Retour sur Maurice Ravel

Septembre 2024
Par Nicolas Saudray

Maurice Ravel, sans enfants, avait légué ses droits d’auteur à son frère Édouard, qui les avait transmis à sa gouvernante, laquelle les avait fait suivre à des membres de sa propre famille. D’où, pour les intéressés, une abondante ressource, dont environ 135 000 € par an pour le seul Boléro. Ravel, toujours assez serré aux entournures, aurait bien aimé percevoir cette manne !

Or cette dernière œuvre est tombée dans le domaine public en 2016. Pour continuer d’en profiter quand même, les héritiers ont plaidé que, le Boléro étant à l’origine un ballet, et la chorégraphe, Bronislava Nijinskaïa, épouse du danseur Nijinsky, étant décédée bien après Ravel, c’est la date de sa mort à elle qui vaut référence, ce qui reporterait la date fatidique à 2051.

Le tribunal judiciaire de Nanterre vient de rejeter cette thèse : les droits en cause ayant été produits, non par la chorégraphie, mais par la musique, dont Ravel était le seul auteur, la date de 2016 a été confirmée.

Par une curieuse coïncidence, les éditions Fayard ont réimprimé cette année la biographie de Ravel par Marcel Marnat, qui fait autorité. Grâce à elle, les lecteurs d’aujourd’hui peuvent se familiariser avec l’homme et son œuvre, replacés avec pertinence dans leur environnement culturel et même politique.

Ravel a souvent été qualifié d’horloger suisse, à cause de la précision de son art. La référence est fort approximative. Le grand-père paternel de Maurice, un boulanger installé à Versoix près de Genève, était savoyard. Cela dit, il avait épousé une fille du pays. Leur fils, père du compositeur, est un ingénieur inventif, qui vit à Paris, et dont les inventions, hélas, font fiasco.

Même approximation du côté maternel. Ravel est volontiers considéré comme basque. Sa mère, en effet, était basque et parlait un peu la langue. Né à Ciboure près de Saint-Jean de Luz, Maurice, en son enfance et sa jeunesse, n’avait guère fréquenté le pays. C’est durant sa maturité qu’il a pris l’habitude d’y faire des séjours. En fin de compte, Maurice était savoyard pour un quart, suisse pour un autre quart, et basque pour la moitié restante, révélée tardivement.

Taille un mètre soixante-cinq, poids 54 kilos (tombés même à 48 en 1914). On le prend pour un jockey. D’où un complexe d’infériorité qu’il compense par son élégance vestimentaire et par une certaine raideur.

Il est l’élève de Fauré et subit l’influence de Chabrier. Mais sa personnalité se dégage bientôt. Ravel ne se permet aucun sfumato et s’écarte donc du mouvement impressionniste. Ses relations avec son aîné Debussy sont fluctuantes et parfois difficiles. Sa rigueur fait parfois pleurer ses élèves, mais s’applique d’abord à lui-même. Son goût du détail impeccable et son humour parfois sarcastique le font reconnaître entre tous.

Cinq fois de suite, il se présente au Grand Prix de Rome. Cinq échecs. Explication : l’épreuve consiste à composer une cantate mythologique, ce qui l’inspire peu, et on le comprend. La cinquième fois, cependant, le rejet de Ravel fait scandale, car c’est un auteur déjà connu. Le principal responsable, Théodore Dubois, est contraint de démissionner du jury. Ces mésaventures se traduiront, chez Ravel, par une méfiance envers les institutions, voire par un léger penchant anarchiste qui contraste avec sa tenue tirée à quatre épingles.

Il a connu la consécration en 1905, à trente ans, avec ses Miroirs pour piano. Elle se confirme avec, entre autres, son ballet de 1912, Daphnis et Chloé, dont la seconde partie comporte un Lever du jour particulièrement séduisant.

Marcel Marnat restitue avec talent les querelles musicales de l’époque. Le ton des critiques est d’une dureté inimaginable aujourd’hui. Certaines œuvres ravéliennes, qui recueillent aujourd’hui une quasi-unanimité, ont donné lieu à de vives controverses.

Longtemps, Ravel a été le chevalier-servant de sa mère. Sa vie sexuelle semble s’être limitée à des rencontres avec des prostituées. Sans avoir jamais fait de politique, il tend vers le pacifisme. Il insiste néanmoins pour s’engager dans le premier conflit mondial, malgré son manque de kilos. L’Armée lui apprend à conduire et lui confie une camionnette, avec laquelle il participe en 1916 au ravitaillement de Verdun, sur la Voie sacrée. Saluons ! Cette équipée, vécue à l’âge de quarante-et-un ans, est abrégée par une panne de la camionnette puis par une péritonite du conducteur. En mars 2017, le voilà rendu à la société civile. Mais l’horreur qu’il a contemplée pèse sur la suite de son œuvre. Le Tombeau de Couperin de 1919, composé à l’origine pour le piano, comprend six mouvements, dédiés à six amis tués durant la Grande Guerre. La Valse, ballet créé aussi en 1919 d’après une commande de Diaghilev, est en réalité une danse de mort.

En 1920, Ravel refuse la Légion d’Honneur, alors qu’elle figure déjà au Journal officiel, à son nom. C’est à mon sens une suite des échecs au prix de Rome : le compositeur dénie toute valeur aux distinctions venant des pouvoirs publics français. D’où cette remarque cruelle et injuste d’Erik Satie : Ravel a refusé la Légion d’Honneur, mais toute son œuvre l’accepte.

Ravel est alors le plus célèbre des compositeurs français. Cela lui vaut des attaques de jeunes confrères, dont Darius Milhaud, qui le jugent dépassé. Je gage que sa musique durera plus longtemps que la leur. D’ailleurs, Ravel s’intéresse au jazz, à Schönberg. Il n’a rien d’un conservateur étriqué.

Après quelques années assombries par une dégénérescence nerveuse qui l’empêche de composer, Ravel meurt en 1937, à l’âge de soixante-deux ans, et est enterré sans cérémonie religieuse. Sa vraie religion était celle du beau – l’Art pour l’Art.

Quel est son chef d’œuvre ? La richesse et la variété de ce qu’il nous a laissé rendent la réponse difficile. Marcel Marnat avance que ses Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, pour une voix et huit instruments (1913) sont une œuvre capitale, la plus confidentielle et la plus haute de leur auteur. Un morceau de dix minutes, qu’on ne nous donne jamais à entendre.

À titre personnel, je signale plutôt deux œuvres, dont l’une constitue le pôle apollinien de l’auteur, et l’autre, son pôle dionysiaque. Le Trio, composé au début de 1914, comprend une exquise passacaille : c’est le dernier mot d’une Belle Époque finissante. Le Concerto pour la main gauche, écrit en 1929-1930 sur une commande du pianiste autrichien Wittgenstein (frère du philosophe), qui a perdu sa main droite par fait de guerre, exprime l’angoisse du dernier conflit, et annonce le suivant, alors que peu de personnes pouvaient alors le prédire. Mais il contient, comme le Trio, un passage enchanteur, qui exprime à la fois l’espoir et le regret.

Je ne saurais quitter Ravel sans citer aussi L’Enfant et les sortilèges, cette fantaisie lyrique créé en 1925, où le génie de Colette rencontre le sien. Cet auteur catalogué comme peu moderne se permet d’introduire dans l’orchestre une râpe à fromage, un fouet, un tam-tam, et d’amplifier les miaulements des chats jusqu’à la tempête. Inimitable Ravel !

Le livre : Marcel Marnat, Maurice Ravel, Éd. Fayard, 1986, réimpression 2024. 828 pages, 34 €.

Un ensemble franco-ukrainien, le quatuor Tchalik

Entendu par Nicolas Saudray
Avril 2022

Le père est accordeur de piano. Il vit, sous le régime soviétique,  à Odessa, une grande ville plutôt russophone (mais bien pro-ukrainienne aujourd’hui) de la malheureuse Ukraine.

Ayant rencontré sur place une Française, professeur de russe, il part avec elle en France, peu avant l’écroulement du régime soviétique. Les enfants naissent en France, ils sont citoyens français. Quatre d’entre eux, dont les âges s’échelonnent aujourd’hui de trente-deux à vingt-deux ans (Gabriel, Louise, Sarah, Marc), forment le quatuor Tchalik. Le cinquième est pianiste, ce qui permet à la fratrie de s’engager parfois dans un domaine restreint mais particulièrement intéressant, celui des quintettes pour piano et cordes.

Nous savions déjà que la musique est, dans une large mesure, une affaire de famille. En voilà une illustration éclatante.

Le répertoire du quatuor Tchalik s’étend de Haydn à Thierry Escaich. En 2019, dernière année normale, le quatuor a correctement gagné sa vie par ses concerts. C’est une information des plus encourageantes. La musique a toujours sa place dans notre monde, même quand on n’est pas encore très connu. De plus, l’aîné du quatuor est professeur de violon au conservatoire russe de Paris. Espérons que les fanatismes ne vont pas mettre cette institution à mal.

Ce soir, le concert, privé, est hébergé par Philippe Agid. Les Tchalik donnent le quinzième quatuor de Beethoven, avec une maîtrise digne des meilleurs ensembles. Un peu trop de fougue, peut-être, dans les premiers mouvements et les derniers ? Mais il en faut, de la fougue, quand on est jeune, quand on est slave, et quand les temps sont durs.

Toute interrogation cesse durant les vingt minutes de l’élément central, le fameux Chant de reconnaissance d’un convalescent à la divinité. Les Tchalik m’ont conduit au septième ciel et m’ont fait pleurer.

L’homme qui a écrit cette musique pouvait se dire : « J’ai rempli ma tâche, me voici en paix avec les hommes et avec Dieu ». Il a vécu encore plusieurs années. Mais quelle leçon pour nous !

La soirée s’est terminée avec un joli morceau de Boris Tishchenko, compositeur d’origine ukrainienne, ami de Chostakovitch.

Les Tchalik vont maintenant explorer la musique de chambre française, Reynaldo Hahn, Saint-Saëns. Il y a là des choses ravissantes et à moitié tombées  dans l’oubli.

Quatuor Tchalik : retenez ce nom !

Le « Cantique des Cantiques », de Daniel-Lesur

Écouté par Nicolas Saudray
3 juillet 2020

                                    

         Le « Cantique des cantiques » (1953) passe pour l’œuvre maîtresse de Daniel-Lesur (1908-2002). C’est aussi, sans doute, le sommet du répertoire a cappella (c’est-à-dire sans accompagnement instrumental) du XXe siècle français.

        J’ai eu le privilège de rencontrer l’auteur deux fois. Un homme de petite taille, discret, voire secret. Mais quand il parlait à la radio (il a été le principal messager de la musique à l’ORTF), c’était toujours clair et pertinent. Il nous a transmis un héritage abondant et divers, notamment trois opéras. Aujourd’hui, en France,  sa notoriété n’est pas tout à fait ce qu’elle devrait être, car Daniel-Lesur a refusé la dictature sérielle – cette catastrophe – et une puissante coterie le lui reproche encore aujourd’hui. Il a recherché l’harmonie : crime épouvantable !  En revanche, au-delà de nos frontières, on le joue, on l’enregistre, on voit en lui un représentant typique du génie de notre pays.

         Le Cantique des cantiques occupe dans la Bible une place bien à part. Malgré la référence à Salomon, il ne remonte sans doute qu’au IVe siècle avant notre ère. Il est rédigé, non pas en hébreu, mais en araméen. Aucun autre livre saint ne l’annonce – pas même les Psaumes, pleins d’angoisse et de menaces auxquelles le Cantique échappe presque entièrement. Les seules sources possibles identifiées sont des poèmes amoureux égyptiens, profanes, nettement plus anciens. Deux détails confirment cette origine : Je suis noire, mais je suis belle (I, 5), verset qui pourrait dépeindre une femme de Nubie [1] ; et la cavale parmi les chars de Pharaon (I, 9). Une réécriture a bien sûr eu lieu en Palestine, avec des images plus septentrionales : les montagnes, les cèdres du Liban…

          Conclusion : un écrit profane ? Certains rabbins le soutenaient. Surmontant leur opposition, et séduit par la beauté du texte, Yohanan ben Zakkaï, le maître à penser du Ier siècle de notre ère, témoin de la prise de Jérusalem par les Romains, a décidé de l’inclure dans la Bible. Selon lui, le Cantique symbolisait les relations de Yahveh avec son peuple d’Israël. Plus tard, dans la même voie, des auteurs chrétiens y ont vu l’union de Dieu et de l’Église. Mais nombreux ont été les sceptiques, et pas seulement Renan. Le chanoine Osty, talentueux traducteur auquel je fais confiance, n’a pas hésité à affirmer que la Cantique célèbre seulement l’amour humain. Cette position ne lui a valu, autant que je sache, aucune réprimande des autorités ecclésiastiques.

         Pour moi, aucun doute : il s’agit d’un poème profane, le plus fameux de la littérature mondiale. Je ne vois pas comment concilier son supposé caractère sacré avec ce refrain repris par le compositeur : Filles de Jérusalem / N’éveillez pas la bien-aimée / Avant l’heure de son bon plaisir.

         Daniel-Lesur s’est gardé de trancher entre les deux thèses. Il a même ajouté au poème des Alleluia, des Shéma [2], des paroles latines telles que Dona nobis pacem, qui renforcent le supposé côté religieux.

         Son texte a été mis au point avec minutie. Le compositeur a consulté plusieurs traductions, retenant tantôt l’une, tantôt une autre, en fonction de l’effet vocal. Il a laissé de côté des passages trop éloignés de notre sensibilité, par exemple : Ranimez-moi avec des pommes / Car je suis malade d’amour. Mais il a conservé Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues, ou encore Je monterai au palmier, j’en saisirai les régimes. En fin de compte, nous avons sept chants assez brefs, homogènes, qui concentrent l’essentiel du livre biblique. L’œuvre musicale dure une vingtaine de minutes.

         Comme on le sait, la musique a cappella a atteint des sommets à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Puis elle est passée au second plan, sans jamais disparaître, grâce à notamment à la tradition chorale anglaise. Schubert, Mendelssohn, Brahms l’ont ranimée. En France, son retour se manifeste surtout à partir de Debussy (Trois chansons de Charles d’Orléans, ou bien Des pas sur la neige). Daniel-Lesur se situe dans ce sillage, et il fait, je crois pouvoir le dire, encore mieux.

          Au fil du temps, et comme on pouvait s’y attendre, le Cantique a tenté maints compositeurs, de Roland de Lassus à Britten en passant par Chabrier et l’Italien Wolf-Ferrari. Rien de vraiment marquant, avant cette œuvre que je commente aujourd’hui.  

          Elle n’est pas tonale. Des modes grecs et médiévaux s’y mêlent sans effort.  Daniel-Lesur ne révolutionne pas mais il innove.   

          Le lecteur du poème biblique y distingue les paroles de la Bien-Aimée, celles du Bien-Aimé, celles du chœur. Une solution, pour le compositeur, consistait donc à mettre en scène deux solistes face à un ensemble, comme dans les cantates ou les Passions de Jean-Sébastien Bach et de ses contemporains. Mais Daniel-Lesur n’a voulu ni théâtre ni parcours individuel. Aucun soliste. Lors de sa création par Marcel Couraud en 1953, l’œuvre était une polyphonie à quatre groupes de trois voix, soit trois sopranos, trois altos (femmes), trois ténors, trois basses. Pour les concerts ultérieurs, l’auteur, très libéral en matière d’interprétation, a accepté par avance que l’effectif de chaque groupe soit augmenté de manière symétrique, et même qu’un chœur important vienne en renfort. Imprudence ? La suite de mon propos le dira.

          Les voix se répartissent le texte d’une manière fluide et imprévisible. Quand le Bien-Aimé s’exprime, des femmes chantent avec lui ! La Cantique est donc fusionnel. Il baigne dans une ambiance de douceur et de tendresse, avec quelques tutti exprimant non pas la violence mais l’amour à son paroxysme. Une œuvre de bonheur, pour une époque qui rejette le bonheur.

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         Il existe du Cantique une quinzaine d’enregistrements. Je regrette de n’avoir pu me procurer celui de Marcus Creed avec le RIAS Kammerchor de Berlin, dont on m’avait dit du bien. Voici mon avis sur quatre autres disques disponibles en principe sur la Toile, et dont chacun dure environ une heure, par suite d’une association à d’autres œuvres.

         Sequenza 9.3 dirigée par Catherine Simonpietri, Messiaen-Jolivet-Daniel Lesur, 2006

         Comme son nom l’indique, cet ensemble est domicilié en Seine-Saint Denis. Il s’exprime avec clarté et sensibilité. Les chanteurs étant français, on comprend une partie des paroles. À l’oreille, malgré l’équilibre théorique du masculin et du féminin, ce dernier l’emporte, sans doute par l’effet de la partition. Cette prévalence est commune aux quatre disques commentés.

          Une leçon d’élégance française, à laquelle ne manque, par moments, qu’un peu de flamme.

        Daniel-Lesur retrouve, sur ce disque, deux des confrères avec qui il avait fondé en 1936 le groupe Jeune France : Olivier Messiaen et André Jolivet. Du premier, Rechants est une œuvre fantaisiste, provocante, prenante. L’Épithalame de Jolivet restaure un climat proche de celui du Cantique.

 

        BBC Symphony Chorus,  dirigé par Stephen Jackson, Daniel-Lesur, 1994.

        Sauf cinq minutes d’orgue de Messiaen, ce disque se consacre tout entier à Daniel-Lesur.  

        L’exécution du Cantique est à mon avis trop contrastée. Après un début lumineux, la masse du chœur de la BBC surgit, et l’œuvre explose.

        La Messe de Jubilé, pour orgue et chœur, m’a semblé un peu banale au début. Au Kyrie, la musique prend son élan. La douceur du Sanctus et de l’Agnus Dei  vous subjugue.

         Kammerchor Stuttgart, dirigé par Frieder Bernius, Hohes Lied, 2009        

           Le célèbre chœur de chambre de Stuttgart a donné le Cantique dans un temple protestant de Reutlingen, ville wurtembergeoise où j’avais quelque temps plus tôt accompli mon service militaire !

          La musicalité est parfaite. J’aurais aimé, au début, un peu plus de ferveur. Puis le chœur trouve sa juste mesure, et l’auditeur est conquis.

         Le disque me paraît toutefois un peu trop éclectique. Daniel-Lesur se trouve associé, non seulement à Debussy et Ravel, qui figurent dans son arbre généalogique, mais aussi à un compositeur méritant du XVIIIe, Christian Fasch, et à Schumann, dont les œuvres chorales ressemblent peu aux siennes.

          Ensemble Laudibus (Grande-Bretagne), dirigé par Mike Brewer, Song of songs, 2007

          La pochette du disque affiche la couleur : un couple nu, enlacé. Le profane a triomphé du sacré.

            Le concert débute par diverses polyphonies, les unes des XVe et XVIe siècles, d’autres de l’Angleterre du XXe siècle, toutes inspirées de près ou de loin par le poème biblique de l’amour. Et toutes de bonne venue, bien qu’un peu criardes, parfois.

          Pour le Cantique, l’effectif des chanteurs a été accru de façon dissymétrique. Alors  que les trois versions précédentes avaient conservé les douze voix, on a ici 10 sopranos, 7 altos, 8 ténors, 6 basses, ce qui accentue la domination féminine voulue, je pense, par le compositeur. Total 31.

          J’avais donc quelques craintes. Elles n’étaient pas fondées. L’œuvre a fort bien supporté cette torsion, et l’ampleur lui a profité. Après un début un peu mystérieux, la musique se déploie, magnifique, sans abus. J’y ai pris un plaisir parfait, sauf peut-être lors de la jubilation finale, quand le son tremble légèrement (par la faute, sans doute, de la prise de son). Force m’est donc de reconnaître que cette version est la meilleure des quatre.

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          Voilà en tout cas de la très belle et très grande musique.

[1] En latin, Nigra sum, sed formosa. Devise de toutes les Vierges noires d’Europe. Version d’aujourd’hui : Black is beautiful.
[2] Écoute (Israël).

Le Requiem de Brahms, ou la mort acceptée

Par Nicolas Saudray
Avril 2020

En ce temps d’épidémie meurtrière, il est bon d’écouter un Requiem avant de se remettre au travail. J’aurais pu choisir ceux de Berlioz et de Verdi. Superbes, mais fracassants. Même celui de Mozart a des accents de révolte. Alors, celui de Fauré ? Grande beauté un peu suave (surtout dans les mauvaises interprétations). Celui de Maurice Duruflé ? Attachant, parfait . Trop modeste, peut-être, pour pleurer sur un fléau mondial. En fin de compte, j’ai choisi le message de Brahms
On attribuera ce goût des Requiems à mes soixante-dix-sept ans. Mais, que diable, j’ai encore l’âge de lire Tintin ! Et ces déplorations de l’homme devant sa fin dernière se situent hors du temps. Celle de Brahms m’accompagne depuis un bon demi-siècle.
C’est d’ailleurs l’œuvre d’un homme encore jeune. Quand il s’y met, en mars 1866, il n’a que trente-trois ans. Selon ses confidences, il y pensait depuis la disparition de son bienfaiteur Schumann, dix ans plus tôt, alors qu’il avait lui-même vingt-trois ans. Et en 1859, il avait écrit un Chant funèbre (opus 13) sur des paroles allemandes du XVIe siècle : une œuvre peu connue aujourd’hui mais bien reçue en son temps. La mort de sa mère, en février 1865, semble donc avoir simplement cristallisé un projet latent. Et ne l’a pas empêché de composer, dans le même temps, des valses à quatre mains.
Saluons au passage la vieille maman Brahms, à Hambourg, épouse d’un violoniste qui a dix-sept ans de moins et finira par se séparer d’elle. Nous avons un portrait : maigre, anguleuse, pénétrée du sérieux de l’existence. C’est elle qui a donné à son fils sa solide éducation luthérienne. Brahms est comme foudroyé par ce deuil. Il s’écrie : « Je n’ai plus de mère, il faut que je me marie ». Il ne se mariera pas, et il écrira le Requiem.
Curieusement, les lieux de cette composition sont sans influence sur elle. Hors du temps, elle est aussi hors de l’espace. Allemand du Nord, Brahms s’était établi à Vienne, capitale de la musique (plus que Paris, qui alors est plutôt la capitale du spectacle). Il quitte temporairement son domicile et s’installe à Karlsruhe – chef-lieu d’un grand-duché de Bade encore indépendant de la Prusse – chez son ami le photographe d’art Allgayer. Puis le voilà à Zurich, où il prend pension, se promène, fait la connaissance de Wagner qu’il admire (alors que la postérité opposera les deux œuvres). Il a emprunté à la Bibliothèque municipale une énorme Concordance biblique pour repérer les passages dont il a besoin pour son Requiem. Un soir, chez un ami, s’étant aventuré trop loin de sa base, il renonce à y rentrer, se couche sous le piano à queue et y dort du sommeil du juste.
Il passe un heureux été de 1866 près de Baden-Baden, alors la plus lancée des villes d’eaux. Une société cosmopolite, en grande partie française, s’y réunit tous les ans. Elle ne se laisse nullement troubler par la nouvelle de la victoire prussienne de Sadowa, si lourde de conséquences. Le premier jet du Requiem est à peu près achevé. Brahms compose aussi quelques lieder.
Il n’est jamais malade. Il ne consulte jamais de médecin. En Suisse, il a laissé pousser une barbe épaisse, mais les cris d’horreur de ses connaissances, à Baden-Baden, le forcent à la raser.
En novembre, il fait une incursion à Mulhouse, encore français, et y donne un concert, comme pianiste, avec le violoniste Joseph Joachim, ami de toute une vie. Ce sera son seul contact avec la France, alors qu’au cours des années suivantes, il se rendra plusieurs fois en Italie.
Brahms rentre à Vienne, dans son petit logement de la Poststrasse – au quatrième étage, ce qui révèle que sa situation matérielle n’a rien de florissant. En décembre 1867, les trois premières parties du Requiem sont jouées au Redoutensaal de la capitale impériale. Échec, à cause du jeu excessif d’un timbalier. Peut-être aussi la Vienne de Johann Strauss fils (un ami de Brahms, au demeurant) est-elle un peu trop frivole.
Qu’à cela ne tienne. Le vendredi saint de 1868, l’œuvre est donnée presque complète à la cathédrale de Brême (luthérienne, en une ville plutôt calviniste). Sont inclus des intermèdes de Bach, de Haendel et de Tartini, ce qu’on n’oserait plus faire aujourd’hui. Brahms prend à son bras Clara Schumann, la veuve de son bienfaiteur, et remonte l’allée centrale. Un triomphe ! Il est sacré grand compositeur, à trente-cinq ans.
Il ajoute encore une partie avec un air de soprano, et le Requiem, définitif cette fois, remporte le même succès à Leipzig, en février 1869. Vienne devra attendre 1871. Et Paris, 1874 (car l’auteur est un compatriote des maudits vainqueurs de Sedan). Entre temps, Londres a bénéficié d’une version réduite avec deux pianos remplaçant l’orchestre, écrite par Brahms lui-même ; on continue de la donner aujourd’hui.
Un Requiem allemand. Pourquoi ce titre ? Tout simplement parce que les paroles sont allemandes (celles de la traduction de Luther), et non latines. Mais Brahms n’aimait qu’à demi cet intitulé. Il avait voulu composer pour tous.
Le choix des textes mis en musique résulte manifestement d’une recherche attentive de sa part. Ils proviennent de onze livres différents de la Bible, dont seulement deux Évangiles. Ni effroi ni terreur. Après un rappel de la misère de l’homme vient la consolation. Aucune allusion à Jésus.
Rapprochons cela du Chant du Destin, belle œuvre pour chœur et orchestre commencée par Brahms en 1868, alors qu’il attendait le fameux concert de Brême, et exécutée en 1871. Elle a été surnommée le Petit Requiem, car le climat musical est le même. Poème d’Hölderlin, mort fou. Des immortels qu’on imagine peu nombreux vivent dans un lumineux paradis, sans Dieu. Le commun des hommes est laissé dans l’attente et l’incertitude. Rien d’explicitement chrétien.
On ne peut donc éviter de se poser la question de la foi de Brahms. Il a dit à son ami et biographe Rudolph von der Leyen qu’il lisait la Bible tous les jours. À l’inverse, il a confié à son disciple Anton Dvorák, vers la fin de sa vie, qu’il avait trop lu Schopenhauer pour être religieux (ce qui a choqué son pieux interlocuteur). Deux affirmations nullement incompatibles.
Tous les grands chefs se sont fait un devoir, ou plutôt une joie, malgré la tristesse du sujet, de donner le Requiem. Celui d’Otto Klemperer a été enregistré en 1961, avec Elisabeth Schwarzkopf, soprano, et Dietrich Fischer-Dieskau, baryton, ainsi que le chœur et l’orchestre Philharmonia (formations londoniennes). C’était la version de référence.
Celle de Karajan venait en deuxième position. Il y a une trentaine d’années, je me trouvais avec une amie égyptienne au bord de la piscine du club Méditerranée du Caire (un ancien palais entouré de palmiers). Le préposé s’occupait du fond sonore et changeait les disques. Soudain, il nous a régalés du Requiem de Brahms, dans la version de Karajan. Inconscience de sa part ? Provocation ? Ou croyance qu’une belle musique ne pouvait que faire du bien. En tout cas, cette évocation de la mort n’a nullement gêné les baigneurs.
En 2017, la Tribune des Critiques de Disques a détrôné Klemperer, jugé un peu trop chargé, au profit de Philippe Herreweghe, le chef flamand, assisté de bons chanteurs peu connus, de la Chapelle Royale (chœur français), du Collegium Vocale de Gand et de l’orchestre des Champs-Élysées (enregistrement de 1996). Son interprétation a été estimée plus égale, plus sereine. Karajan a été ravalé au sixième rang. Quant à moi, je tiens les disques de Klemperer et de Herreweghe pour deux versions d’excellence ; l’une ne dispense pas de l’autre.
Le Requiem débute par une lente montée des profondeurs. Les violons et les clarinettes se taisent, laissant la parole au chœur et aux contrebasses. Aucun soliste. Selig sind, die das Leid tragen… Heureux ceux qui portent leur douleur (Matthieu, V, 5).
La deuxième partie est une marche funèbre. J’ai commenté, pour le site Montesquieu, celle de Johann Ludwig Bach, presque allègre. Ici, un lent piétinement se déroule dans la pénombre. Ou plutôt un balancement mélancolique, sans fin. Le texte, proche de l’Ecclésiaste, provient de la première épître de Pierre (I, 24) : Car toute chair est comme de l’herbe, et toute la grandeur de l’homme est comme les fleurs de l’herbe. Puis l’air de marche s’enfle, prend une autorité un peu menaçante. Mais une citation d’Isaïe (XXXV,10) adoucit le futur : Ceux que le Seigneur a rachetés reviendront, ils entreront à Sion.
Dans la troisième partie, l’homme interpelle son créateur en ces termes : Herr, lehre doch mich, dass ein Ende mit mir haben muss… Seigneur, fais-moi connaître ma fin, et quelle est la mesure de mes jours (Psaume XXXIX, 5-8). Klemperer a confié cette interrogation existentielle à Fischer-Dieskau, suppliant, presque déchirant. Insurpassable ! Le chœur reprend ce thème en hochant longuement la tête.
Le soliste rentre dans l’ombre, et le chœur se permet un apaisement, sous l’invocation d’un autre psaume : Comme tes demeures sont aimables, Seigneur (quatrième partie).
La cinquième s’ouvre par un air de soprano, spécialement dédié à la mémoire de maman Brahms. En somme, c’est elle, redevenue jeune et belle, qui chante sous l’apparence d’Élisabeth Schwarzkopf. Je vous consolerai, comme une mère console (Isaïe, LXVI, 13). Cette aria a été comparée à celles de Haendel et de Gluck. Elle s’en distingue par une fragilité voulue.
Et voici la sixième partie, la dernière. Elle débute par une marche, elle aussi. Puis le chœur appelle les trompettes du jugement. Mais elles résonnent beaucoup moins que chez Berlioz et Verdi, le chœur conservant la prééminence. Un point d’orgue : l’auditeur croit que c’est fini. La mélodie repart en douceur et s’achève de manière affectueuse. Selig sind die Toten, die in im Herrn sterben … denn ihre Werke folgen ihnen nach. Heureux ceux qui sont morts dans le Seigneur, car leurs œuvres les suivent (Apocalypse, XI, 13).
Brahms prend ainsi parti, consciemment ou non, dans un différend qui remonte aux origines du christianisme. D’un côté, saint Paul, renforcé par Luther et Calvin : c’est la foi qui sauve ; ceux à qui le Seigneur a accordé cette grâce font d’eux-mêmes de bonnes œuvres, et n’ont pas à être récompensés pour cela. De l’autre, Jean de Patmos, ouvrant la voie aux catholiques : nos œuvres nous suivent. Normalement, Brahms, de par sa formation, devrait être du côté luthérien. Mais il n’a pas la foi. En revanche, son œuvre, chaque année plus importante, voire essentielle, il le sait, témoigne magnifiquement pour lui. Ce n’est donc pas un hasard s’il conclut son Requiem par le verset capital de la révélation johannique.
Au long de ce parcours, l’auditeur n’a pas quitté les cimes. Après cela, nul besoin d’inventorier les faiblesses du genre humain, ses erreurs, ses folies. Ayant produit une telle musique, l’humanité se trouve justifiée, en dépit de tout.
Brahms a pris l’habitude de boire un peu trop. Elle n’est pas étrangère au cancer du foie qui se déclare au début de 1897, vingt-huit ans après l’achèvement du Requiem. Le voilà sur son lit de mort. Il réclame un doigt de son vin du Rhin favori. On lui tend un verre. Il boit et déclare, non pas Das ist gut, « C’est bon » mais Das ist schön, « C’est beau ». Ce sont ses dernières paroles.

Johann Ludwig Bach, marcheur de la foi 

Par Nicolas Saudray – Janvier 2020

          Jean-Sébastien fait involontairement de l’ombre à ses cousins, notamment au Bach de Meiningen, de huit ans son aîné, et fort estimé de lui. Leurs grands-pères étaient cousins germains, ce qui rendait les deux compositeurs, si l’on compte selon le Code civil français, parents au huitième degré.

         Le petit duché de Meiningen, issu d’un démembrement médiéval de la Saxe, a duré jusqu’en 1918. La ville du même nom se trouve aujourd’hui dans le Land de Thuringe (compris jusqu’en 1989  dans l’Allemagne de l’Est) et compte 21 000 habitants. C’est là que Johann-Ludwig Bach (1677-1731) a accompli l’essentiel de sa carrière musicale, au service surtout du duc Ernest-Louis Ier.

          Ce violoniste de formation est d’abord cantor, fonction assez lourde incluant l’éducation des garçons de la maîtrise. Puis il devient maître de chapelle, rôle sans doute plus conforme à ses goûts. En 1724, le fils aîné du duc, âgé de dix-huit ans, tombe malade en voyage et meurt. Accablé de chagrin, le duc lui-même le suit dans la tombe. Johann-Ludwig compose à cette occasion son chef d’œuvre, sa Musique funèbre.  

          Reflétant une profonde piété luthérienne, le texte se compose de psaumes en allemand. Les chœurs s’enchaînent avec les airs de soprano, d’alto, de ténor et de basse (seul manque le baryton). Le verset symbolique Ich bin dein Knecht, « je suis ton valet », résonne deux fois. Mais on entend aussi un Gloria patris et filio, ainsi que de nombreux Alleluias qui expriment une conviction commune aux différentes branches du christianisme : la mort est une délivrance, et le début de la vraie vie.

        L’Akademie für alte Musik de Berlin, dirigée par Hans-Christoph Redemann, et complétée par une pléiade de bons chanteurs, nous a donné en 2011 une remarquable version de cette œuvre peu jouée. Je viens grâce à eux de la découvrir. Elle se situe un an après la Passion selon Saint Jean de l’illustre cousin, cinq ans avant sa Passion selon Saint Matthieu – et à des années-lumière des opéras de Rameau qui sont pourtant contemporains. L’Allemagne s’est ressaisie après les désastres de la guerre de Trente Ans ;  elle reste sévère, et n’a pas encore admis le style galant.   

      Très rythmée mais avec des moments d’abandon, sans joliesses mais d’un intérêt constant, cette ample et belle musique n’est pas triste, car la foi la soutient de bout en bout. Ne pouvant commenter tous ses épisodes, je me limiterai à l’extraordinaire marche funèbre chantée par le chœur, qui clôt la première partie de l’œuvre, dix-sept minutes après son début, et que j’aurais bien vue en conclusion d’ensemble. Curieusement, elle annonce Haendel plutôt que Jean-Sébastien. Mais sans recherche de la magnificence. Je crois voir de fervents Saxons, de ferventes  Saxonnes qui, au pas cadencé, drapeaux en tête, sans dévier d’un pouce malgré  les intempéries, gravissent une longue pente vers le ciel, en martelant leur victoire sur les ténèbres.

Mes chaînes ont été brisées
Grâce à ton intervention, Seigneur,
Et je puis voir maintenant à mes pieds
Ceux à qui j’étais contraint d’obéir,
Satan, la Mort et le Péché.

          Nous avons là l’une des pages les plus fortes, les plus entraînantes, de toute la musique du XVIIIe siècle.

Le disque : Johann Ludwig Bach, Trauermusik, par l’Akademie für alte Musik Berlin, Harmonia Mundi, 2011.

Nouveaux regards sur Otello : 1 – Aux sources de Shakespeare

Mars 2019

Nouveau regard sur Otello I : Aux sources de Shakespeare

[N.D.E.] Avec cet article, Jacqueline Dauxois, romancière, essayiste et spécialiste d’opéra, nous livre le premier maillon d’une petite série consacrée au chef d’œuvre de Verdi, Otello, ainsi qu’à ses antécédents et à ses répercussions. Les lecteurs de notre site pourront constater que, même dans un domaine que l’on croyait déjà bien exploré, il restait encore beaucoup à découvrir.    

 

Roberto Alagna vient de nous donner, après Orange et Vienne, son troisième Otello à l’Opéra de Paris, son épouse, Aleksandra Kurzak étant Desdémone. C’est l’occasion de s’intéresser aux sources de l’un des héros les plus célèbres de l’histoire de la littérature et de la scène lyrique.

CAPITANO MORO

Othello, avec « h », c’est la pièce de Shakespeare ; Otello, sans « h », c’est l’opéra que Verdi a tiré de Shakespeare. Le dramaturge génial de Stratford-on-Avon a trouvé son sujet dans une nouvelle publiée à Ferrare avec quatre-vingt-dix neuf autres, les Ecatommiti de Giovanni Battista Giraldi, dit Cintio.

Dans ce recueil, celui qui va devenir Othello se fraie pour la première fois une place en littérature, mais modeste et anonyme, car Cintio, qui se contente de numéroter ses nouvelles sans leur chercher de titres, ne nomme pas ses personnages. Dans la septième nouvelle du volume 2, il appelle son héroïne Disdemona – en grec, l’Infortunée – et ne désigne jamais celui qui deviendra l’un des plus célèbres héros de la littérature mondiale que comme le capitano Moro.

Le condottiere

La vie d’un condottiere corse, Sampiero Corso, aurait inspiré la nouvelle de Cintio. La chronologie ne s’y oppose pas : Sampiero a été assassiné en 1547 et le livre a paru en 1565.
Comme souvent les condottieri, Sampiero est un officier hors du commun. Parti de rien, il a gravi, comme Othello le fera, tous les échelons, conquis la gloire et la fortune et, à 47 ans, il épouse une ravissante cousine, Vanina d’Ornano, 15 ans. Lorsqu’ils s’installent à Marseille avec leurs deux enfants, Sampiero est ambassadeur auprès de la Sublime Porte, et Vanina est souvent seule. La Sérénissime République de Gênes, que Sampiero a combattu toute sa vie, infiltre un espion près d’elle comme précepteur de ses enfants. Séduite, elle s’enfuit avec lui. Sampiero intercepte le bateau et la condamne. Elle refuse d’être exécutée par des esclaves et lui demande de mourir de sa main. Il lui accorde cette grâce et l’étrangle. C’est la fin de Desdémone dans la tragédie de Shakespeare qui a fait d’elle une innocente.

La famille d’Ornano offre 2000 ducats pour la tête de Sampiero. Gênes double la récompense. En 1547, la tête du premier indépendantiste corse, qui avait néanmoins fait cadeau de l’île à la France, est exposée sur les murailles d’Ajaccio. Il avait soixante et onze ans.
Cintio raconte la vendetta.
Pas Shakespeare, qui resserre la tension dramatique, abandonne l’original à son sort pour suicider son Othello sur le corps de Desdémone assassinée.

Bifurcation ou parenthèse : Sampiero Corso, opéra d’Henri Tomasi

Dans les remous de la création qui se prolonge à travers les siècles, en 1956, Henri Tomasi, élève de Vincent d’Indy, reprend en direct, sans détour par les Ecatommiti, le personnage du condottiere et compose un opéra, Sampiero Corso dans lequel, sans innocenter Vanina, comme Shakespeare et Verdi, il atténue considérablement sa culpabilité.
Plus d’adultère avec le joli petit abbé précepteur des enfants et espion génois, plus de biens réalisés en toute hâte et d’embarquement pour Gênes avec l’amant espion, rien que l’imprudence politique d’une femme traquée qui vient plaider pour ses enfants.
Créé à Bordeaux, en 1956, Sampiero Corso est représenté à Marseille, en 2005 en français, et, toujours à Marseille en 1959, dans une adaptation en langue corse.

Quant à Tomasi, il a refusé la Légion d’Honneur, disant qu’il ne l’accepterait pas avant que la Corse ait un Conservatoire de Musique. Il est mort avant d’être exaucé.

DE SHAKESPEARE A VERDI

Othello de Shakespeare

C’est ce capitano Moro, anonyme héros d’une nouvelle sans nom, que Shakespeare découvre en lisant les Ecatommiti. Il s’empare de celui qui n’est qu’une ombre, crée le personnage, écrit la pièce, l’une des trente-cinq ayant survécu au temps et qui ne cesse pas d’être jouée depuis sa création en 1604 – époque où il a déjà donné Roméo et Juliette ainsi qu’Hamlet, avant de se tourner vers Macbeth et le Roi Lear.

D’Othello à Otello

D’une nouvelle à l’allure de synopsis, d’une histoire un peu embrouillée aux personnages sans consistance, Shakespeare a tiré un chef-d’œuvre qui se joue sur toutes les scènes du monde. Verdi n’a besoin de rien d’autre pour créer et, s’il connaît la vie mouvementée de Sampiero, le capitano Moro et le livre de Cintio, c’est pour se cultiver ou se distraire ; il n’en a pas besoin pour un opéra, il ne leur prendra rien.
D’autant qu’il ne compose plus.
Du moins pas d’opéra.
Othello, il n’y pense même pas.
Il a fait ses adieux à la scène lyrique.
Il a pris sa décision après Aïda, en 1871. Que pourrait-il composer de plus grand ? Rien,    croit-il. Donc il s’arrête et se tient à sa décision, alors qu’il a encore deux opéras à écrire, mais il ne le sait pas.

Pendant quatorze ans, pas un opéra. Mais un quatuor à cordes – et on va trouver quatre violoncelles dans le duo d’amour – et un Requiem – dont les échos du Dies Irae vont bientôt retentir dans la tempête d’Otello. Pour le moment, il est persuadé qu’il en a fini avec les complications des incarnations.
Il en est convaincu jusqu’à ce jour de 1884 où un personnage vient le chercher. Il ne veut pas de lui, pourtant, c’est un très grand, il pourrait avec lui atteindre les sommets. Il est tenté, refuse de l’être, mais lorsque la tentation devient trop forte et qu’il se décide à l’approcher enfin, c’est par un biais ; en 1884, il commence, surtout pas Otello, mais ce qu’il appelle son « projet chocolat ».
Il y passe six ans, c’est long pour lui ; d’habitude, il va plus vite.
Son retour à l’opéra est triomphal. Le 5 février 1887, avec Francesco Tamagno dans le rôle- titre, la Scala s’enthousiasme pour Otello.

Tenore spinto

Verdi n’a peut-être pas inventé un nouveau ténor pour ce rôle extrêmement lourd, mais il exige des moyens exceptionnels et des qualités de puissance et de souplesse vocale prodigieuses, car il a coupé le premier acte de la tragédie de Shakespeare et supprimé la présentation des personnages.
Résultat de cette suppression : il met son ténor en scène, au début, avec un Esultate qui doit dominer un déchaînement de musique orchestrale et chorale. Il lui offre aussi, et exige de lui, de sublimes duos, des ariosos à la ligne mélodique italienne d’une douceur extrême, la cantilène bouleversante d’Ora e per sempre addio, la tragique splendeur de Dio mi potevi.
De son chanteur, dont il exige tout, s’il en obtient tout, Verdi fait un triomphateur.

Depuis sa création, les ténors de légende qui se sont succédé en Otello ont ainsi triomphé.

À suivre :
– Analyse de Dio mi potevo d’Otello,
– La Desdémone d’Aleksandra Kurzak,
– Un nouveau regard sur l’Otello de Roberto Alagna, Orange, Vienne et Paris,
– Les duos dans Otello.

Nouveaux regards sur Otello : 2 – La Tenaille de mort

Par Jacqueline Dauxois

DIO MI POTEVI, LE MONOLOGUE D’OTELLO (ACTE III)

Depuis la création d’Otello, les plus grands ténors, suivant la tradition des acteurs de théâtre, montraient un Otello vitupérant. Roberto Alagna donne une tout autre interprétation.  Immobile et sans un cri pendant le monologue, son Otello atteint les profondeurs insondables de la douleur qui va le conduire à tuer et mourir.

Au moment où commence le monologue, Iago, avec de fausses preuves, des ruses iniques, en impliquant ses proches malgré eux, a convaincu Otello de la trahison de Desdémone. Dans un duo plus violent et pervers que celui de la fin, Otello a traité Desdémone de : vil cortegiana [1], elle a répondu : In te parla una Furia [2].

Il l’a chassée et, resté seul, il dit à Dieu son désespoir :

Dio ! Mi potevi scagliar tutti i mali,
Della miseria, della vergogna,
Far de’ miei baldi trofei trionfali
Una maceria, une menzogna…

E avrei portato la croce crudel
D’angoscie e d’onte [3]
Con calma fronte
E rassegnato al volere del ciel.

Ma, o pianto, o duol ! m’han rapito il miraggio
Dov’io, giulivo, l’anima acqueto.
Spento è quel sol, quel sorriso, quel raggio
Che mi fa vivo, che mi fa lieto !
Tu aflin, Clemenza, pio genio immortal
Dal roseo riso,
Copri il tuo viso
Santo coll’ orrida larva infernal !

 Traduction :

Dieu! Tu pouvais m’infliger tous les maux
de la misère, de la honte,
faire de mes fiers trophées triomphaux

une ruine, un mensonge…
Et j’aurais porté la croix cruelle
d’angoisses et de hontes avec un front calme
et résigné à la volonté du ciel.
Mais ô larmes, ô douleur ! on m’a pris le mirage
Où, joyeux, j’apaise mon âme.
Éteint est ce soleil, ce sourire, ce rayon
qui me rend vivant, qui me rend heureux !
Toi enfin, Clémence, pieux génie immortel,
au sourire de rose,
tu couvres ton visage
saint de l’horrible masque infernal !

Le premier mot du monologue c’est « Dieu » et le dernier « l’enfer », la tenaille de mort.

Au début, deux notes obsédantes, La bémol, Mi bémol décrivent la hantise d’Otello dans une descente chromatique où tournoie son obsession. Avec deux notes recto tono, sur le ton d’une marche funèbre, il prend Dieu à témoin de l’immensité de son désespoir, évoquant les tourments qu’il aurait pu endurer tandis qu’une tonalité aux sept bémols apporte à cette plainte des colorations opaques d’autant plus dramatiques qu’elles sont lancées par le timbre lumineux de Roberto Alagna.

Lorsqu’Otello a évoqué tous les maux qu’il aurait pu supporter, et il pouvait tous les supporter, tout perdre sauf « ce soleil, ce sourire, ce rayon », sa voix s’élance dans une cantilène.
Le timbre d’Alagna, arrache un instant ce « rayon » au désespoir de la voce soffocata, du recto tono sidérant et c’est le début d’une nouvelle ascension vocale qui s’achève dans l’horreur au début de la scène 4 : Ah ! dannazione !

Aux Chorégies d’Orange, où il chanté son premier Otello, en même temps qu’il travaillait sur le plan vocal, Roberto Alagna cherchait ses gestes.

Pendant les répétitions, agenouillé, il se traînait à plat ventre, se cachant le visage derrière les mains crispées d’effroi. L’image morbide envoûtait – rampement d’un animal que le costume rouge rendait magnifique, et qui aurait été mutilé.

Il a écarté cette gestuelle baroque, poignante et dérangeante, pour chanter à genoux, sans bouger. Un instant, renversant la tête en arrière, il a levé les mains dans un geste de prière désespérée donnant l’image d’un être torturé, poussé par une fatalité contre laquelle il ne peut pas lutter.

Dans un précédent duo, Desdémone lui disait : »Une furie parle en toi« . Tapie en lui pendant le monologue, la furie attend son moment. Otello, calme désormais, a condamné Desdémone. À la fin de l’opéra, il ne s’agit plus que de l’exécuter. Il le fait avec une implacable détermination. Ensuite, défiant les lois divines et humaines, trompant son entourage qui le croit désarmé, il se tue avec une arme cachée dans son vêtement.
Avec l’audace qui fait les chefs-d’œuvre, l’Otello de Roberto Alagna meurt comme Roméo, crucifié d’amour.

[1] Vile courtisane
[2]  Une furie parle en toi.

Nouveaux regards sur Otello : 3 – La Desdémone d’Aleksandra Kurzak

Par Jacqueline Dauxois
Cet article est le troisième de la série consacrée, sous la même rubrique du site Montesquieu, au chef d’œuvre de Verdi.

 L’année dernière, Aleksandra Kurzak, soprano polonaise, a incarné Desdémone à Hambourg, après une prise de rôle à Vienne, où elle a conquis le public en dépit d’une mise en scène obscure à tous les sens du terme. Pour sa troisième Desdémone, où elle retrouve son partenaire et mari, le ténor franco-sicilien Roberto Alagna, lui aussi à son troisième Otello, elle emporte tous les suffrages à l’Opéra de Paris. Dans la production classique d’Andrei Serban, elle rayonne par son jeu de comédienne autant que par son chant.

Confrontée aux injustes accusations d’Otello, trop loyale pour comprendre quel mécanisme infernal l’entraine sur les marches de l’enfer, Desdémone passe du bonheur à une irrésistible douleur. Aleksandra Kurzak révèle l’angoisse qui la torture sans jamais entamer son amour pour Otello.
Lorsqu’elle perd pied en face d’accusations horribles, lorsqu’Otello la traite de vil cortigianna, vile courtisane, elle se raccroche héroïquement à l’amour et, jusqu’à « l’heure de sa mort », elle se bat pour vivre, aimer et défendre la vérité qui pourrait la sauver.
Son seul mensonge est un pathétique mensonge d’amour. Mourant de la main d’Otello, elle s’accuse de s’être tuée elle-même pour lui épargner le tribunal et le sauver.

Tombée dans un piège diabolique, elle souffre et se débat comme une bête marquée au fer. Elle ne peut pas comprendre pourquoi celui qui devrait la protéger est celui qui lui inflige une telle souffrance. Si un autre l’accusait avec une pareille injustice, c’est vers lui qu’elle se tournerait, lui, Otello, son incompréhensible bourreau – pour la défendre.

Lorsque son désarroi se traduit par un appel désespéré à sa servante Emila avant l’Ave Maria, auquel elle donne une douceur arachnéenne, Aleksandra Kurzak bouleverse la salle jusqu’au cœur.

Dans son interprétation justifie pleinement les mots qu’Otello lui adresse dans la pièce de Shakespeare : « You are my fair warrior ! ». Sa Desdémone est un altier guerrier de l’amour. Le librettiste italien Boito se trompe (mais c’est le regard de son époque sur les femmes qui l’y incite) sur ce caractère en mettant ces mots dans sa bouche à elle. Mais par la force et la conviction de son jeu, Aleksandra Kurzak fait oublier ce détournement du texte et rétablit la vérité d’un personnage dont elle sait rendre l’amour sans mièvrerie et le désespoir sans renoncement. Avec sa voix dans sa plénitude et son jeu de tragédienne shakespearienne, Aleksandra Kurzak prouve qu’elle est capable d’incarner, vocalement et scéniquement, toutes les héroïnes qui nous font rêver.

En face de cette Desdémone, tour à tour sensuelle et évanescente, au charme et à la grâce irrésistibles, au chant toujours plus beau, si Otello ne passe plus pour un monstre haïssable, c’est que Roberto Alagna a vraiment changé notre regard. Son Otello rejoint alors cet autre mari jaloux, dans un opéra à l’esthétique radicalement différente, le Golaud, humain, trop humain, de Pelléas et Mélisande.
Mais si Roberto Alagna interprétait l’opéra de Claude Debussy, il serait Pelléas et non Golaud.

Annexe sur le spectacle qui a été donné

Huit représentations à l’Opéra Bastille avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, en mars 2019.
La mise en scène est d’Andrei Serban (décors Peter Pabst, costumes Graciela Galn, lumières Joël Hourbeigt). Sensible et intelligente, la direction d’orchestre de Bertrand de Billy respecte les chanteurs, comme toujours (chef des chœurs José Luis Basso).
George Gagnidze, qui avait été Tonio dans Pagliaccio, avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, au Metropolitan l’année dernière, est un Iago convainquant. Sa stature puissante est utilisée en contraste avec l’agilité de fauve d’Alagna. Son interprétation, dans le droit fil de l’Otello d’Alagna, renonce à toute forme d’outrance.
Il n’y a pas de rôles secondaires dans Otello, aussi faut-il tous les citer : Marie Gautrot, noble Emilia ; Frédéric Antoun, fougueux Cassio, aussi bon chanteur que chaleureux comédien :
« Heureusement que je ne chante pas Otello, tu as vu le rôle ? comment fait-il ? » ; Alessandro Liberatore, ce Romain qui souffre du climat parisien, incarnant Roderigo :  « D’habitude je chante Alfredo dans La Traviata, mais pour avoir Alagna comme partenaire, j’accepte ici un petit rôle » ; Paul Gay, Lodovico impressionnant de majesté ; Thomas Dear, très bon Montano.

­Pour voir les photos du spectacle :
https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/03/19/la-desdemone-daleksandra-kurzak/

Nouveaux regards sur Otello : 4

Par Jacqueline Dauxois

Cet article clôt la série de quatre consacrée par Jacqueline Dauxois au chef d’œuvre de Verdi, qu’Alagna vient de remettre dans sa juste tonalité.

 

En 2014, Roberto Alagna chante Otello aux Chorégies d’Orange pour la première fois. Il reprend le rôle en 2018, à l’Opéra de Vienne et, en 2019, à l’Opéra de Paris Bastille.

1

LA RÉVÉLATION D’ORANGE

Luciano Pavarotti, lorsqu’il disait qu’il ne voulait pas chanter Otello parce que c’était un méchant, traduisait l’opinion générale.
Roberto Alagna non plus ne veut pas chanter un méchant ! Il révèle alors deux visages d’Otello qu’il intègre l’un à l’autre : un amoureux passionné comme Roméo et un guerrier qui aime pour la première fois. Et c’est ainsi qu’il crée un Otello, superbe et triomphant, qui descend tous les degrés de l’enfer sans crier ni hurler et qui touche le cœur.
Ce filtre d’amour, il ne l’invente pas.
Il a lu Shakespeare en cinq ou six langues, et connaît les derniers mots d’Othello avant de se tuer :
« … parlez de moi tel que je suis(…) alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse mais avec trop d’amour ; d’un homme peu accessible à la jalousie, mais, si on l’ébranle, tourmenté à l’excès(…) ; d’un homme dont les yeux qui n’en peuvent plus, bien qu’il n’ait pas l’habitude de s’attendrir, versent des larmes aussi abondantes que les arbres de l’Arabie leur gomme bienfaisante. » (1)
C’est textuellement ce dont rend compte la musique de Verdi, avec la reprise du thème du baiser au moment de la mort.
C’est exactement ce que donne Alagna sur la scène d’Orange.

Étonné et séduit par un personnage dont il ignorait qu’il pouvait l’aimer, le public a ovationné passionnément ce nouvel Otello.
La presse l’a louangé. Mais sans un commentaire sur le fond de ce qu’il a fait, ce bouleversement complet du personnage.

2

LE DÉFI DE VIENNE

Lorsqu’il reprend le rôle à Vienne, la mise en scène expressionniste, avec de éclats ténébreux, cadre idéal pour présenter l’ancien Otello, est en contradiction totale avec celui d’Orange. Roberto Alagna a relevé le défi. Dans un décor aride, dans les ténèbres ou sous des éclairages d’un bleu cru et cruel, alors que tout était mis en place pour souligner la traditionnelle noirceur d’un Otello psychorigide, il a révélé le sien avec tant de force et une telle présence en scène que la douloureuse et violente fragilité de l’Otello d’Orange était plus émouvante parce que tout était fait pour la rejeter.
Il a fait pleurer la salle en parvenant à donner du sens à une mise en images qui n’en avait plus.

La nouveauté de cet Otello, tendre tueur, amant déchiré qui meurt d’avoir assassiné son amour, n’a pas échappé à Dominique Meyer, le directeur de l’Opéra.
Le soir de la première, il a dit au ténor, cueilli en coulisses dans son costume et son maquillage de scène, qu’il venait « enfin » d’assister à Otello.

3

LE TROISIÈME OTELLO

LOtello de Roberto Alagna a été donné trois fois, dans trois lieux prestigieux. Mais c’est seulement la troisième fois, à l’Opéra de Paris, que le spectateur a assisté à la mort du héros.
À Orange, la fin était si mal éclairée qu’Otello, se poignardant et tombant à la renverse sur le corps de Desdémone, n’a pas été vu de la moitié des gradins. À Vienne, on ne l’a même pas vu tuer Desdémone : il était dans les ténèbres, caché par des grillages soutenus par des cadres de bois.
Or, chantée et jouée par Roberto Alagna, cette fin est si bouleversante et plonge si loin dans la vérité de l’amour et la mort confondus qu’on mesure ce qu’on nous a volé, deux fois de suite. C’est beaucoup. Parce que, lui, c’est certain, chaque fois, il a tout donné, son visage avec sa voix.

Si on vous dit qu’un soir, après l’entracte, il a été malade et si vous étiez à l’Opéra, ce soir-là, vous savez que la fin fut poignante, y compris à ces moments où sa voix de lumière devenait rauque, car rauque, elle n’est pas laide, mais étrange ; elle rendait plus dramatique la vérité de la tragédie qui se doublait de la sienne. Dans sa technique, son courage, l’admiration qui venait de la salle, il a trouvé des forces dont il s’est servi jusqu’au tomber du rideau pour un Otello qui a transporté le public, profondément impliqué avec lui dans une émotion différente de l’habituelle perfection.

(1) Les Tragédies de Shakespeare, 5 volumes, Union Latine d’Editions, 1939, Traduction de Suzanne Bing et Jacques Copeau.

Pour une analyse plus approfondie et pour voir les photos des trois spectacles :
http://www.jacquelinedauxois.fr/2019/03/19/lotello-de-roberto-alagna-un-nouveau-regard/

Bérénice : un prétexte et un coup de poing  

Par Nicolas Saudray

Autant le dire d’emblée : l’opéra donné sous le nom de Bérénice au palais Garnier n’a pas grand-chose à voir avec la tragédie de Racine. Mais si vous acceptez cela, si vous consentez à voir une œuvre expressionniste dont le livret serait de Bertolt Brecht, vous pouvez passer un moment assez fort.

Malgré la consonance anglaise de son nom, Michael Jarrell est un compositeur suisse romand – quelque peu francisé car il a été pensionnaire de la Villa Médicis. Il a soixante ans, et de nombreuses créations à son actif ; c’est cependant la première fois qu’il atteint le grand public. Il s’est attaqué lui-même au texte de Racine et l’a raccourci, opération indispensable,  pratiquée chaque fois que l’on met en musique une pièce de théâtre.

Mais de toutes les pièces de Racine, et même de tout le répertoire classique, Bérénice est l’œuvre la moins faite pour devenir un opéra. Le maître avait construit une tragédie presque sans action. En contrepartie, il nous a laissé de bien beaux vers, comme celui-ci :

Je demeurai longtemps errant dans Césarée

dont on notera l’audace, car son équilibre repose sur une liaison entre le s final de longtemps et le mot suivant. Quand on crie de tels vers, on les tue.

Il aurait fallu, à tout le moins, des chanteurs francophones. Hélas, une mode persistante consiste à réunir, pour chaque opéra, des artistes venus de toute la planète. La soprano Barbara Hannigan (Bérénice) est une Canadienne de Nouvelle-Écosse. Le baryton Bo Skovhus (Titus) est danois. Ivan Ludlow, baryton plus léger (Antiochus), est britannique. Si belles que soient les voix, l’auditeur ne comprend rien. Se consolera-t-il en lisant les alexandrins projetés au-dessus de la scène ? Mieux vaut pas, car cette lecture aggrave le décalage entre les deux œuvres.

Michael Jarrell en a rajouté en confiant à la confidente de Bérénice un rôle parlé, en hébreu. Il entendait souligner ainsi le statut d’étrangère dont Bérénice, à Rome, ne pouvait se défaire. Effet manqué car, pour le spectateur ordinaire, cet hébreu n’est pas plus incompréhensible que le français chanté par M. Skovhus. Rappelons aussi que la judéité est presque absente de la tragédie de Racine. La princesse provenait d’une dynastie profondément hellénisée, et portait un nom grec. Elle partageait l’autorité royale avec son frère Agrippa II, mais leur pouvoir se limitait à la Galilée et à des terres non-juives situées plus au nord – Jérusalem et la Judée étant gouvernées en direct par un procurateur romain. Quand les zélotes juifs se sont insurgés contre celui-ci, Bérénice et son frère ont soutenu l’impitoyable répression.

De nos jours, l’opéra est mis en coupe réglée par une petite caste de metteurs en scène. Celui de Bérénice, Claus Guth, Allemand habitué des grands théâtres européens, est loin d’être le pire.  Ces messieurs (le cénacle ne comportant presque pas de dames) se croient originaux, mais font tous la même chose. Depuis une bonne cinquantaine d’années, les personnages antiques ou médiévaux sont vêtus par leurs soins d’habits de notre époque, et ils rampent sur la scène. Nos mentors veulent montrer ainsi que leurs spectacles sont actuels. Mais, bon sang, Racine, Corneille, Shakespeare, Sophocle ne sont pas actuels ! Ils sont inactuels, et c’est leur gloire. Dès lors, les acteurs et les chanteurs doivent se mouvoir dans des vêtements inactuels.

Passons sur la petite provocation consistant à faire fumer une cigarette par la reine bafouée ; nous avons compris depuis longtemps qu’elle n’est pas Bérénice, qu’elle a usurpé son identité. Et au fond, nous approuvons l’empereur de la renvoyer. Applaudissons quelques trouvailles, comme la mise au placard des envoyés du Sénat romain, non prévus par Racine. Voilons-nous la face quand la fausse Bérénice, devenue mégère, balance (il n’y a pas d’autres termes) ses chaussures à la face de Titus.

Un rite semble d’ailleurs s’être institué. À la fin de la plupart des générales, le metteur en scène se fait huer. Aussitôt, il s’éclipse ; d’autres théâtres fameux l’embauchent et lui confient une autre œuvre à défigurer. Dialogue de sourds, dont on ne voit pas l’issue. Les metteurs en scène sont des dieux, et le public ne compte pas ; il doit avaler ce qu’on lui donne.

Des trois personnages principaux de l’autre soir, Antiochus-Ludlow est celui qui s’en tire le plus aisément : avec la complicité du compositeur et du metteur en scène, il vole à l’empereur sa situation de jeune premier. L’intéressé, Titus-Skovhus, commence le spectacle en vampire (longue robe noire, crâne rasé) et le termine en débardeur (la poitrine à demi découverte). Dans ce rôle de vampire-débardeur, il est d’ailleurs excellent, avec sa voix puissante. La pauvre Bérénice-Hannigan, affublée d’une ridicule jupe courte rose, a perdu tout le charme que devait exhaler sa personne ; elle ne le retrouve qu’un peu vers la fin, quand le metteur en scène consent à lui fournir une jupe longue et bleue.

Tout cela baigne dans une musique d’orage, avec toutefois un souci constant des nuances et de la variété des timbres. Grâces en soient rendues au chef Philippe Jordan – autre Suisse, alémanique celui-là. Et dommage que le paroxysme soit atteint trop tôt. Durant la dernière demi-heure de cet ouvrage d’une heure et demie, on s’ennuie.

Bien entendu, et comme dans tous les opéras contemporains, exceptés ceux des minimalistes américains, il n’y a nulle trace de thème ou de mélodie. Il faut donc saluer la performance des chanteurs, qui se sont mis en mémoire ces milliers de notes fuyantes. Une petite voix me dit que des erreurs s’y sont nécessairement glissées ; mais personne, sauf peut-être le compositeur, ne s’en est aperçu.

Les décors se souviennent de la Rome antique. Les éclairages aussi sont beaux. J’ai aimé les projections, qui font surgir des foules de personnages diaphanes. Mais je n’en avais pas perçu la signification, et il a fallu que je lise une critique dans un journal pour que je comprenne qu’il s’agissait du peuple de Rome. Encore une bévue, car ce peuple n’avait nullement participé à l’affaire Bérénice. Tout s’est passé entre Titus et le Sénat.

Le public du palais Garnier a applaudi, assez longuement. Je pense qu’il approuvait, non la mise en scène, mais tout le reste.

Gageons que ce spectacle reviendra. À conseiller aux amateurs d’aventures un peu louches.

Beethoven et la langue française

Par Patrice Cahart

         Beethoven nous semble très germanique. Il n’avait jamais mis les pieds en France (ni d’ailleurs en Italie). Mais ses écrits intimes – journal, correspondance, cahiers de conversation – sont émaillés de termes français, appris on ne sait comment, et de phrases françaises, rédigées à la diable. Par exemple celle-ci, pour son ami Holz qui va se marier : Portez-vous bien, Monsieur terrible amoureux (1825). Le français convient même aux moments pathétiques, comme dans cette lettre à son neveu et fils adoptif Karl, qui lui donne bien du souci : Si vous ne viendrez pas, vous me tuerez sûrement (même année).

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L’Opéra, au centre de notre civilisation ?

Par Patrice Cahart

Timothée Picard, un professeur encore jeune, ancien petit chanteur de l’Opéra de Paris, a déjà dix publications à son actif, sur des thèmes se rapportant à la musique. Cette fois, il nous parle de la Civilisation de l’Opéra : un titre emprunté à Nietzsche, qui était comme on le sait un fervent admirateur de Wagner puis de Bizet.

L’ouvrage témoigne d’une érudition étourdissante, et fourmille de rapprochements ingénieux. De plus, il est joliment illustré. Mais l’auteur prouve-t-il vraiment son titre ? À l’évidence, du temps de Monteverdi à celui de Richard Strauss, l’opéra a joué un rôle social et mental éminent. Il l’a fait de deux manières, successivement : à l’époque de Stendhal encore, et notre auteur le montre bien, les théâtres d’opéras sont des lieux où l’on bavarde, où l’on déguste des sorbets, où l’on se lorgne d’une loge à une autre ; Wagner et ses successeurs les transforment en temples d’une religion.

L’importance des opéras ressort encore mieux si on leur rattache les opéras-comiques – entre autres ceux d’Offenbach, dont l’un, quelque peu oublié, a tout simplement pour sujet Barbe-Bleue (les six premières femmes ne sont pas mortes, simplement endormies, et elles se réveillent en plaisantant).

Il me semble néanmoins que notre culture est dominée jusqu’à une date récente par la littérature, qui bénéficie nécessairement d’un public plus étendu. Aux XVIIe et XVIII e siècles, je le concède, les opéras sont composés d’après des livrets écrits spécialement pour eux. En revanche, au siècle suivant (le domaine d’élection de Th. Picard), nous voyons Verdi dans le sillage de Shakespeare (quand ce n’est pas celui de Dumas fils) ; Bizet dans celui de Mérimée ; Gounod dans celui de Gœthe (et cet exemple montre que le compositeur ne se hisse pas toujours au niveau de l’écrivain). Même Debussy semble quelque peu à la remorque de Maeterlinck, un auteur fort célèbre à son époque (cela dit, le compositeur a infusé dans la pièce  initiale une force, une sensibilité qui lui manquaient, et on ne représente plus ce Pelléas originel).

La véritable exception, c’est Wagner, auteur à la fois d’une musique et des textes qui la portent. Ceux-ci sont rugueux, assez élémentaires. Personne n’imaginerait de les dire au théâtre. Tout est subordonné à la mélodie et à l’harmonie [1].

Th. Picard tombe ici dans un travers trop commun : du fait que le public des opéras de l’époque (voire aussi celui d’aujourd’hui) est essentiellement bourgeois, il infère que ce sont des œuvres bourgeoises. Mais non ! Hormis quelques ouvrages qualifiés de véristes, dont la Louise de Gustave Charpentier, il s’agit d’une musique d’évasion. Le spectateur se laisse emporter, il change d’époque et de pays, il se frotte à des personnages qu’il ne rencontrera jamais dans la rue. A contrario, les grands romans français qui dépeignaient les réalités bourgeoises, ceux de Balzac, de Stendhal, de Flaubert, de Zola, n’ont inspiré aucun opéra marquant. Je note qu’au temps de Lulli et de Rameau aussi, un public moins bourgeois que celui du XIXe siècle aimait tout autant s’évader dans des féeries et dans une Antiquité de convention.

Durant les premières décennies du XXe siècle, la littérature continue d’avoir un certain avantage sur l’opéra. Puccini dépend de Loti ou de Sardou, Alban Berg s’inspire de Georg Büchner ou du dramaturge expressionniste Wedekind, Poulenc emprunte ses Carmélites à Bernanos, qui les avait lui-même soutirées à Gertrud von Le Fort. Il faut attendre les compositeurs minimalistes américains (Philip Glass avec Einstein on the Beach, John Adams avec Nixon in China) pour obtenir des opéras non littéraires. Mais à cette époque, l’opéra en général, malgré le zèle de ses aficionados, a perdu une bonne part de son audience (la littérature, encore davantage).  

Le meilleur de l’ouvrage de Th. Picard, c’est son analyse épique du Fantôme de l’Opéra et de sa postérité. Ce roman-feuilleton de Gaston Leroux, le père du détective Rouletabille, paru dans le Gaulois en 1909, constitue un hommage presque unique de la littérature (populaire) à l’opéra. Un monstre, Erik, s’est réfugié dans les entrailles du palais Garnier et, pour se venger de sa laideur, terrorise les spectateurs. Comme notre auteur le rappelle, le thème de la laideur tragique se situe dans toute une tradition (le Frankenstein [2] de Mary Shelley, le Quasimodo et L’Homme qui rit de Victor Hugo…). Le coup de génie de Gaston Leroux a été de transporter cela dans un temple de la musique.

La première pierre de l’Opéra Garnier est posée en 1862. Les travaux  traînent en longueur, à cause d’un bras caché de la Seine dont le nom de  Grange-Batelière conserve le souvenir. La Troisième République se montre peu pressée d’achever l’ouvrage entrepris par un empereur déchu. Il faut  l’incendie meurtrier, en 1873, du précédent Opéra, sis rue Le Peletier,  pour qu’on se décide à en finir. L’inauguration, présidée par Mac-Mahon, a lieu en 1875. Le nouvel édifice est alors, pour longtemps, le plus grand théâtre du monde. Ces malheurs et ce gigantisme suffisent à expliquer le choix de Gaston Leroux.

La postérité littéraire de son Fantôme est médiocre, sauf le Phantom de Susan Quay (1990). Sa postérité sur écrans est en revanche fort riche, aux États-Unis et aussi en Chine : le film de Julian et Sedgwick (1925) aura marqué l’un des points d’orgue du cinéma muet. Cette passion pour l’ouvrage à la fois romantique et chthonien de Gaston Leroux se prolonge jusqu’à nos jours.

Pourquoi, s’étonne Th. Picard, ce roman-feuilleton, qui semblait prédestiné à devenir un livret d’opéra, n’a rien d’engendré de tel ? On aurait obtenu un fantastique jeu de miroirs : l’opéra qui regarde le roman qui regarde l’opéra…Mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Compositeurs, à vos marques !

 

Le livre : Timothée Picard, La Civilisation de l’Opéra, Fayard, 2016, 734 pages.

[1] Th. Picard nous présente ici une satire injuste mais amusante de Wagner et de Bayreuth par Colette et Willy dans Claudine s’en va.
[2] Je signale toutefois que Frankenstein est le nom du médecin imprudent, et plutôt aimable, qui devient une victime de sa créature. Celle-ci reste anonyme.  

Samson vu du Paradis

Samson et Dalila, opéra de Camille Saint-Saëns)

Par Jacqueline Dauxois
Jacqueline Dauxois est romancière et essayiste (auteure, notamment, d’une biographie croisée de Charlotte Corday et de Marat). Elle est aussi devenue une spécialiste de l’opéra, en suivant, depuis plusieurs années, la carrière du ténor français Roberto Alagna. Contrairement à la plupart des autres critiques, elle va dans les coulisses et assiste aux répétitions. Cette fois, elle se trouvait au paradis, aussi appelé poulailler.

Pour Roberto Alagna, 2018 est l’année Samson. Il ne l’avait jamais chanté et le donne trois fois en cinq mois. À l’Opéra de Vienne, en mai ; en juin à Paris, version concert, au Théâtre des Champs-Élysées ; à la rentrée de septembre, au Metropolitan Opera de New-York.
Pour l’entendre à Vienne, le jour de la première, il est impossible de se procurer une place, sauf à l’avoir achetée plusieurs mois à l’avance. Mais pour chaque représentation, à l’orchestre et au balcon, le Staatsoper met en vente des places debout. Moyennant quatre euros, on est au paradis le 12 mai, le soir de la première.

Premier acte

Sur scène, les Hébreux se lamentent alors que les regards cherchent Samson, caché au fond, sous une couverture. Dès qu’il se lève, on ne le quitte plus. Il lance ses premiers mots : « Arrêtez, ô mes frères ». Une attention passionnée grandit pendant le chant d’espérance qui soulève le peuple. Samson délivre Gaza du roi philistin Abimelech.

Sa victoire, traditionnellement célébrée devant le temple du dieu philistin Dagon, est d’habitude le prétexte à des danses orientales pendant lesquelles les prêtresses brandissent des arceaux fleuris. Ici, pas de temple, pas de carton-pâte. Le décor reste vide et sombre. Samson allume des bougies sur des galets. Ces nouveautés n’offusquent pas les spectateurs du paradis, car elles sonnent juste. Les prêtresses de l’idole, toutes des Philistines, comme Dalila, proclament leur amour pour le vainqueur alors qu’elles sont des vaincues. Vaincues par lui, Samson, qui revient de la bataille couvert de sang philistin, celui de leurs pères, de leurs frères, de leurs amants, dont il se lave en public. Il ignore ce que le public ignore aussi à ce moment : sa victoire a changé en haine implacable la passion amoureuse que lui voue Dalila.

Deuxième acte

Tout est noir. Sur un praticable très élevé, Dalila, dans une longue robe bleue, est seule dans une embrasure de porte, apparition irréelle dans l’obscurité, suspendue entre terre et ciel. Le grand-prêtre philistin entre, image inversée de l’Éden ; il lui tend la pomme de la tentation et offre ses trésors, si elle lui vend Samson. Elle l’écrase de mépris et refuse son or. C’est par vengeance qu’elle livrera son amant, qui veut la quitter pour servir son peuple et son Dieu.

Le praticable tourne sur-lui-même. Apparaît un salon bleu qui semble flotter comme un vaisseau spatial dans un espace infini. Ce décor d’aujourd’hui qui se souvient du dix-huitième siècle (moulures ripolinées, conventions balayées et on installe la baignoire au salon) est le cadre de l’un des plus beaux duos/duels de la musique française. Il est meublé de deux fauteuils Louis XV et d’une baignoire où Dalila vient boire, comme si elle s’abreuvait de l’eau de Vie qui coule de l’Ancien au Nouveau Testament.

Aucun Samson ne résisterait à la perversité de Dalila, à la poésie d’un texte si intimement liée à la beauté de la musique. Envoûté par l’un des plus émouvants chants d’amour qui se puissent entendre, « mon cœur s’ouvre à ta voix », torturé, passant à la détresse, à la colère et à l’horreur, Samson est bouleversant.

Il voudrait rompre. Mais le piège est trop délectable, il reste, elle l’ensorcelle et lui fait descendre un à un les degrés de l’enfer. Lorsqu’il pressent qu’elle le trahit, Samson lance un fauteuil à travers la pièce. On s’étonne, lui aussi. À genoux, il cogne la surface, soulève des gerbes à pleins bras, inonde Dalila qui l’inonde à son tour. L’orage, qui va se déclencher là-haut, prend son origine sur la terre entre un homme et une femme qui vont s’affronter jusqu’à la mort à travers leurs peuples et leurs dieux.

Épouvanté par ce qu’il fait en livrant à Dalila le secret de son alliance avec Dieu, désespéré quand elle appelle les soldats, Samson pousse le cri qui achève l’acte II dans l’aigu du mot : « Trahison ! » Une pluie diluvienne se déverse des cintres. Le rideau se ferme.

Troisième acte

On n’a rien vu à l’opéra, on ne sait rien du génie du ténor Roberto Alagna, si on n’a pas vu son Samson.

Le rideau s’ouvre. Il est là, seul dans l’obscurité, titubant, infirme aux yeux crevés, les joues en sang, dans un débardeur loqueteux, le pantalon tenu par des ficelles. Le paradis suffoque. Un clochard ?

Sa voix s’élève : « Vois ma misère, hélas ! vois ma détresse… ». On n’a jamais vu ni entendu pareil miserere. Les regards rivés sur lui ne vont plus le quitter. Loin de détourner l’attention de cet aveugle pathétique, traité comme une bête jusqu’à lui faire laper de l’eau par terre, la bacchanale forme un décor pour lui.

Traditionnellement, Samson fait écrouler le temple en écartant les bras en croix, comme par une annonce du Christ. Il n’y a pas de temple ici. Samson, ayant marché vers un double mystérieux de lui-même, sa conscience, son remords peut-être, détruit par sa seule prière l’idole et ses adorateurs.
Qu’on l’aime ou la rejette, la mise en scène d’Alexandra Liedtke n’est pas de celles qui s’oublient. Samson est le lion de cette œuvre. L’alliance de son timbre éclatant et du choc des images créent une beauté qui bouscule.

Les saluts

Les artistes saluent. Une formidable ovation debout célèbre Roberto Alagna. Elīna Garanča et Marco Armiliato en ont leur part. Mais les hou, qui ont fusé quand Alexandra Liedtke est venue rejoindre les interprètes et le chef sur la scène, ont stupéfié les enfants du paradis. Ils ne comprenaient pas comment on pouvait rejeter quoi que ce soit du spectacle. Ils l’avaient tant aimé ! Ils avaient vingt ans, c’était leur premier opéra.