financement, quant à lui, faisait l’objet d’un débat entre la partie française qui estimait que le tunnel proprement dit devait être financé par les États, alors que les Britanniques optaient pour un financement privé de l’ensemble de l’ouvrage.

Le travail préparatoire s’est déroulé sur environ deux années, entre 1966 et 1968.Des réunions avaient lieu régulièrement soit à Paris soit à Londres entre les deux équipes.

J’ai le souvenir de mon premier voyage, en wagon-lit, avec  embarquement du train en pleine nuit sur un ferry. Je percevais de ma couchette le balancement du train flottant sur l’eau… L’Angleterre était vraiment une île ! Les voyages suivants se firent en avion.

Le travail avec nos homologues anglais fut très coopératif et, je dirais, très amical. Les réunions à Christopher House, siège du ministère britannique des Transports, sur la rive droite de la Tamise, étaient extrêmement détendues, voire plus. S’il y avait un match de cricket ce jour-là, nos amis travaillaient fort peu et tout se terminait en soirées arrosées.

L’ambiance était très différente du côté français où les réunions Bd St Germain étaient toutes empreintes du sérieux de notre fonction publique. Cela dit, les représentants anglais étaient toujours prêts à temps et leurs dossiers bien préparés.

J’ai gardé aussi le souvenir d’une réunion au sommet à Paris entre Edgar  Pisani, imposant par sa stature et son autorité naturelle, et Mme Barbara Castle, rousse incendiaire et pétulante. Ce fut le choc amical mais musclé entre deux fortes personnalités, comme on n’en voyait pas souvent dans les relations internationales.

Du côté britannique, l’opinion publique restait réservée sur le projet. Nos amis insulaires y voyaient parfois une menace pour leur indépendance. Certains parlaient même d’un risque d’invasion de rats venant du continent..

Arrivant un jour à Heathrow et répondant à la question habituelle des douaniers sur l’objet de mon séjour, à savoir « A meeting concerning the Channel Tunnel Project », mon interlocuteur répondit  qu’on en parlait depuis l’époque de Napoléon et qu’il faudrait encore attendre…

Cependant, en 1971, le Groupe du Tunnel sous la Manche, formé par la Société Française du Tunnel sous la Manche et la British Channel Tunnel C°, fut désigné comme maître d’œuvre. Je quittai le Ministère cette année-là.

Mais bien sûr l’histoire n’était pas terminée :

    • en 1975, les Anglais abandonnent à nouveau le projet
    • en septembre 1981, le nouveau gouvernement français relance les pourparlers ; le projet Eurotunnel est entériné le 20 janvier 1986 par les deux gouvernements, à la suite d’une rencontre entre François Mitterrand et la reine d’Angleterre ; les travaux sont lancés en 1987 et se terminent en 1994.

Suite au financement privé voulu par les Britanniques, la société Eurotunnel se retrouve avec une dette écrasante qui menace de la mettre en faillite dans les années 2000. Le cours en Bourse s’effondre et la dette est renégociée en 2006 avec les actionnaires. La société Eurotunnel  devient bénéficiaire en 2011.

Oran, le massacre oublié

Par Jacques Warin 

Une mauvaise leçon d’histoire, à propos d’une émission de France 3, diffusée le jeudi 5 septembre 2019  à 23h.

 Sous ce titre accrocheur, les auteurs de l’émission prétendent faire la lumière sur un épisode malheureux de (la fin de) la guerre d’Algérie : le « pogrom » du 5 juillet 1962, au cours duquel plusieurs centaines de pieds- noirs ont trouvé la mort (le chiffre avancé oscille entre 500 et 700) du fait des exactions d’une foule (de musulmans) déchaînée. Oublié, cet épisode ? Sur le moment sans doute, les autorités (de chaque côté de la Méditerranée) ayant intérêt à le passer sous silence, et même dans les années qui suivent, puisque le premier livre qui ait été publié en France sur La Guerre d’Algérie, paru chez Fayard en 1971, et dû à la plume d’un excellent journaliste, Yves Courrière, n’en fait pas mention.

Il n’en demeure pas moins que, dès le début des années 1980, ces tristes événements ont fait l’objet de nombreux rappels et récits, étayés par des témoignages irréfutables. Le dernier en date est celui de Guy Pervillé, paru en 2014 sous le titre : Oran, leçon d’histoire sur un massacre, qui fait le point sur toutes les recherches entreprises, en France comme en Algérie, sur ce drame.

Les faits sont désormais connus. Dans la journée du jeudi 5 juillet 1962, date choisie par les Accords d’Évian pour la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, après trois mois de « régime intérimaire », plusieurs centaines de nos compatriotes (tous des civils) ont été lâchement assassinés à Oran, et enterrés ensuite dans des fosses communes, sans que l’armée française, cantonnée dans ses casernes, ait eu la moindre volonté de faire cesser ce massacre (tous les témoignages concordent). Selon la thèse la plus courante, qui est reprise ici par les auteurs du documentaire, le gouvernement français, qui relevait du général de Gaulle, aurait sciemment laissé s’accomplir ce carnage pour ne pas mettre en péril les Accords d’Évian (entrés en vigueur le 19 mars 1962).

Faute de disposer d’archives prises sur le vif (les rares images recueillies pendant cette journée par une équipe de journalistes étrangers ayant été confisquées, puis détruites par les autorités algériennes), l’émission de France 3 se borne à présenter une série de témoignages, tous très émouvants, qui émanent, pour partie des descendants (pieds-noirs) des personnes disparues, et pour partie de jeunes appelés du contingent (entre temps devenus vieux). Tous racontent la même histoire : dans la matinée de ce fatal 5 juillet,  une foule musulmane incontrôlée (composée à la fois de civils et de militaires) s’est déversée, en principe pour célébrer l’Indépendance, dans le centre d’Oran, habité majoritairement par les « Européens » (on disait à l’époque « FSE » : Français de souche européenne). Ces derniers ont été, soit lynchés au hasard de leurs rencontres avec la foule, soit regroupés par des pseudo-responsables dans des lieux publics (salles de sport ou salles d ‘école) pour être ensuite massacrés systématiquement (on pense aux massacres de Septembre, à Paris, en 1792). Les faits ne sont pas contestables. Les témoignages sont unanimes : de la part des pieds-noirs, qui ont vu leurs parents enlevés ce jour-là et ne les ont jamais revus ensuite (ils en gardent, à l’âge adulte, une blessure irréparable) , mais aussi de la part des appelés du contingent, qui disent avoir entendu des coups de feu, des cris, des appels à l’aide, alors qu’ils avaient l’ordre formel de ne pas intervenir.

Ce qui, en revanche, n’est pas décrit, dans cette séquence télévisée d’une petite heure (est-ce faute de temps ?), c’est le climat qui avait prévalu à Oran dans les trois mois qui se sont écoulés entre le 19 mars (date de la signature des Accords d’Évian) et le 5 juillet (date de la proclamation de l’Indépendance). Ce fut, selon tous les témoins de cette époque (et je suis l’un d’entre eux), une véritable apocalypse : explosions, destructions, massacres collectifs (de musulmans surtout, mais aussi d’Européens suspectés de sympathie pour la rébellion) se sont succédé à un rythme infernal. Ils étaient le fait de l’OAS (« Organisation Armée Secrète »), qui regroupait les éléments extrémistes parmi les pieds-noirs hostiles aux Accords d’Évian et qui faisait régner la terreur à Alger comme à Oran, les deux grandes villes où elle était bien implantée, du fait de la présence d’une minorité européenne largement acquise à sa cause. La terrible explosion de haine et de violence qui a lieu le 5 juillet à Oran peut être interprétée comme une réaction (spontanée ou provoquée par des meneurs) à ces trois mois de terreur pendant lesquels l’OAS avait régné sans partage, à Alger comme à Oran.

On peut d’ailleurs se demander pourquoi les violences qui se sont exercées contre les Européens, à Oran, n’ont pas eu lieu, le même jour, dans la capitale. À cette question, que les journalistes de France 3 ne se posent pas, je crois pouvoir apporter un début de réponse. C’est qu’à Alger, au terme de ces deux mois de meurtres et d’attentats qui avaient déchiré les deux communautés, les extrémistes des deux bords – OAS et FLN –  sont parvenus, contre toute attente, à conclure une trêve, vers le 15 juin, qui se solda, le 23, par un accord en bonne et due forme, prévoyant l’arrêt immédiat des attentats et destructions et le retour à la « paix civile ». Ce sont les accords Mostefaï-Susini, conclus entre le chef du Département de l’Intérieur du Gouvernement Provisoire Intérimaire  et Jean-Jacques Susini, un jeune homme de trente ans, devenu le chef de l’OAS après l’arrestation de Salan (en avril 1962). Ces accords ne peuvent qu’avoir contribué au climat pacifique dans lequel se sont déroulées les manifestations populaires à Alger, le 5 juillet.

Ce qui s’est passé à Oran, en revanche, relève, selon toute vraisemblance, soit d’un désaccord entre les chefs locaux du FLN et les éléments de l’ALN infiltrés dans la ville depuis le début du mois, soit de l’impuissance des cadres algériens à maintenir une certaine discipline sur une foule en proie à des meneurs et des voyous. Mais de tout cela l’émission de France 3 ne dit mot. C’est à peine si elle fait, une seule fois au passage, référence à l’OAS.

Revenons maintenant au rôle qu’aurait joué l’armée française pendant cette journée tragique du 5 juillet à Oran. Ils étaient plus de 15 000 soldats, placés sous les ordres du Général Katz, commandant en chef de la région d’Oranie. L’attitude passive de nos forces résulte expressément de l’application des Accords d’Evian, lesquels stipulaient que, pendant toute la période intérimaire (19 mars-5 juillet), il ne devait plus y avoir d’opération militaire contre les forces adverses et que seules étaient autorisées des actions de légitime défense. Pour se justifier, le général Katz, qu’on ne voit pas dans le film (il est mort en 2001), mais qui a donné un interviou en 1992, déclara qu’il n’avait été mis au courant des exactions que « tard dans l’après-midi » et qu’ayant contacté le général de Gaulle, il avait reçu de lui l’ordre exprès de « ne pas bouger ». Vers cinq heures, toutefois, certains régiments ont fait une sortie et ont pu constater que toutes les violences avaient cessé. On peut d’ailleurs en inférer que, sans cette sortie  (tardive, il est vrai), il y aurait eu encore plus de victimes dans les rangs de la population européenne.

Le documentaire de France 3, plaidant uniquement à charge, s’acharne à souligner les responsabilités françaises, en incriminant d’abord le général Katz, pour son silence et pour son inaction, puis le général de Gaulle, qui lui aurait donné l’ordre de « ne pas bouger ». Mais il y a plus grave et, même, disons-le, malhonnêteté dans cette présentation des faits. Les documentaristes prétendent avoir retrouvé « un grand témoin » de ces événements, qu’ils présentent comme « l’adjoint du général Katz » (c’est le sous-titre de l’image). Outre le fait qu’il est absurde de faire parler de nos jours  l’un quelconque des adjoints du général Katz (ils seraient tous hors d’âge), j’ai personnellement identifié l’octogénaire présenté sous ce titre accrocheur, avec son nom à l’écran : Thierry Godechot. Ce personnage n’est autre qu’un de mes camarades de promotion ; il exerçait à l’époque (en 1962), avec le grade de sergent, les fonctions de secrétaire du général Katz. Adjoint ou secrétaire, ce n’est pas la même chose !

Au demeurant, les informations qu’il donne dans cet interviou ne sont pas dénuées d’intérêt, d’autant plus qu’il s’appuie sur son « Journal » pour les authentifier. Selon lui, le général Katz se serait borné à faire (vers 13h) une reconnaissance au-dessus de la ville en hélicoptère et n’aurait, pendant cette tournée, rien vu d’alarmant. Ce qui malheureusement est plus grave, c’est que, incité par son interlocuteur à lire une autre page de son « Journal » (qu’il a sur ses genoux pendant l’entretien), Thierry Godechot résume la journée en disant qu’au fond « tout s’est bien passé » (sic), même si « les pieds-noirs ont eu leur petit massacre » (sous-entendu : ils l’ont bien mérité). De telles expressions, évidemment privées de leur contexte, prennent à l’antenne une résonance bizarre (plutôt qu’atroce). Que pouvait savoir, en effet, et penser, au soir du 5 juillet 1962, ce jeune appelé du sort des pieds-noirs, dont il avait vu, dans les trois mois précédents, les principaux meneurs multiplier les exactions contre les musulmans, les insultes envers les forces chargées du maintien de l’ordre et les appels à l’insurrection contre le pouvoir civil ?  On pourra juger le témoignage de celui qui est présenté abusivement comme « l’adjoint du général Katz » comme nul et non avenu.

C’est en somme une bien curieuse « leçon d’Histoire » qu’a prétendu nous donner le documentaire de France 3. A travers des témoignages irréfutables, qui traduisent la détresse d’enfants ayant perdu leurs parents ou le remords de jeunes soldats du contingent impuissants à leur porter secours, les journalistes auteurs de l’émission (Georges-Marc Benamou et Jean-Charles Deniau) croient devoir se comporter comme des juges, livrant des  responsables  à la vindicte publique, sans chercher à rendre compte ni du climat de l’ époque, ni de la signification d’événements qui se situent dans la ligne de toute une série d’autres exactions ayant mené, en moins de trois mois, l’Algérie au bord du gouffre.

Quant au rôle exact joué dans cette tragédie par le général de Gaulle, on peut, à partir de ces différents éléments, tenter de le redéfinir. Prévenu en temps utile par Katz de ce qui se passe à Oran, le chef de l’État lui demande de « ne pas bouger ». Et le général Katz de conclure : « Une fois de plus, j’ai obéi ! » (dans son interviou de 1992). La décision de son interlocuteur s’explique par le fait que, dans les trois jours qui se sont écoulés entre le référendum algérien du 2 juillet et la Fête de l’Indépendance du 5 juillet, les éléments de l’ALN cantonnés à la frontière marocaine (environ 20 000 hommes) ont investi tout l’Ouest algérien et se sont infiltrés dans la grande ville, dont ils contrôlent déjà les faubourgs. Ce que veut éviter à tout prix le Général, c’est une confrontation de grande ampleur entre les forces armées algériennes, qui n’ont pas encore combattu et se verraient bien faire une démonstration de dernière heure, et ce qui reste de l’Armée française à Oran (15 000 hommes), qui serait tenté par un « baroud d’honneur ». D’autant plus qu’une troisième armée pourrait se mettre de la partie : il s’agit de la Force Locale (60 000 hommes), prévue par les accords d’Évian, dont certains éléments sont stationnés à Oran, et dont personne ne peut imaginer de quel côté elle va pencher.  À aucun moment cette question, pas plus que beaucoup d’autres, n’a été abordée dans l’émission.

PS :   Si l’auteur de ces lignes n’a pas vécu lui-même les événements du 5 juillet, il peut apporter son témoignage sur l’extrême tension qui régnait à Oran à la même époque. Ayant passé un an comme aspirant dans une unité combattante dans l’Ouarsenis, il se trouvait à Oran entre le 15 et le 17 mai 1962 (date de son retour définitif en métropole). Durant la seule après-midi du 16 mai, alors qu’il parcourait la ville à pied (et, bien sûr, en uniforme),  il a assisté à l’exécution de plusieurs musulmans, choisis au hasard parmi les passants, par des commandos de civils en voiture (qui ne pouvaient être que des éléments de l’OAS).

Ces exactions avaient évidemment pour objectif de terroriser la population locale afin de rendre, à l’avenir, toute « cohabitation » impossible. C’est ce que le journaliste Yves Courrière  appelle avec justesse, dans le dernier des quatre volumes qu’il a consacrés à La Guerre d’Algérie, « les feux du désespoir ». C’est sous le même registre qu’on peut classer le massacre d’Oran,  point d’orgue de toute une série d’exactions imputables, en cette sinistre année 1962, aux deux parties (OAS et FLN), qui étaient engagées dans une lutte fratricide.

Un service militaire inattendu, en Algérie

Par François Leblond

J’ai été incorporé le 2 janvier 1962 au 3ème RIMA à Maisons-Laffitte. Ayant eu pendant mes études à Sciences Po une crise de rhumatisme articulaire aigu, j’avais alors interrompu la PMS et ne pouvais d’emblée être élève officier. Le médecin qui m’a examiné à mon arrivée au camp a considéré que le peloton EOR serait trop fatigant pour moi mais que je pourrais faire tout de même un bon soldat. C’est ainsi que je me suis retrouvé élève-caporal ! Le service durait alors vingt-huit mois.

Lors des quatre mois de classes qui suivirent, notre fusil était, lors des gardes de nuit, cadenassé à notre poignet par crainte qu’il nous soit arraché par l’OAS. L’atmosphère était lourde. J’ai été embarqué vers l’Algérie le 1° mai 1962. Notre départ eut lieu de nuit dans une gare de triage près de Versailles. A Marseille, nous avons été hébergés quelques jours au camp Sainte-Marthe puis mis dans un bateau pour Bône, de là dans un train de marchandise pour Constantine. Les portes restaient ouvertes à cause de la chaleur, et des enfants nous envoyaient des pierres tout le long du parcours ; ils étaient doués ! Les accords d’Evian avaient été signés, mais l’indépendance ne le serait qu’à compter du I° Juillet. De là une grande incertitude sur notre affectation. Nous allions d’abord être réunis dans un camp de passage sous d’épaisses tentes.
Un matin, je me réveille entièrement rouge, ayant été dévoré par les punaises au cours de la nuit, je suis envoyé en traitement à l’hôpital, lui-même infesté de punaises, ce qui ne facilitait pas la guérison. J’en sors enfin au bout de deux semaines. Je retourne au camp de passage pour constater que mes camarades avaient été, entre temps, tous affectés. J’erre seul jusqu’à ce que je rencontre le chef de cabinet du général, le chef d’escadron Gérald de Castelnau, petit-fils du grand général de la guerre de 14, qui me fait nommer secrétaire du général Frat commandant la Division de Constantine.
Fort de cette bonne nouvelle et de la réduction du service à dix-huit mois, j’écris à ma fiancée Florence que nous pouvons nous marier et qu’elle pourra sûrement utiliser ses diplômes de chimie physique acquis à la Sorbonne pour faire de l’enseignement, les professeurs étant repartis en masse en métropole. Nous nous marions à Senlis le 15 septembre 1962. Au bout de quinze jours, je repars seul en Algérie sans savoir dans quelles conditions je pourrai la faire venir. Insouciance de la jeunesse !

À mon retour, cherchant une solution rapide, je constate que des enfants jouent en récréation à l’intérieur même du camp militaire. Il m’est dit qu’il s’agit d’un collège de Pères Blancs. Je rencontre le directeur, un Belge, le père Godard, une personnalité exceptionnelle. Il me dit qu’il prend Florence si elle veut bien faire la huitième. Je réponds : qui peut le plus peut le moins !
Florence arrive dans les huit jours. Nous sommes logés dans trois cellules destinées à des religieuses espagnoles qui avaient refusé de venir. Je prendrai mes repas avec Florence à la table des professeurs. Ceux-ci viennent du monde entier. Les Pères Blancs ne sont pas là par hasard, leur présence est appréciée depuis bien longtemps des nouveaux maîtres de l’Algérie.
Au bout de quelques jours, Florence a instruction du père Godard d’ajouter à la huitième l’enseignement de la chimie en quatrième, troisième, seconde et première au lycée technique de Constantine. Elle y sera conduite en voiture par des soldats de l’ALN. Une expédition : ils se retournent sans cesse dans la voiture, faisant craindre à leur passagère un accident sur le pont qui enjambe les gorges du Rhummel, pour lui dire avec force : « Des personnes comme vous, il faudrait les porter sur nos épaules ! » Le proviseur du lycée est un Algérien énergique. Florence s’étant plainte à lui un jour d’un manque de respect de la part d’un élève, il jette celui-ci dans l’escalier. Elle ne recommencera plus ! J’ajoute qu’elle n’a jamais été payée pour cette tâche !
Tout allait bien quand j’apprends que l’armée française doit quitter Constantine au cours des prochains mois. Que deviendrons-nous ? Le chef de Corps, le colonel de Vallée, polytechnicien, un grand monsieur, décide de m’y laisser seul quand le reste de l’armée sera partie pour Philippeville. J’aurai le titre de consul- adjoint du nouveau consul général Joseph Lambroschini, un baroudeur qui avait été consul à Saïgon puis à Oran, qui se révèle pour moi un excellent patron et que je reverrai de nombreuses années plus tard quand je serai préfet de police en Corse où il a pris sa retraite. Pour faire bonne mesure, j’assurerai des cours de droit à la faculté de droit de Constantine, récemment créée. Je quitte le camp militaire pour un ancien hôtel qui abrite le consulat général, avec un bureau muni d’une somptueuse salle de bains !
C’est ainsi que Florence et moi avons passé l’année scolaire 1962-63 en Algérie ; c’est là qu’a été conçue notre fille aînée. C’était une époque de luttes à l’intérieur du pouvoir algérien. Des hommes se battaient souvent autour du collège, il arrivait au père Godard de soigner les blessés. Nous étions à la merci d’une balle perdue, mais la chaleureuse ambiance qui régnait autour de lui nous faisait oublier le danger. L’Algérie reste un mauvais souvenir pour beaucoup d’appelés. Pour nous, c’est différent car nous avons la conviction de n’avoir pas été inutiles, et nous y avons beaucoup appris.

Un service militaire peu banal, mais un service militaire tout de même

Une fin de stage formatrice : les harkis de Castellane

Par Michel Cotten

Pas de stage ENA sans passage en préfecture.  Après quelques mois à l’Ambassade de France à Alger en compagnie de Patrice Cahart et de Jacqueline Miller, un an après J-P. Chevènement, me voici donc à Digne,  Basses-Alpes et plus précisément  à Castellane, la plus petite sous-préfecture de France, à faire l’intérim du sous préfet Alain Jézéquel parti en Bretagne réparer les dégâts de la tempête dans sa propriété de Lézardrieux.

Vers six heures du matin je suis réveillé par un coup de fil anonyme: « plus de 150 harkis avec femmes et enfants convergent de leurs chantiers de forestage vers la sous-préfecture »…

Le gradé de la gendarmerie aussitôt appelé ne voit pas en quoi ça le concerne… Avec Mme Jézéquel mère nous allons faire face seuls à la situation. Epouse et mère de résistants déportés, cette forte femme ne s’émeut pas; elle en a vu d’autres.

Le petit déjeuner avec tartines au beurre salé breton est à peine terminé que les premiers harkis et leurs familles déboulent.

Je descends ouvrir la grille du parc en grand, car il est inutile qu’elle soit forcée. J’adopterai la même attitude vingt  ans plus tard  dans l’affaire Greenpeace, vis à vis de la presse

Une marée humaine envahit le parc de la petite sous préfecture.

Mme Jézéquel a l’idée géniale de distribuer du lait aux femmes couvertes d’enfants qui s’installent sur  l’herbe; de mon côté je repère les leaders et je propose à six d’entre eux de venir discuter à l’intérieur du bâtiment.

Pendant plusieurs heures je vais les écouter sans comprendre grand chose, et répéter: « que puis-je faire pour vous, plus précisément ? » sans obtenir de réponse claire.

Dehors le calme règne; les femmes ont apprécié le geste de Mme Jézéquel; après le lait pour les enfants ce fut  des tartines pour les mères.

Les propos des leaders sont de moins et moins violents mais toujours aussi obscurs.

L’officier SAS qui les a sauvés d’une mort certaine en Algérie en les rapatriant en métropole est au centre de leurs propos. Mais il n’est pas venu avec eux et eux ne souhaitent pas en parler davantage.

Vers midi, je leur indique que je vais rendre compte par écrit de la situation et de leurs demandes au préfet des Basses-Alpes, en insistant sur la nécessité d’améliorer rapidement leurs conditions de vie dans les chantiers de forestage. Je répète plusieurs fois calmement  ces conclusions.

Mes visiteurs  échangent quelques mots en arabe, se lèvent doucement , viennent me serrer la main et sortent lentement.

Une demie heure plus tard plus personne dans le parc de la sous préfecture; dans la soirée  la plupart des visiteurs ont pris le car pour Nice.

J’ai fait mon rapport, le sous-préfet en titre a repris ses fonctions et quelques jours plus tard , c’est  la scolarité  à Paris.

Alain Jézéquel a fini par avoir le fin mot de l’histoire. La  reconnaissance des harkis envers l’officier SAS qui était rentré d’Algérie avec eux était immense, mais ils ne supportaient plus que cet homme tripote leurs enfants et parfois les viole. Leur sauveur était en même temps un pédophile invétéré. Impossible d’en parler distinctement; blocage complet.

Le gradé de la gendarmerie qui refusa de venir m’aider n’a pas eu d’avancement.

J’ai appris ce jour-là  que la parole servait parfois à dissimuler la vérité, qu’il fallait savoir écouter, longuement si nécessaire, que le respect se méritait et qu’il valait mieux rester calme en toute circonstance.